Les universités transfrontalières – outil d’effacement des frontières à l’Est de l’Europe?

La chute des régimes communistes en Europe a ouvert des facilités de coopérations transfrontalières universitaires qui restent toutefois confrontées à la présence de frontières au passé complexe et au nouveau tracé de celles de l’Union européenne élargie. Ces expériences illustrent autant le potentiel de liberté de circulation retrouvée dans la région que ses nouvelles limites.


Jour de cérémonie de remise des diplômes à l'Université européenne des sciences humaines de VilniusDepuis 1992, plusieurs universités à vocation transfrontalière ont été fondées dans les pays d’Europe centrale et orientale (PECO). Il s’agit notamment du Collegium Polonicum à Słubice, en Pologne, cofondé en 1992 par l’Université européenne Viadrina de Francfort-sur-l’Oder (Allemagne) et par l’Université Adam Mickiewicz de Poznań (Pologne). Un embryon d'université transfrontalière, fondé à Lublin en 2001 et dissous en 2011, le Collège européen des Universités polonaises et ukrainiennes, a été inspiré de cette première expérience et se voulait précurseur d’une université polono-ukrainienne. Enfin, une Université européenne des sciences humaines (EHU) fonctionnant à Minsk entre 1994 et sa fermeture en 2004, a été refondée à Vilnius la même année. Nous nous penchons ici sur ces trois variantes d’universités transfrontalières et sur les efforts qu’elles ont déployés en réponse aux défis spécifiques de la frontière sur laquelle elles se sont développées.

L’élargissement de l’Union européenne: moteur des universités transfrontalières

La coopération interuniversitaire, après avoir offert une plateforme de dialogue Est-Ouest durant la Guerre froide, a renouvelé cette fonction en voulant contribuer à la transformation systémique politique et économique des PECO. Ainsi, tant dans l’optique d’un rapprochement bilatéral que de l'adhésion de la Pologne à l'UE, des universitaires allemands, polonais et d’autres pays occidentaux ont proposé en 1991 de (re)fonder l’Université Européenne de la Viadrina (EUV) sur la base d’une université francfortoise ayant existé de 1506 à 1811 et ayant accueilli des étudiants venus de Silésie, du Grand Duché de Lituanie, de Pologne, de Russie, etc. Dès 1992, avant même le début des enseignements, un partenariat a été signé avec l’Université Adam Mickiewicz, qui prévoyait la création d’une structure de recherche et d’enseignement commune: le Collegium Polonicum (CP), établi sur la rive polonaise de l’Oder.

Quelques années plus tard, avec l’ouverture des négociations d’adhésion de la Pologne à l’UE en 1997, le souci de ne pas trop distancier l’Ukraine a incité un groupe de professeurs et de journalistes polonais et ukrainiens engagés dans la réconciliation entre les deux pays à proposer la fondation d’une université polono-ukrainienne sur le modèle de l’EUV[1]. La première pierre de ce projet a été la création d’un Collège doctoral polono-ukrainien à Lublin, commun aux universités polonaises et ukrainiennes partenaires, à savoir l’Université catholique de Lublin (KUL), l’Université Marie Curie-Skłodowska (UMCS) et l’Institut pour l’Europe Centrale et Orientale (IEŚW) et, du côté ukrainien, l’Université Ivan Franko de Lviv, l’Académie Kievo-Mohylanska et l’Université Taras Chevtchenko de Kiev. La spécificité du Collège doctoral polono-ukrainien a été la formation de ses doctorants aux problématiques régionales et européennes, avec des cours sur l’histoire de la région, des cours de langues, des séminaires communs et des journées scientifiques, en parallèle du cursus classique de recherche.

Enfin, l’Université européenne des sciences humaines a été créé à Minsk en 1994 par des professeurs de philosophie, Anatoli Mikhalov et Vladimir Dounaev, dans l’optique d’offrir aux jeunes une meilleure ouverture sur le monde, dans le contexte de la modernisation du Bélarus post-soviétique. Cependant, l’EHU a été la cible de nombreuses restrictions administratives, jusqu’à sa fermeture brutale en août 2004 par les pouvoirs publics, « au motif explicite qu’elle préparait une élite vendue à l’Europe »[2]. L’EHU a donc déménagé à Vilnius, où elle reçoit le soutien de donateurs occidentaux ainsi que du gouvernement lituanien, qui offre des facilités de visa aux étudiants et enseignants bélarusses de l’université.

Ces universités sont nées dans des contextes différents mais leur fondation est liée aux évolutions de la frontière orientale de l’UE. L’intégration de nouveaux membres crée en effet de nouvelles exclusions que ces structures tentent de contrer en encourageant la mobilité des étudiants.

Circulations transfrontalières universitaires

L’une des ambitions de l’EUV et du CP est d’assurer la diversité des origines des étudiants. Ainsi les règles de recrutement ont-elles été fixées en adéquation avec l’idée « d’étudier ensemble »[3] : un tiers des places sont réservées à des étudiants originaires d’Europe de l’Est, en premier lieu de Pologne. Pour garantir ce recrutement, une coopération a été instaurée avec les universités de Poznań et de Wrocław. Le financement est principalement assuré par le Land de Brandebourg, la Fondation pour la Coopération Germano-Polonaise (FWPN) et le gouvernement fédéral allemand. La vie sur le campus est très dynamique et de nombreuses initiatives étudiantes visent à rapprocher les Allemands et les Polonais par des discussions sur l’histoire et l’actualité. On peut citer ici notamment l’association Spotkania/die Begegnung (rencontres en polonais et en allemand) et les plateformes internet jumelles slubice.de & frankfurt.pl, qui présentent la ville allemande en polonais et vice-versa.

Quant au Collège Doctoral polono-ukrainien qui a existé entre 2001 et 2011, la mobilité des doctorants ukrainiens y était assurée par une bourse d’études financée par le gouvernement polonais. Parallèlement, les doctorants des universités polonaises pouvaient effectuer un séjour de recherche dans l’une des universités ukrainiennes partenaires. De cette manière, la mixité et la mobilité des étudiants étaient garanties et 100 doctorants se sont inscrits au collège dès 2001. Le grand nombre de candidatures reçues témoigne du succès de cette initiative à ses débuts, selon Nadzieja Tkaczyk, alors collaboratrice de l’UMCS déléguée à l’organisation des activités du Collège Doctoral.

Quant à l’EHU, après sa réouverture en exil en Lituanie, elle a poursuivi ses efforts d’intégration aux réseaux de coopération universitaire européens[4] et s’est construite comme un espace d’ouverture à l’Europe pour les étudiants bélarusses, ce dont témoigne son adhésion à la charte Erasmus en 2008. Elle reçoit le soutien financier de fondations privées, de divers États membres de l’UE et de l’UE elle-même. Les étudiants de cette université étant principalement bélarusses, leur mobilité et donc leur assiduité sont limités par le problème des visas, mais aussi par des contraintes matérielles qui pèsent tant sur eux que sur l’EHU. Pour y remédier, des cours à distance ont été introduits pour des étudiants restés au Bélarus, ce qui élargit son audience. Dans le même temps, la coopération internationale permet à l’EHU d’envoyer une partie de ses étudiants dans des universités européennes et nord-américaines. Ces universités ont fait et font face à des défis liés à leur position géographique, mais ont tenté dans la mesure du possible de satisfaire leurs ambitions initiales par des réponses originales, quoique précaires dans certains cas.

Les universités transfrontalières entre normalisation et inertie politique

L’une des difficultés des universités frontalières est de pérenniser le cadre administratif et financier de leur activité. En outre, certaines n’ont pu bénéficier d’un soutien politique qu’incertain.

Le CP avait été inauguré en 1992, mais son existence juridique n’a été consacrée par un accord entre le gouvernement polonais et le Land de Brandebourg qu’en 2002, après de longues discussions. Ainsi, pour ce projet, le manque de cadre juridique n’a pas empêché les investissements tant financiers que personnels. Comme en témoigne K. Wojciechowski, présent dès les premières négociations avant de devenir le directeur du CP, la fondation d’une structure commune pour favoriser la mobilité des étudiants et leur formation dans un contexte transfrontalier jouissait d’un soutien consensuel dans les deux pays concernés[5]. Peu à peu, la dimension transfrontalière a perdu cette prépondérance dans l’identité externe de l’EUV, comme le montrent les réponses des étudiants à une enquête menée par l’EUV en 2001 sur leur motif de sélection de cette université. L’attractivité repose classiquement sur la bonne réputation de ses enseignants, de son réseau d’anciens et sa proximité avec Berlin. On peut en déduire que cette université, et donc la mobilité régionale le long de l’ancienne frontière séparant autrefois l’UE et la RDA, a connu une certaine « normalisation ».

A l’inverse, les difficultés techniques liées à la mise en place d’une université transfrontalière entre la Pologne et l’Ukraine n’ont pas pu être toutes résolues, du fait d’un manque de soutien politique aux étapes de la réalisation pratique. De nombreuses initiatives furent lancées au fil des dix années d’activité du Collège doctoral mais n’ont pas abouti. Le collège n’a pas été doté d’une personnalité juridique et les frais de fonctionnement ont été portés quasi-exclusivement par le ministère polonais de l’Éducation nationale. Après avoir traversé une crise économique sévère à la fin des années 1990, la partie ukrainienne semblait pourtant prête, après la Révolution orange de 2004, à contribuer tant financièrement que sur le plan de l’organisation.

Ainsi, lorsque les gouvernements polonais et ukrainien ont signé à Kiev, le 28 mars 2008, une déclaration commune en vue de créer une Université Européenne polono-ukrainienne et ont entamé des négociations, l’inauguration pour l’année 2010-2011 semblait une perspective réaliste. Mais les blocages politiques internes à la coalition Orange ont dissipé ces espoirs et le changement du parti au pouvoir en Ukraine, puis l'élection de V. Ianoukovitch à la présidence début 2010 n’ont pas facilité le déblocage de la situation. En outre, la rivalité entre les universités lublinoises a conduit à leur désengagement progressif du projet d'université polono-ukrainienne pour créer des centres de recherches séparés, dont le travail porte sur les problèmes historiques et politiques de la région frontalière polono-ukrainienne[6]. La dissolution a été annoncée le 16 mai 2011 à Kiev après l’échec de discussions entre les gouvernements polonais et ukrainien. Au final, de ses dix années d’existence, il reste de ce projet des coopérations bilatérales classiques entre universités des deux pays.

En définitive, ces universités transfrontalières conçues comme des instruments de rapprochement des élites des pays voisins ont pu constituer des espaces de passage de frontières et former une sorte d’avant-garde de la disparition des barrières dans d’autres domaines, économique par exemple. Toutefois, si le contexte germano-polonais est victime du succès de son long processus de réconciliation, la coopération entre la Pologne et l’Ukraine reste freinée par des conflits de mémoire et l’embourbement politique en Ukraine. L’EHU, quant à elle, semble bénéficier de l’engagement de certains États membres de l’UE -si ce n’est tous- pour la transformation du Bélarus.

Notes :
[1] Włodzimierz Osadczy, «Europäisches Collegium der Polnischen und Ukrainischen Universitäten – auf dem Weg zur Polnisch-Ukrainischen Universität [Collège européen des universités polonaises et ukrainiennes – sur le chemin de l’université polono-ukrainienne]», in Agnieszka Bielawska & Krzysztof Wojciechowski, (dir.), Europäischer Anspruch und regionale Aspekte [Exigence européenne et aspects régionaux], Berlin, 2007, pp.105-116.
[2] Juliette Rennes, « Une université biélorusse en son exil lituanien », EspacesTemps.net, Actuel, 3 mars 2006.
[3] K. Wojciechowski, lors de l’inauguration du CP.
[4] Voir la liste sur le site http://en.ehu.lt/en/international/international-cooperation/international-organizations.
[5] Krzysztof Wojciechowski, « Gedanken zur grenzüberschreitenden universitären Zusammenarbeit in Europa [Réflexions sur la coopération universitaire transfrontalière en Europe] », pp. 9-24 in Agnieszka Bielawska & Krzysztof Wojciechowski, (dir.), op. cit..
[6] Il s’agit du Centre d’étude de l'Ukraine de l'Université Catholique de Lublin (www.kul.pl/osrodek-badan-wschodnioeuropejskich-centrum-ucrainicum,15355.html) et du Centre d’étude de l'Europe orientale de l'UMCS (http://centrum.umcs.pl/).

* Estelle BUNOUT est doctorante au CERCLE, Université de Lorraine, membre de l'Institut pour l'Histoire Culturelle Européenne - Bronislaw Geremek.

Vignette : Jour de cérémonie de remise des diplômes à l'Université européenne des sciences humaines de Vilnius (© Alena Zuikova, juillet 2010).