Le point de vue du praticien – Éloge de la coopération transfrontalière: Entretien avec Martín Guillermo-Ramírez, secrétaire général de l’ARFE

L’Association des Régions Frontalières d’Europe (ARFE, www.aebr.eu) réunit la moitié des quelque 200 régions frontalières et transfrontalières recensées à ce jour en Europe – communautés de travail, eurorégions, etc. Son objectif est de promouvoir la coopération transfrontalière, y compris par-delà les frontières extérieures de l’UE… où elle se heurte toutefois à des obstacles spécifiques.


Martín Guillermo-RamírezPropos recueillis le 12 décembre 2012 et traduits de l’anglais par Anaïs Marin.

L’ARFE a fêté l’an dernier ses 40 ans. Quels étaient les défis auxquels faisaient face les régions frontalières lors de sa fondation et comment ont-ils évolué ?

Quand les premières structures de coopération transfrontalière sont apparues en Europe dans les années cinquante, c’était principalement aux frontières occidentales de la République fédérale d’Allemagne et en réaction aux tendances traditionnellement conflictuelles qui avaient prévalu jusque-là dans les relations de voisinage entre les États. Il fallait restaurer la confiance, et les régions, par leurs démarches de coopération transfrontalière, y ont contribué, apportant ainsi leur pierre à l’édifice de la construction européenne.

Au début des années 1970, seules quinze régions coopéraient activement à travers les frontières, et le plus souvent c’était sur leurs fonds propres. Pourtant les défis auxquels elles faisaient face étaient -et demeurent bien souvent- considérables. Leur « périphéricité », loin des centres de prise de décision et des pôles de développement, les marginalise, elles manquent d’infrastructures et de services. En outre, le déficit de confiance aux frontières a perduré, y compris dans les relations des États centraux avec leurs régions frontalières. Ces dernières étaient privées de cadre juridique pour conduire leurs activités transfrontalières, même en droit public national.

Certes, ce cadre existe désormais en principe, et s’est même institutionnalisé à l’échelon européen en 2006 avec l’adoption du règlement sur les Groupements Européens de Coopération Territoriale (GECT). Ceci constitue une avancée majeure dont l’ARFE, qui demandait l’introduction d’un tel instrument juridique depuis 30 ans, ne peut que se féliciter, car il traduit l’adaptation du droit européen aux spécificités du phénomène transfrontalier.

Cela dit, les effets-frontières sont encore trop rarement pris en compte, au niveau étatique comme à l’échelon communautaire, dans les programmes d’infrastructure par exemple. Par rapport à leurs pairs au niveau central, les autorités des régions frontalières et transfrontalières sont défavorisées. Le Marché unique reste insuffisamment intégré et des écarts importants persistent aux frontières –différentiels de salaires, distorsions de change, asymétrie dans l’offre de services ou d’infrastructures publiques, entre les systèmes de sécurité sociale, les régimes fiscaux, avec toujours ces problèmes d’accessibilité. Cela complique sérieusement la coopération au quotidien.

Or les défis sont toujours plus nombreux. La périphéricité est un handicap supplémentaire dans les campagnes, où les régions frontalières subissent de plein fouet l’exode rural et la fuite des cerveaux –à moins de devenir des pôles d’innovation. Le plus souvent, leurs capacités en termes de recherche et de développement sont plus restreintes, notamment à destination des PME, qu’elles peinent à attirer sur leur territoire. La crise économique actuelle aggrave d’autant plus la situation qu’elle favorise la montée des nationalismes. Ce problème est d’ordre national -lorsque le repli des États sur eux-mêmes aboutit à désavouer la coopération transfrontalière- mais aussi régional, certaines régions frontalières adoptant elles aussi une posture nationaliste, ce qui va à contre-courant d’une relation normale avec leurs partenaires « naturels », situés de l’autre côté de la frontière.

Quelles sont les principales missions de l’Association des Régions Frontalières d’Europe ?

La fonction première de l’ARFE est de représenter et de promouvoir les intérêts des régions frontalières et transfrontalières d’Europe (qu’elles soient ou non membres de l’Association d’ailleurs) vis-à-vis des institutions européennes ainsi que des gouvernements nationaux et régionaux. C’est donc surtout une activité de lobbying.

Nous avons établi des canaux permanents de communication avec différentes institutions de l’UE, comme le Commissaire européen en charge de la Politique régionale, le Directeur Général de la DG Regio, et divers experts et officiels de la Commission avec lesquels nous traitons au quotidien. Au Parlement, nous rencontrons régulièrement les eurodéputés du Comité REGI, les chefs de groupes politiques, ainsi que les rapporteurs qui traitent des questions qui nous concernent. Mais c’est avec le Comité des Régions que l’ARFE collabore le plus étroitement –activités et réunions communes, échange d’information et d’invitations, etc. Nous nous sommes mis d’accord pour nous consulter et coordonner nos positions sur toutes les questions d’intérêt mutuel, et le Comité des Régions, comme DG Regio, est un membre permanent du Comité consultatif de l’ARFE.

L’Association intervient ensuite en tant que « think tank », en faisant des propositions en matière de législation et de politiques communautaires, au sujet de la Directive sur la santé transfrontalière et les droits des patients par exemple. Elle prend aussi position sur toute initiative de l’UE qui affecte les régions frontalières ou leurs démarches de coopération transfrontalière. Cela concerne un large éventail de mesures, car beaucoup de règlements de l’UE et de secteurs où elle intervient ont une dimension (trans)frontalière : les réseaux transeuropéens de transport (TEN-T), le partenariat urbain-rural, la mobilité des travailleurs frontaliers, l’itinérance de la téléphonie mobile (tarif des appels en roaming), etc.

Enfin, nous aidons les membres de l’ARFE à formuler leurs stratégies de développement, à rédiger ses statuts et à mettre en œuvre leurs projets. Nous conseillons aussi les institutions européennes et certains États membres. En bref, notre rôle consiste à proposer, soutenir et évaluer les initiatives concrètes pour résoudre les problèmes qui intéressent les régions (trans)frontalières dans toute l’Europe… et même au-delà, puisque désormais des gouvernements régionaux et nationaux d’Afrique et d’Amérique latine nous demandent conseil aussi!

Quel rôle a joué la coopération transfrontalière dans l’effacement des frontières intérieures de l’UE et comment l’ARFE a-t-elle accompagné l’intégration et l’élargissement de l’UE ?

Je pense qu’elle a été essentielle pour normaliser les relations de voisinage aux frontières intérieures de la vieille Europe car elle a favorisé un dépassement des barrières psychologiques. Les régions (trans)frontalières ont aussi promu l’adoption de mesures pragmatiques pour lever les obstacles à la circulation, au commerce et au développement du tourisme par exemple. Cela apportait une valeur ajoutée à l’intégration européenne telle qu’elle était menée aux échelons national et communautaire, et bien sûr pour préparer l’adhésion des pays d’Europe centrale et orientale.

Rappelons que l’ARFE s’est impliquée à leurs côtés dès avant la chute du Rideau de fer, en facilitant les contacts entre les individus et les entités qui, à l’échelon local ou régional, avaient déjà tissé des liens entre les deux blocs. L’ARFE a accompagné la marche des pays candidats à l’adhésion très en amont de l’élargissement «big bang» de 2004, d’abord avec le soutien du Conseil de l’Europe, puis celui de l’UE.

Au fil des années 1990, près de 70 eurorégions ont été proclamées qui impliquaient ces pays, notamment à la frontière germano-polonaise (« Pro Viadrina » par exemple), mais aussi entre des PECO seuls, à l’instar de l’Eurorégion Carpates et de la DKMT (Danube-Kris-Mureș-Tisza) entre la Hongrie, la Roumanie et la Serbie. La moitié de ces eurorégions a adhéré à l’ARFE, qui les a aidées par exemple à rédiger leurs statuts, à établir des structures de coopération ou à former leurs agents publics à la gestion des affaires européennes. Parmi les partisans de la coopération transfrontalière de la première heure avec lesquels l’on travaillait, nombreux sont ceux que l’on a retrouvés dix ans plus tard aux commandes du processus d’adhésion de leur pays à l’UE.

Dans les pays qui ne font pas partie de l’UE, quels sont les principaux obstacles auxquels se heurtent les acteurs de la coopération transfrontalière ? Qu’en est-il des eurorégions établies sur les frontières orientales de l’UE, voire au-delà ?

La distinction est indispensable. En pratique, les structures de coopération transfrontalière dans lesquelles un partenaire au moins relève d’un pays membre de l’UE opèrent dans des conditions comparables à celles en vigueur aux frontières intérieures de l’UE, à quelques différences près. En revanche les structures créées ces dix dernières années qui impliquent des régions attenantes à une frontière «post-soviétique», comme entre la Russie et l’Ukraine –désormais entièrement recouverte d’eurorégions (Dniepr, Yaroslavna, Slobozhanshchina et Donbass)-, entre l’Arménie et la Géorgie (EuroCaucasus Euroregion), voire en Asie Centrale (Notre Maison Altaï), font face à une situation radicalement différente.

Certes, les acteurs locaux ont conscience que la coopération transfrontalière devrait être un processus «de bas en haut» et que les efforts en ce sens ont une valeur ajoutée en ce qu’ils complètent ceux des gouvernements centraux, ou même des processus supranationaux d’intégration, comme dans le cadre de l’Espace économique eurasien par exemple. Mais tous les acteurs ne l’entendent pas ainsi.

Les obstacles sont de plusieurs ordres. La pression sur le territoire et les ressources naturelles est souvent source de conflits et les infrastructures inexistantes. La culture bureaucratique, des procédures administratives trop pesantes et une tendance à compartimenter les projets compliquent leur mise en œuvre. Les acteurs locaux, souvent, n'ont pas des capacités opérationnelles suffisantes. Enfin, il faut rappeler que la plupart des frontières internes de la CEI sont le siège d’activités illégales et ne font pas l’objet de contrôles véritablement conjoints.

En dehors de ces aspects pratiques, précisons que la coopération aux frontières orientales de l’Europe touche à plusieurs cordes sensibles. Des disputes territoriales héritées de l’Histoire continuent d’empoisonner les relations de voisinage. Ces régions excentrées sont économiquement fragiles, et souvent militarisées. La conception de la souveraineté dans les pays de la CEI reste « traditionnelle », nationale, ce qui réduit d’autant la marge de manœuvre des entités comme les villes et les régions -sans parler de subsidiarité ou de décentralisation, qui commencent à peine à apparaître sur l’ordre du jour !

C’est tout l’enjeu à nos yeux. Le rôle de l’ARFE est de convaincre ses nouveaux membres et leurs gouvernements centraux que les administrations locales et les acteurs de la société civile doivent être associés à la coopération transfrontalière, participer à l’identification des problèmes et à l’élaboration de solutions. A l’Est, le potentiel d’intégration aux frontières est autant sous-estimé que sous-exploité. L’ARFE et ses partenaires sur le terrain doivent constamment démontrer qu’une approche transfrontalière est pourtant indispensable dans certains secteurs comme la protection du patrimoine culturel, la gestion raisonnée des ressources naturelles, le commerce extérieur, la lutte contre les flux illégaux, la mise en réseau des équipes de sauvetage en cas de catastrophe, la connectivité des médias de communication, sans parler des grands projets tels les réseaux de transport et d’énergie, qui ne peuvent être menés à bien sans l’appui de la coopération transfrontalière.

Quel est à vos yeux le plus grand succès remporté par votre association dans la conduite de ses missions ? Quels défis restent à relever ?

Toute association ne vit que de l’ardeur de ses membres. L’engagement des régions frontalières et transfrontalières d’Europe a été crucial à la base pour mettre une multitude de problèmes à l’ordre du jour. Même si, dans la plupart des cas, la coopération transfrontalière n’est pas une priorité à l’échelon national, elle est devenue une cause commune et un objectif pour l’UE. Voilà probablement le succès le plus important qu’on peut lui attribuer. C’est d’ailleurs la valeur ajoutée que lui ont reconnu les rapports d’évaluation des précédents programmes Interreg.

Pour autant, ces régions continuent de faire face à des inégalités énormes. Pour inscrire leurs projets de coopération transfrontalière dans la durée, il faudrait commencer par niveler les écarts de développement aux frontières, si besoin par la discrimination positive dans les financements. La crise actuelle n’y aide pas, et amène son lot de problèmes nouveaux: le changement climatique réclame des réponses coordonnées en termes de développement durable, de développement des énergies propres, de procédures innovantes de gestion des ressources. Les déséquilibres démographiques sont aussi plus aigus aux frontières: le vieillissement de la population est plus problématique dans les régions périphériques, la fuite des talents et le manque d’incitation à entreprendre y sont aussi plus pénalisants. C’est pourquoi la nouvelle Stratégie 2020 de l’UE doit mieux tenir compte de ces enjeux propres aux territoires frontaliers, où vit pas moins d’un tiers de la population de l’Union. Relever les défis qui attendent l’Europe de demain dans le domaine économique, technologique et de la gouvernance requiert de l’UE une meilleure capacité de penser sa politique de cohésion et sa politique de voisinage comme deux aspects interdépendants de l’intégration.

Vignette : Martín Guillermo-Ramírez (© Pieter Schouwstra, 2010)

* Anaïs MARIN est chercheur au Finnish Institute of International Affairs (FIIA, Helsinki) et rédactrice RSE.