Vingt ans après le démantèlement de l’URSS, trois républiques autoproclamées du Sud-Caucase –l’Abkhazie, l’Ossétie du Sud et le Haut-Karabakh– réclament encore le droit à la souveraineté dans des frontières qui ont été tracées sous le régime soviétique, alimentant des conflits « gelés » en Géorgie, Arménie et Azerbaïdjan.
Pour les sécessionnistes, les anciennes limites administratives sont des frontières étatiques, garantes d’une existence politique et constitutives d’une identité souveraine. Pour les États reconnus, ces limites ne sont que des fronts, témoins d'un équilibre militaire temporaire, et qui auraient vocation à être effacés. Frontière ou front, la limite représente une séparation, symbolique et physique, qui empêche les contacts interpersonnels, détruit la confiance et éloigne les perspectives de paix.
Des frontières légitimatrices
Durant la période soviétique, le système administratif était organisé selon un principe d’ethnofédéralisme : chaque « nationalité » reconnue par le centre bénéficiait de droits dans un territoire délimité selon des critères ethniques. Si cette théorie politique ne correspondait pas toujours à la réalité du terrain, elle a néanmoins induit un découpage du territoire en 53 entités distinctes, autonomes à divers degrés. Cette division est un des fondements des conflits gelés du Sud-Caucase. Dans les années 1920, les Abkhazes, les Ossètes du Sud et les Arméniens du Karabakh se voient pour la première fois établis sur la carte et mis à la tête de territoires dont les frontières sont un gage de suprématie culturelle et politique. Chacun est placé sous la tutelle d’une république d’Union –Géorgie pour les Abkhazes et les Ossètes du Sud, Azerbaïdjan pour les Karabakhtsis– mais dispose d’une autonomie propre dans ses propres frontières.
En 1991, l’URSS disparaît mais laisse des traces sur le terrain et sur les cartes. Face à l’indépendance reconnue de la Géorgie et de l’Azerbaïdjan, les minorités autonomes tentent de sauvegarder leurs territoires respectifs. Dans les trois situations, les revendications concurrentes se muent en combats, remportés par les séparatistes. Guerres suspendues mais non résolues puisqu’aucun accord politique n’est trouvé. Les sécessionnistes d’Abkhazie, d’Ossétie du Sud et du Haut-Karabakh maîtrisent le territoire et érigent des États de facto, faute de reconnaissance internationale[1]. Pour autant, l’essentiel n’est pas la reconnaissance internationale mais bien la perpétuation de la souveraineté dans les frontières revendiquées. Encore ces frontières n’ont-elles pas la même signification pour chacune des républiques autoproclamées.
Pour l’Abkhazie, l’objectif politique prioritaire est l’indépendance, de la Géorgie mais aussi de la Russie. Et dans ce cas, les frontières sont claires: ce sont celles de l’ancienne république autonome soviétique, dont la rivière Psou matérialise la séparation avec la Russie, et le fleuve Ingouri avec la Géorgie. Elles sont un symbole fort pour légitimer le pouvoir en place et signifier la cohésion du peuple abkhaze, dont le projet politique est inscrit dans la constitution de la république séparatiste, qui souligne le caractère «indivisible, inviolable et inaliénable» de son territoire. L’intégrité du territoire, et donc le respect des frontières, est une partie fondamentale de la définition de la souveraineté telle qu’elle est interprétée par les États sécessionnistes, qui n’ont aucun statut légal sur la scène internationale malgré leurs revendications[2]. En face, la Géorgie souligne dans sa constitution le caractère « indépendant, unifié et indivisible » de son territoire, et précise qu’il inclut l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud. Chacun tente donc d’affirmer sa revendication sur le même espace même si, dans le cas présent, quiconque contrôle effectivement les frontières, exerce le pouvoir.
En Ossétie du Sud, les objectifs territoriaux sont moins bien définis. Les frontières de l’entité ont été dessinées par les Soviétiques, ne suivant ni obstacles naturels, ni tracés historiques. L’entité séparatiste s’est constituée d’abord dans l’espoir d’une réunification avec les Ossètes du Nord, en Russie. Les frontières actuelles sont donc vues comme une étape préliminaire à l’établissement d’un nouvel ensemble politique, l’Ossétie, intégrée à la Fédération de Russie. Le régime de Tskhinvali est équivoque dans son projet territorial: si la ligne officielle est la défense de l’indépendance sud-ossète, en réalité les frontières sont appelées à changer après la (ré)unification[3].
Au Haut-Karabakh, le conflit s’apparente davantage à une guerre interétatique entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan qu’à un différend séparatiste. En effet, c’est avec le soutien officieux de l’Arménie que la république du Haut-Karabakh a fait sécession de l’Azerbaïdjan en 1988. Leurs forces communes occupent 14 % du territoire légalement reconnu de l’Azerbaïdjan. Dès lors, avec l’Arménie, la frontière de la république autoproclamée, nominalement indépendante, n’en est en fait pas une, la démarcation correspondant à la limite entre deux provinces d’un même État. Ici aussi, le Haut-Karabakh affirme une indépendance factice: son budget est assuré pour moitié par Erevan, sa protection militaire également.
L’entité séparatiste est bien intégrée dans le cadre étatique et frontalier de l’Arménie. La distribution de passeports aux Karabakhtsis montre la confusion dans les liens institutionnels entre Erevan et Stepanakert. Encore les frontières de cet ensemble ne sont-elles pas claires: la république du Haut-Karabakh est-elle comprise dans les frontières de l’ancienne région autonome soviétique, ou comprend-elle en plus tous les territoires azéris occupés par les Arméniens? La tendance officielle reconnaît les districts occupés comme partie intégrante de l’Azerbaïdjan, mais les cartes et les pratiques voient une intégration constante de cette zone à l’aire arménienne, rendant la perspective du retour des quelques 600 000 déplacés azéris encore plus utopique[4].
Les États de facto du Sud-Caucase (Xavier Follebouckt 2012).
Des fronts temporaires
À l’est, par contre, la limite entre l’Azerbaïdjan d’un côté, l’Arménie et le Haut-Karabakh de l’autre, a été érigée depuis vingt ans en une ligne de front permanente, traversée de tranchées et coupée d’un no man’s land infranchissable. Les dirigeants, à Bakou, ne cachent pas leurs ambitions militaires, comptant sur les revenus du pétrole pour renforcer l’armée en vue d’une reconquête du Karabakh et des districts environnants. Les discours belliqueux fusent et les budgets militaires explosent[5] pour affirmer la détermination des Azéris face à l’occupation de leur territoire.
Cependant, une posture agressive comporte des risques, comme l’a montré la guerre russo-géorgienne d’août 2008. Le pari raté du président géorgien pour récupérer par la force des territoires séparatistes a anéantit tout espoir d’un retour de l’Ossétie du Sud sous autorité géorgienne. Les frontières géorgiennes sont modifiées, et pour longtemps, après la reconnaissance russe des indépendances abkhaze et sud-ossète. Ce prolongement diplomatique de l’opération militaire des 8-12 août 2008, a d’un coup tranché la question géorgienne et bouleversé la carte régionale. L’intangibilité des frontières géorgiennes a volé en éclat tandis que la scène internationale hérite de deux nouveaux États à la reconnaissance limitée. La lecture des conflits en est gravement perturbée : pour la Russie, le problème a été réglé par la recomposition des frontières tandis que pour la Géorgie, la solution est à trouver dans les limites de l’État géorgien. Ces visions concurrentes alimentent les tensions entre Moscou et Tbilissi et éloignent les perspectives sinon d’une paix, du moins d’une pacification.
Des barrières pérennes
Ces frontières, qu’elles soient considérées uniquement sous l’angle militaire ou au contraire comme des piliers d’une légitimité étatique, ont pour point commun d’agir avant tout comme barrières au passage des hommes. Les conflits politiques se doublent depuis vingt ans d’une rupture complète entre les communautés qui ne se parlent plus et, donc, ne peuvent plus se faire confiance, encore moins envisager à nouveau une vie en commun. La fermeture des frontières érigées en ultime protection a gelé les violences comme les contacts.
L’Abkhazie, sous blocus de la CEI entre 1996 et 2008, a appris l’autarcie même si l’ouverture vers la Russie dès 2001-2002 lui a permis un certain développement économique. Entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, la perception du conflit est totalement antagoniste et les populations sont soumises au seul message officiel traduisant une opposition binaire – entre «nous» et «eux, l’ennemi». L’exemple du retour triomphal d’un officier azéri coupable du meurtre d’un officier arménien en Hongrie[6] illustre la situation actuelle, où l’absence de dialogue politique est le reflet du manque de contacts entre communautés de part et d’autre d’une frontière fermée. Seule l’Ossétie du Sud avait vu les contacts reprendre entre Géorgiens et Sud-Ossètes, lorsque le marché d’Ergneti était le centre de tous les trafics. La fermeture violente du marché, en 2004, a anéanti les timides avancées et rompu durablement la confiance. La guerre de 2008 et la fermeture des frontières, désormais surveillées par des forces russes, est l’aboutissement de cette séparation désormais complète.
Le constat dans le Sud-Caucase est donc peu encourageant. Si, légalement, les frontières semblent n’avoir pas bougé depuis le démantèlement de l’URSS, en réalité, elles ont pris une importance croissante. Comme outil politique ou militaire, les frontières héritées des conflits gelés demeurent irrévocablement closes et hermétiques à toute possibilité d’accord. Pourtant, plus que jamais, un dialogue politique, mais surtout populaire, est nécessaire pour espérer revoir la paix dans la région. Que les élites parviennent à trouver un accord semble déjà illusoire, encore faudrait-il qu’elles soient suivies par la population, dans chaque État, séparatiste ou non. Et, au vu du fossé qui se creuse entre les communautés, une telle acceptation paraît impossible. Une véritable réconciliation entre les peuples est un préalable indispensable à toute solution politique mais, tant que les frontières du Sud-Caucase demeurent infranchissables, la paix restera impossible.
Notes:
[1] En 2008, la situation évolue lorsque la Russie reconnaît officiellement l’indépendance des républiques d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud à la suite de la guerre russo-géorgienne d’août. Pourtant, cette reconnaissance ne modifie pas fondamentalement le fonctionnement de ces États qui ne sont toujours reconnus sur la scène internationale que par une poignée de pays (Russie, Venezuela, Nicaragua, Nauru, Tuvalu, Vanuatu).
[2] Les États séparatistes s’appuient notamment sur la «Convention de Montevideo sur les droits et les devoirs des États» de 1933 pour affirmer leur légitimité, même si le document ne constitue pas une base légale suffisante pour leur accorder un statut reconnue sur la scène internationale.
[3] « Is South Ossetia's 'Independence' Under Threat ? », RFE/RL, 05/08/11. http://www.rferl.org/content/caucasus_report_could_south_ossetia_join_russia/24287705.html
[4] « Internal displacement in Europe, the Caucasus and Central Asia », Internal Displacement Monitoring Centre, Genève, décembre 2011.
[5] « Armenia and Azerbaijan: Preventing War », International Crisis Group, n°60, 08/02/11.
[6] « Passions, History Run Deep In Safarov Case », RFE/RL, 05/09/12. http://www.rferl.org/content/passions-and-history-run-deep-in-safarov-case/24699074.html
* Chercheur à la Chaire InBev-Baillet Latour UE-Russie à l’Université Catholique de Louvain (Belgique), auteur de Les conflits gelés de l’espace postsoviétique, PUL, 2012.
Vignette : « L’Artsakh libre vous souhaite la bienvenue ». Panneau sur la route principale reliant Goris, en Arménie, au Haut-Karabakh. ©517design (2009).
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