Le Sud-Est de l’Europe, nouveau(x) limes de l’empire européen?

La Bulgarie, la Roumanie et la Grèce sont les trois pays qui, au Sud-Est de l’Europe, ont la charge du contrôle des frontières de l’Union européenne (UE). Ils incarnent à ce titre les limes de l’empire européen. En effet, face à la difficulté de sécuriser cette frontière extérieure, ils se retrouvent eux-mêmes mis à l’écart de l’Europe intra muros.


Sur le train Bucarest-Sofia (Antonio Vargiu, 5 mars 2008)La puissance de l’UE est comparable à celle d’un empire libéral promouvant la démocratisation au travers de l’acquis communautaire, notamment dans les États est-européens[1]. Sa puissance normative s’exprime par-delà ses frontières qu’elle déplace toujours plus vers l’est. Or comment fixer les limites géographiques de l’UE, de façon à lui permettre d'étendre de manière optimale son influence, tout en garantissant la sécurité de ses citoyens ? Le statut de puissance normative sera insuffisant pour permettre à l'UE, à terme, de satisfaire à sa destinée politique. Se profile alors la perspective d'un empire d’inspiration romaine. Certes, l'UE ne saurait être comparée sans réserve à l'empire romain. Par exemple, son processus d’élargissement ne se fonde pas sur des conquêtes. Mais l'empire romain, qui reposait sur un ordre politique interne relativement uniforme, a jadis garanti à ses citoyens une sécurité remarquable, assurée par le limes, c'est-à-dire des fortifications servant, entre autres, à protéger le monde latin des invasions barbares. En sécurisant technologiquement ses frontières extérieures, l’UE recrée aujourd’hui, à dessein ou non, un limes protégeant le cœur de l’UE des risques exogènes de nature migratoire, mais aussi un espace marginalisé, comparable à un limes intérieur. La frontière sud-orientale de l’UE apparaît à ce propos comme l’un des limes de l’UE les plus stratégiques.

Une frontière perméable

La frontière terrestre gréco-turque, longue de plus de 206 km, est désormais, selon l’agence FRONTEX, une porte d’entrée importante pour les migrants illégaux en Europe[2].Elle donne accès à l’espace Schengen, dont la Grèce fait partie. Rien de comparable avec les 174 km de frontières turco-bulgares, point de passage secondaire pour les clandestins, ni avec les 2070 km de frontières extérieures que partage la Roumanie avec l’Ukraine, la Moldavie et la Serbie. Les flux migratoires illégaux y sont aujourd’hui moindres, même si demain, leur importance est vouée à grandir, à mesure que s’y rattacheront les flux migratoires originaires d’Asie centrale, du Moyen-Orient et d’Afrique. C’est en tout cas ce que craignent les autorités bruxelloises, qui s’efforcent en conséquence de sécuriser les frontières extérieures bulgares et roumaines. Car pour nombre de migrants illégaux, l’objectif demeure de pénétrer l’espace Schengen.

. La sécurisation des frontières bulgares et roumaines

La Bulgarie et la Roumanie sont entrées au début des années 2000 dans une nouvelle phase consistant à préparer leur adhésion à l’UE. Elles ont notamment dû réorganiser la gestion de leurs frontières en général et de leur système de contrôle en particulier, afin d’appliquer l’acquis communautaire. La Roumanie a par exemple dû rétablir en 2001 l’obligation pour les citoyens moldaves souhaitant se rendre dans le pays de présenter un passeport et un visa en bonne et due forme, alors que depuis 1991, elle ne leur demandait qu’une carte d’identité. Ces mesures nationales ont reçu le soutien de l’UE, comme en témoigne l’opération Gordius menée par l’agence européenne FRONTEX[3] en 2007, qui visait l’arrestation d’immigrants illégaux moldaves à la frontière roumaine. Pour les autorités roumaines, la création de FRONTEX a été bénéfique. Comme l’explique le commissaire en chef de la Police aux frontières roumaine Dan Mocioi « cela peut nous être utile, car l’immigration illégale est un phénomène qui change extrêmement rapidement. Aujourd’hui nous pouvons avoir un problème avec la frontière maritime, demain un problème avec la frontière ukrainienne…on ne peut pas savoir »[4]. Les autorités bulgares coopèrent, elles-aussi, volontiers avec l’agence, en envoyant notamment « des experts frontaliers travailler à la Centrale de FRONTEX à Varsovie »[5].

En complément de cet instrument opérationnel, l’UE s’est aussi dotée d’un fonds européen pour les frontières extérieures d’un budget cumulé de 4 milliards d’euros pour la période 2007-2013, destiné à aider les États supportant la charge principale du contrôle des frontières extérieures de l’UE. La Bulgarie et la Roumanie bénéficient pour 2012 d’une allocation respective de près de 10,9 et 16,7 millions d’euros[6], destinée, en priorité, à renforcer le système européen de surveillance des frontières, EUROSUR, crée en 2008. Ce système vise à rationaliser les systèmes de surveillance aux frontières afin d’aboutir à ce que Bruxelles nomme la « gestion intégrée des frontières » extérieures. Les systèmes de surveillance bulgares et roumains sont par conséquent aujourd’hui parmi les plus performants de l’UE : caméras infrarouges et thermiques, scanners, appareils de détection de la fraude documentaire, etc… Les deux pays disposent de matériel flambant neuf, tandis que la maitrise du Système d’Information Schengen (SIS) a été saluée par des rapports d’évaluation, notamment du Parlement européen.

La frontière sud-orientale de l’UE, qui se sécurise en permanence, est ainsi comparable à un limes technologique et invisible de l’empire européen. A l’avant-garde de cette forteresse, la Bulgarie et la Roumanie remplissent, de l’avis de beaucoup, toutes les conditions techniques nécessaires à leur entrée dans l’espace Schengen. Pourtant, les deux pays sont toujours bloqués dans l’antichambre de Schengen, tandis que la Grèce a récemment fait l’objet d’une véritable défiance de la part de certains États-membres quant à son maintien au sein du même espace[7]. Plus qu’une simple zone de contact, le Sud-Est européen se mue ainsi en une zone grise où se cristallisent les enjeux migratoires européens.

Le problème Schengen

Alors que leur intégration à l’espace Schengen était en principe actée pour mars 2011, la Bulgarie et la Roumanie se sont vues opposer un refus provisoire de la part du Conseil européen en septembre 2011, malgré le feu vert donné par le Parlement européen trois mois plus tôt. Ce refus se fonde sur l’insuffisance des garanties apportées par le Mécanisme de Coopération et de Vérification pour la Roumanie et la Bulgarie, instrument de la Commission mis en place depuis leur adhésion à l'UE pour mesurer les réformes du système judiciaire et les efforts de lutte contre la corruption. Le blocage des États-membres se fonde précisément sur l’insuffisance des garanties en matière de lutte contre la corruption des gardes-frontières et sur la persistance des réseaux criminels transfrontaliers. Bien qu’a priori légitime, cet argument est pourtant mis à mal par le refus persistant de lever les contrôles aux frontières aériennes dans un premier temps, ces dernières n'étant pas concernées par l'argument des réseaux criminels transfrontaliers.

Ce refus apparaît dès lors, pour la Roumanie et la Bulgarie, comme synonyme d’ostracisme. Le sujet devient d’ailleurs sensible dans les médias nationaux. Les journaux s’emparent de la moindre déclaration sur le sujet, à l’instar de celle, le 3 octobre 2012, d’un homme politique allemand affirmant que « le seul obstacle à l’adhésion de la Bulgarie à Schengen était le fait d’être couplée avec la Roumanie »[8]. Si les deux gouvernements ont d’ores et déjà exclu toute éventualité de différencier leur adhésion, les aspirations du club Schengen semblent aller à l’encontre d’une intégration prochaine. La décision du Conseil Justice et Affaires intérieures, prise le 7 juin 2012, concernant la possibilité de rétablir temporairement des contrôles nationaux à leurs frontières, illustre ce phénomène[9].

L’externalisation migratoire… à l’intérieur de l’UE

L’Europe semble ainsi se replier dans ses frontières intérieures, tandis qu’à sa périphérie sont relégués les problèmes migratoires. La législation européenne en matière de gestion du droit d’asile a en effet de lourdes conséquences pour le Sud-Est européen. La règle européenne, le règlement Dublin II, est simple: les demandeurs d’asile sont à la charge, et le cas échéant, renvoyés, dans le premier pays d’entrée de l’UE. Il s’ensuit donc une véritable explosion de la pression migratoire pour les pays-frontières de l’UE. C'est aujourd’hui la Grèce qui se trouve dans l’incapacité de gérer l’afflux des demandeurs d’asile dans des conditions respectueuses des droits de l’homme[9]. Certes, la Roumanie et la Bulgarie, qui comptent respectivement trois et sept centres de rétention administrative, ne font pas actuellement face à une explosion des demandes. Mais les conditions de rétention restent difficiles, et les délais d’enfermement peuvent s’élever, en accord avec la nouvelle directive européenne, jusqu’à 18 mois. Espace de cristallisation des contradictions communautaires, le Sud-Est européen est ainsi marginalisé de Schengen, mais en assume, quasiment seul, les effets néfastes. Alors, quel avenir le cœur de l’empire européen prévoit-il pour ce nouveau limes oriental ?

Intégration ou frontière, le grand écart européen

Concilier libre-circulation intérieure et sécurité extérieure, tel est le grand écart que doit réaliser ce nouvel empire européen. Les problématiques migratoires à sa périphérie, si elles rentrent en contradiction avec son idéal libéral de défense des droits de l’homme, lui imposent une réalité. Les murs, même à l’époque du limes romain, n’ont jamais empêché la mobilité des personnes. Les frontières extérieures, sud-orientales ou autres, ne seront jamais, même au prix d’une muraille technologique, totalement étanches. La solution provisoire adoptée est donc de repousser cette limite, en excluant de l’espace Schengen les pays-frontières. Elle crée, de fait, une zone tampon, un limes intérieur. Au prix, sûrement, d’une désillusion pour ces pays gardes-frontières, et d’un aveu coûteux, pour l'Europe, celui du renoncement à son idéal fondateur d'intégration.

* Diplômée en Relations Internationales, avec la participation d’Amandine Rouveyrol diplômée en affaires européennes, de l’IEP de Bordeaux.

Notes
[1] Florent Parmentier utilise notamment le terme de limes que nous reprenons dans cet article, dans La Moldavie à la croisée des chemins, Paris, Editoo, octobre 2003.
[2] Selon FRONTEX, 57.000 entrées illégales passant par la « route orientale » ont été détectées en 2011. Frontex, Annual Risk Analysis 2012, p. 14-18.
[3] Créée en 2004, FRONTEX, l’agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures, a trois grands objectifs: la formation des gardes-frontières nationaux, l’assistance technique aux États-membres, et la réalisation d’opérations de retour. Autonome financièrement depuis 2012, l’agence dispose d’un équipement opérationnel (navires, hélicoptères) ainsi que d’un contingent de 600 gardes-frontières européens, les RABITS, créée en 2007.
[4] Dan Mocioi dans l’émission radio « Europa de la A la Z » du 28 septembre 2012. Consultable en ligne www.euranet.eu
[5] L’eurodéputé bulgare Andrey Kovatchev interviewé par Tatiana Obréténova, Radio Bulgarie Internationale. 21 novembre 2011. Consultable en ligne www. bnr.bg
[6] Communiqué de presse de la Commission européenne, « Le fonds européen pour les frontières extérieures va allouer 370 millions d’euros pour les États-membres en 2012 », 5 août 2011. Consultable en ligne sur www.europa.eu
[7] Lettre franco-allemande présentée lors de la réunion des ministres européens de l’Intérieur du 26 avril 2012.
[8] « Official german : Singurul obstacol în aderarea Bulgariei la Schengen este cuplarea cu România » Adevărul, 3 octobre 2012.
[9] Après la condamnation de la Grèce et de la Belgique par la CEDH le 21 janvier 2011 (affaire M.S.S c. Belgique et Grèce), qui a notamment relevé les mauvaises conditions de détention en Grèce des demandeurs d’asile, un certain nombre de pays européens a suspendu les renvois des migrants illégaux en Grèce.

Vignette : Sur le train Bucarest-Sofia (Antonio Vargiu, 5 mars 2008).