Des kolkhozes aux lopins familiaux

La question agraire ponctue l'histoire de la Russie: servage sous l'Empire tsariste, collectivisation forcée du régime soviétique, crise agricole dans la Russie de l'économie de marché.


Se pencher sur le monde rural et le secteur agricole permet à bien des égards de mieux saisir les traits plus généraux qui marquent la société et l'économie russe. Qu'en est-il aujourd'hui de l'agriculture dans l'ancien pays de "l'union des prolétaires et les paysans"?[1]

Des conditions naturelles peu favorables…

La fragilité de l'agriculture russe a été une nouvelle fois mise à jour depuis la libéralisation et la fin de la gestion administrative du début des années quatre-vingt dix: chute de la production, importations massives de produits agricoles, sécheresses et autres déboires climatiques en témoignent. Ces dernières années ont ainsi souligné que si la Russie dispose de potentialités importantes, leur exploitation demeure difficile.

La superficie des terres exploitables est le premier argument mis en avant par les tenants du potentiel agricole russe. En effet, avec près de 221 millions d'hectares, la Russie dispose d'abondantes ressources en terres. A titre de comparaison, les dix PECO[2]candidats à l'adhésion à l'UE ont une superficie de 60,2 millions d'ha, l'UE une superficie de 135 millions d'ha. Cependant, la faible fertilité des sols nécessite de forts investissements matériels et technologiques ainsi que des dépenses énergétiques élevées. Connue pour ses terres noires des régions méridionales, la Russie doit avant tout compter sur des terres (70%) situées sous un climat hostile qui n'offre qu'une période végétative limitée. Les deux dernières crises agricoles de 1998 et 1999 ont ainsi pour principale cause de mauvaises conditions climatiques.

Ces potentialités limitées ont de plus été amoindries par les incohérences de la politique agricole soviétique: les dégâts environnementaux ont rendu 31 millions de terres inexploitables. L'érosion des sols a en outre été accrue par des pratiques culturales et des méthodes de pâturage qui ignorent l'impératif de conservation des sols.

...qui ont contribué au déclin de l'agriculture depuis dix ans.

A l'instar du PIB, la production agricole a fortement chuté depuis 1991. Et si aujourd'hui les magasins ne sont pas vides, c'est grâce aux importations - la Russie est importatrice agricole nette - et aux lopins familiaux qui assurent l'autosuffisance de nombreux foyers. Durant l'ensemble de la décennie, la production agricole a accusé une chute de 3 à 5% par an et a atteint en 1998 le niveau de la fin des années cinquante. Entre 1990 et 1997, la production bovine a chuté de 57 à 31 millions de tonnes, la production porcine de 38 à 17 millions, tandis que la production caprine a chuté de 58 à 189 millions. Illustration de ce déclin de la production: en 2000, 90% des saucisses et saucissons vendus sur le marché russe ont été produits à partir de viande importée. Malgré les importations, on observe depuis dix ans une forte chute de la consommation: entre 1990 et 1996, la consommation de viande par habitant a baissé de 31%, celle de produits laitiers de 38%. Seuls les produits de base (pommes de terre et céréales) ont vu leur consommation augmenter.

Entre héritage soviétique et réformes libérales

La désorganisation du secteur agro-alimentaire et la crise de production que connaît la Russie est tout à la fois le résultat du lourd héritage soviétique et celui de l'échec - provisoire? - des réformes libérales. Sur fond de résistances de la population rurale ("la ceinture rouge"<[3]) et des forces politiques (aspect symbolique de la question agraire), la restructuration du secteur agricole peine à se concrétiser.

L'URSS a légué à la Russie de l'économie de marché des fermes collectives, les kolkhozes et sovkhozes, souffrant d'une pénurie en équipements matériels. Bien qu'entreprise modestement dès la perestroïka, la privatisation des terres n'a pas abouti à une réelle redistribution et n'a pas eu pour corollaire l'apparition de fermes individuelles privées. Le programme russe de privatisation entendait effectuer un transfert des terres des kolkhozes et sovkhozes vers ceux qui vivaient et travaillaient dans ces exploitations. Le libre-échange de la terre a également été envisagé. Mais la réorganisation n'est pas allée plus loin que le stade du réenregistrement des anciennes exploitations dans un nouveau cadre juridique. La plupart des terres appartiennent désormais à des collectifs dans le cadre d'un régime de propriété partagée. Seuls 10% des kolkhozes et sovkhozes ont subi une restructuration profonde qui s'est traduite par leur éclatement et la division des terres entre un nombre restreint de propriétaires. Le maintien des formes d'exploitation collectives, de surcroît non-orientées vers le marché, s'est accompagné de politiques contradictoires entre le niveau fédéral et le niveau régional. Si la vente de la terre aux investisseurs étrangers demeure interdite au niveau fédéral, certains sujets de la Fédération (Tatarstan, Saratov) l'ont d'ores et déjà autorisée.

Le second héritage soviétique réside dans le manque de matériel. Bien que le métier de "tractoriste" fut une spécificité de l'URSS et que, sur le modèle du complexe militaro-industriel, il était question en URSS du complexe agro-industriel, l'agriculture soviétique n'en demeurait pas moins sous-mécanisée. A la fin des années quatre-vingt, l'URSS ne détenait qu'un tiers du parc de tracteurs des Etats-Unis. Aujourd'hui, le parc a diminué de moitié et plus de 80% des engins ont plus de dix ans. Comble de la situation: afin de pouvoir utiliser le parc existant comme pièce de rechange, les entreprises qui produisent les engins agricoles ne modernisent pas leurs modèles…On peut ainsi parler aujourd'hui d'une "désindustrialisation du complexe agro-industriel". De 100 à 150 milliards de dollars seraient nécessaires pour rénover le parc. Même situation pour les semences et les engrais: l'agriculture russe n'utilise aujourd'hui que 10% des engrais qu'elle utilisait en 1990. Der Spiegel résumait ce constat en titrant au sujet de l'Ukraine : "Les femmes devant la charrue?"[4].

Le secteur agro-alimentaire doit en outre s'adapter à un nouvel environnement économique, celui du marché. Si les exploitations agricoles n'ont été que formellement transformées en entités privées, les industries de transformations ont largement été privatisées et des groupements de commercialisation ont vu le jour. Cette privatisation s'est traduite par une hausse des coûts de transformation qui a incité les exploitations à se tourner vers des solutions alternatives: seuls 28% de la viande et 35% du lait sont transformés dans de bonnes conditions sanitaires. Autre conséquence: le faible prix que perçoivent les producteurs. Les acheteurs s'entendent en effet pour faire baisser les prix. Le poids des acheteurs qui peuvent imposer leur prix contribue également à dissuader les agents privés à s'installer individuellement.

Mesures protectionnistes et lopins familiaux

Cette désorganisation de la filière agro-alimentaire a incité certaines régions à adopter une politique restrictive et protectionniste pour assurer l'approvisionnement de leur population. Ces politiques consistent aujourd'hui essentiellement à limiter l'exportation des produits alimentaires hors de la région. C'est ainsi que l'oblast' de Saratov, a été suivi par la région de Stravropol, de Krasnodar et de Samara. Quand ce ne sont pas des textes qui interdisent l'exportation, les difficultés administratives font office de barrières: à Volgograd, pas moins de quatorze autorisations sont nécessaires pour exporter des céréales. Ces tendances régionalistes ont favorisé la hausse des prix et ont renforcé ceux qui exigent une renationalisation du secteur agricole.

Quant à l'Etat fédéral, son soutien aux agriculteurs est bien faible; les aides à l'agriculture représentaient 19% du budget fédéral en 1991, elles ne représentent plus que 3% en 1997.

La seule lueur d'espoir, dans ce tableau noir, reste celle des lopins familiaux (cf. article sur le phénomène des datchas). Cette création soviétique a connu un développement impressionnant en dix ans. On est en droit de penser que si la Russie n'a pas connu de catastrophe humanitaire durant la dernière décennie, c'est principalement grâce à ces lopins. Depuis 1990, leur superficie a doublé. La production de ces 10 millions d'hectares fournit à elle seule près de 50% de la production globale. Ce fort taux de productivité s'explique par la spécialisation dans des produits à forte valeur: fruits et légumes. En 1998, 80% des pommes de terre, 55% de la viande, 47% du lait et 30% des œufs étaient produits sur les lopins. Mais paradoxalement, si ces derniers ont permis d'assurer l'autosuffisance des foyers, ils ont contribué à accroître les difficultés des grandes exploitations: leurs membres préférant exploiter leur lopin plutôt que de travailler sur les terres exploitées collectivement.

Si la crise économique que connaît le secteur agricole en Russie est inquiétante, la crise sociale qui l'accompagne dans les campagnes est peut être plus préoccupante encore. Car il semble aujourd'hui que la Russie puisse (sur)vivre même en l'absence de politique agricole cohérente: l'ouverture des frontières et la libéralisation du marché a mis un terme à la pénurie emblématique de la période soviétique. Le danger ne vient donc pas de ce côté-là. Il vient bien plus de ces campagnes abandonnées qui sont "prises en étau" car "en fait, la débâcle de l'agriculture russe est liée d'abord à la désorganisation et à la crise humaine des régions rurales. Les villages ne sont pas seulement au bout du chemin, ils sont par excellence le point de friction entre l'ancien et le nouveau système. Et les villageois sont écrasés entre les deux"[5].

 

 

Par Ludmila BYLODUCHNO

 

[1] Cet article s'appuie sur deux articles dressant le bilan de la situation dans l'agriculture russe:Manfred FÜLLSACK, "Vom Staatsbetrieb zur Gartenwirtschaft. Zur Lage der postsowjetischen Landwirtschaft in Russland" [Des exploitations d'Etat aux lopins. Bilan de l'agriculture post-soviétique en Russie] In Osteuropa-Wirtschaft, März 2000, p.82-97; Centre de l'OCDE pour la coopération avec les non-membres, Examen des politiques agricoles de la Fédération de Russie, OCDE, 1998.
[2] Lettonie, Lituanie, Estonie, Pologne, République tchèque, Slovaquie, Slovénie, Bulgarie, Roumanie, Hongrie.
[3] L'expression désigne les régions agricoles situées autour de Moscou dans lesquelles la population reste attachée au système soviétique et qui demeure un bastion électoral du parti communiste russe.
[4] Andrezej RYBAK, "Frauen vor den Pflug?" In Der Spiegel, 45/1998.
[5] Nina BACHKATOV, "Une campagne prise en étau. La transition russe vue de mon village", In Le Monde diplomatique, Sept. 1999. Au sujet de la situation rurale voir aussi "Poverty in Eastern Europe. The land that time forgot" In The Economist, Sept. 2000. Le film "Dans ce pays-là" retrace très justement la friction entre ancien et nouveau système dans un village du nord de la Russie.