La recomposition des frontières européennes est un phénomène qui revêt de multiples facettes. Procédant par tâtonnements et par à-coup, ce processus, qui s’est accéléré depuis vingt ans, ne semble pas près de s’achever. Ses implications peuvent être mesurées plus fidèlement en changeant de point de vue sur la frontière: vue de l’Est et du terrain, que nous enseigne-t-elle sur l’évolution de l’Europe ?
En 2009, les vingt ans de la chute du mur de Berlin ont donné lieu à des célébrations en Allemagne comme dans les autres États membres de l’Union européenne (UE), élargie quelques années plus tôt à dix pays d’Europe centrale et orientale (PECO). L’anniversaire de ce que l’on appela le «retour en Europe» de ces pays issus de l’ancien bloc de l’Est a suscité un engouement certain pour l’étude des frontières, dont on célébrait alors la disparition au sein de l’espace Schengen, lui aussi élargi en décembre 2007. L’histoire de la formation des frontières des PECO et l’accélération de leur métamorphose au cours des deux dernières décennies ont fait l’objet de nombreuses publications et reportages à cette occasion.
En 2011, rares ont été en revanche, à l’est de l’ancien Rideau de fer notamment, les manifestations à la mémoire de l’Union soviétique, disparue vingt ans plus tôt. Les événements de 1989 et 1991 sont pourtant liés car ils constituent un moment-charnière dans la transition vers une Europe post-bipolaire et soi-disant «libérée» de ses anciennes barrières. Ils n’ont toutefois pas la même résonance selon le côté de la barrière –car il en subsiste visiblement une– où l'on se trouve. C’est tout l’enjeu d'un retour sur les évolutions des frontières européennes du point de vue de l’est du continent, à l’instar de l’approche adoptée par une majorité des contributeurs de ce dossier. Le bilan est alors bien plus mitigé, démontrant s’il le fallait combien les frontières, par essence ambivalentes, sont aussi sources d’asymétries dans l’interprétation du passé, l’appréhension du présent et la vision de l’avenir, pour communs que soient les espaces qu’elles traversent.
Fronts et frontières
«Grand drame du 20ème siècle» selon Vladimir Poutine, la chute de l’URSS est perçue comme telle par beaucoup d’Européens de l’Est précisément parce qu’elle a entraîné l’apparition de nouvelles lignes séparatrices: 56% de frontières internationales nouvelles pour la seule enveloppe russe[1]. Souvent jugées artificielles, en lieu et place d’anciennes frontières administratives qui ne constituaient jusque-là que des limites aisément franchissables. Plusieurs de ces «jeunes» frontières post-soviétiques ont été l’enjeu et le terrain de guerres au début des années 1990, dans le Caucase surtout, avant de devenir des lignes de cessez-le-feu où l’on prétend le conflit «gelé» -au Haut-Karabakh et en Transnistrie par exemple.
La guerre russo-géorgienne d’août 2008 pour le contrôle de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie a pourtant montré que les frontières n’étaient pas aussi imprescriptibles que ne le prétend le droit international, et que de nouvelles frontières de facto pouvaient encore voir le jour. Après tout, l’indépendance du Kosovo, reconnue par 22 des 27 membres de l’UE au mépris des principes consacrés en 1993 par la Commission Badinter[2], constituait un précédent que la Russie ne s’est pas privée d’invoquer pour justifier son ambition de redessiner les frontières de son propre voisinage direct. Sur le versant russe de la chaîne du Caucase, c’est pourtant elle qui fait face à la diffusion d’une situation insurrectionnelle nourrie par des revendications en faveur d’un redécoupage des frontières et qui agite tout le Caucase du Nord.
Enveloppe qui sert à contenir la souveraineté qu’exerce l’État sur un territoire et une population, la frontière est aussi un site privilégié pour la contestation de cette souveraineté. C’est son franchissement par des chars ou des avions de guerre qui marque officiellement le début d’une agression armée. C’est sa remise en cause -par des discours indépendantistes ou grâce à la diffusion de représentations cartographiques délimitant, ne fut-ce que virtuellement, des allégeances alternatives- qui matérialise l’existence de revendications territoriales ou nationales.
En français le mot «frontière» tire son origine étymologique de la ligne de front. Synonyme de sécurité pour l’État-nation qui se construit derrière ce bouclier, la frontière fait aussi office de carapace protégeant des invasions extérieures. Dans d’autres langues latines les termes signifiant «frontière» traduisent aussi tantôt une idée de limite ou de bordure (le limes romain, «border» en anglais), tantôt celle d’une finitude (finis, qui a donné le terme «confins»), notions que sous-entendent aussi les termes «granitsa» et «Grenze» dans les langues slaves et germaniques respectivement. Partout ces termes évoquent l’idée d’une coupure et d’une clôture. Ligne de fracture entre deux mondes, la frontière est toujours créatrice d’ambivalence.
Ambivalence et ambiguïté
La frontière est une démarcation politique entre soi et un «Autre» avec lequel on partage pourtant souvent une histoire voire une langue communes, un patrimoine culturel, des ressources naturelles –en somme, un espace commun, mais divisé. Le syndrome du moignon est une séquelle fréquente de la fracture consécutive à l’imposition ou au déplacement d’une frontière –modifications de tracé frontalier qui ont d’ailleurs frappé, plus que tous autres en Europe, la plupart des PECO à l’issue des deux Guerres mondiales.
Pour le pays qui a cédé des territoires à ses marges, l’outre-frontière est comme ce membre fantôme, source de douleurs et de rancœurs. Certaines nations réagissent à cette perte comme un animal blessé, leurs souffrances pouvant se muer en agressivité, voire en désir de vengeance, à l’instar des pulsions irrédentistes que nourrissent ceux qui veulent repousser les frontières héritées de Yalta pour reconstituer la «Grande» Hongrie, la «Grande» Roumanie ou la «Grande» Albanie dont ils rêvent. D’autres en revanche «subliment» cette perte en empruntant le chemin de la réconciliation et de la coopération transfrontalière, qui sont autant de conditions pour un retour à des relations de bon voisinage[3]. Ainsi l’établissement d’Eurorégions par les PECO a-t-il souvent été motivé sinon par le désir subconscient de reconquérir les territoires absorbés par leurs voisins orientaux, du moins par un sentiment de responsabilité à l’égard des minorités nationales restées de l’autre côté de la frontière déplacée.
Qui dit ambivalence dit parfois aussi ambiguïté. C’est précisément ce que les voisins orientaux de l’UE reprochent à la Politique Européenne de Voisinage (PEV) lancée par Bruxelles en 2004. Sous couvert de créer un «cercle d’amis» avec des pays réputés partager les valeurs de l’UE et dont celle-ci proclame le droit à bénéficier de la prospérité et de la stabilité que produit l’intégration européenne, la PEV viserait en réalité à consolider la sécurité de l’UE elle-même, face à des menaces extérieures réelles ou perçues –le terrorisme, la contagion islamiste, l’immigration clandestine– et ce grâce au renforcement de frontières d’exclusion. Ainsi l’essentiel des fonds de l’Instrument de la PEV disponibles pour la coopération transfrontalière (connus sous leur acronyme anglais ENPI CBC) en 2007-2013 a-t-il servi à moderniser et sécuriser les infrastructures des postes-frontières, un dispositif qui complémente une politique anti-migratoire dénoncée par beaucoup au nom des valeurs européennes justement.
La «Forteresse Europe», cloisonnée derrière ses nouvelles «frontières intelligentes» à la technologie toujours plus sophistiquée, contrôle les flux de personnes candidates à un visa bien en amont des frontières, grâce au maillage du Système d’Information Schengen. Étudier les frontières orientales de l’UE c’est donc aussi interroger les stratégies usant de ce «Rideau Schengen» de manière tactique, à l’appui de politiques d’exclusion ou de domination plus vastes.
La «défrontiérisation» –un néologisme traduisant imparfaitement la notion anglaise de debordering, synonyme de dépassement ou d’effacement des frontières– à l’intérieur de l’espace européen a donc pour corollaire une «refrontiérisation» (rebordering) de ses périphéries. Aux marches orientales de l’UE élargie, depuis une décennie la recomposition des frontières équivaut en effet surtout à l’érection de barrières nouvelles, là où le tournant de 1989-1991 avait pourtant entraîné, pour les ressortissants de Russie, du Bélarus, d’Ukraine et de Moldavie, une quasi-disparition des obstacles à leur libre entrée sur le territoire des pays voisins (Finlande, Pologne, Roumanie, etc.). On comprend mieux pourquoi ces ressortissants qui peinent souvent à obtenir un visa Schengen sont nostalgiques de l’époque où Mikhaïl Gorbatchev faisait rêver d’une «Maison Commune Européenne», où l’on célébrait la «fin des frontières et envisageait une Europe des cercles concentriques qui engloberait sans conditions les voisins de l’UE, à la vitesse et sur les thématiques qu’ils voudraient. Leur (res)sentiment au constat que l’élargissement de l’UE va à l’encontre de leurs intérêts apparaît en filigrane dans plusieurs articles de ce dossier.
La zone-frontière: un espace de contact malgré tout
Ligne de coupure, la frontière demeure cependant aussi un espace de couture. Parce qu’elle est le principal lieu de rencontre avec «l’Autre», elle garde le potentiel d’unir plutôt que de diviser. Ce faisant, elle devient plus floue et perméable. L’augmentation des mariages mixtes, des naissances d’enfants binationaux et du nombre de titulaires de deux passeports dans certaines régions frontalières en témoignent. Les opportunités ne disparaissent pas aux frontières: pour beaucoup, dans les conditions de marginalité et d’isolement qu’impose souvent la distance avec un pôle de croissance économique à l’intérieur même du pays, elles commencent en réalité au-delà de la frontière. Par leurs stratégies individuelles d’exploitation des «effets-frontières» positifs, les résidents des confins recréent un espace social «déterritorialisé» pour l’action. Cela aboutit au quotidien à faire abstraction de la frontière et de ses multiples symboles –drapeaux, uniformes, chiens de garde et autres rituels codifiés destinés à effrayer le candidat à la transgression- la frontière devenant un multiplicateur de richesses plutôt qu’un obstacle aux échanges.
L’exploitation des écarts de prix par exemple reste un motif premier de la circulation à travers les frontières orientales de l’UE: qu’il s’agisse de petit commerce transfrontalier (dit «de fourmis»), de «shop-tourisme» ou de trafic de biens de contrebande en tous genres, les tchelnoki (terme russe signifiant «porteurs de valises») sont légion dans les confins orientaux de l’UE. La contrepartie du gonflement de ces flux est l’engorgement de certains postes-frontières, comme en témoignent à certaines périodes de l’année les files d’attente de véhicules qui peuvent s’allonger sur plusieurs kilomètres de part et d’autre d’un poste-frontière[4]. Si les pendulaires qui traversent des frontières intra-communautaires ont oublié depuis longtemps ce spectacle, il reste familier pour quiconque franchit par la route les frontières extérieures de l’UE.
Double-périphérie, la zone-frontière est un espace que les autorités locales aussi cherchent à aménager par leurs initiatives en matière de coopération transfrontalière, ouvrant des brèches pour mieux faire face ensemble au défi commun du désenclavement. Ainsi les communautés transfrontalières de travail, mais aussi la coopération interurbaine et interuniversitaire, se sont-elles développées à travers de multiples segments de la frontière extérieure de l’UE, sur la base de jumelages issus en général d’amitiés et d’initiatives locales.
Ce faisant, les acteurs politiques et économiques locaux renégocient le rôle premier, séparateur, de la frontière. Ils font d’elle un espace d’innovation où tester les limites de l’engagement des gouvernements centraux à coopérer dans un esprit de «confiance mutuelle» et de «bon voisinage», pour paraphraser les expressions consacrées par les traités frontaliers éponymes que signèrent les PECO dans les années 1990. Ces innovations transfrontalières, la restructuration des espaces et des interactions sociales qui en découlent, mais aussi la modification des paysages qu’elles entraînent –avec la mise en tourisme des espaces naturels par exemple- montrent bien une chose: indépendamment des politiques des États –seuls maîtres en dernier ressort des frontières, dont ils peuvent à tout moment, arbitrairement et unilatéralement décider la fermeture– les frontières orientales de l’UE demeurent et resteront sujettes à des recompositions. Ce qui n’empêche pas de faire un bilan de celles qui ont déjà eu cours. Bonne lecture !
Notes :
[1] D’après Michel Foucher, L’obsession des frontières, Paris, Perrin, 2007, p.140.
[2] La Commission pour l’arbitrage de la Conférence européenne pour la paix en Yougoslavie (dite Commission Badinter) établie par l’UE en 1991 estima en effet dans l’un de ses avis que «quelles que soient les circonstances, le droit à l’autodétermination ne peut entraîner une modification des frontières existant au moment des indépendances (uti possidetis juris) sauf en cas d’accord contraire de la part des États concernés». Ce principe fut consacré en 1995 par les accords de Dayton. Voir sur ce point Laurent Lombard «L’Uti possidetis juris et la mémoire des frontières en droit international», dans CIES, Approche pluridisciplinaire du thème "Mémoire", 2005, http://sites.univ-provence.fr/cies/memoire/VI_UtiPossidetisJuris.pdf.
[3] Sur l’emploi de ce prisme freudien, emprunté au politologue Sergei Medvedev pour expliquer l’origine des initiatives finlandaises de coopération transfrontalière avec la Carélie russe, voir Anaïs Marin «Du bon voisinage en relations internationales. La frontière finno-russe, laboratoire et modèle de coopération en Europe», Revue d’Études Comparatives Est-Ouest, vol. 1, 2007, pp. 121-148 (disponible via le portail Persée).
[4] Une grande étude conduite à l’été 2007 a recensé et comparé les difficultés rencontrées par les particuliers à 18 points de passage aux frontières extérieures terrestres de l’UE, dans le but de produire des recommandations pour fluidifier et rendre plus «humain» le franchissement de ces frontières. Voir Stefan Batory Foundation (ed.), Gateways to Europe. Checkpoints on the EU External Land Border. Monitoring Report, Varsovie, April 2008, http://pdc.ceu.hu/archive/00004262/.
Vignette : file d’attente à l’approche du poste-frontière de Kamenny Log-Medininkai (Bélarus-Lituanie) © Pere Alzina i Bilbeny, printemps 2012.
* Anaïs MARIN est chercheure au Finnish Institute of International Affairs (Helsinki) et rédactrice RSE.
Consultez les articles du dossier :
- Dossier #62 : « Frontières recomposées à l’Est »
La fin de la Guerre froide et l’élargissement de l’Union européenne ont bouleversé les frontières du continent européen. Processus difficile, conflictuel et inachevé, la recomposition des périphéries orientales de l’UE…