La forêt primaire de Bélovej : un patrimoine transfrontalier

Située sur la frontière entre le Bélarus et la Pologne, la forêt de Bélovej est la plus vaste et la plus ancienne des forêts primaires d’Europe. Sa partie sanctuarisée est l’un des rares sites naturels transfrontaliers reconnus par l’UNESCO comme patrimoine de l’humanité. La protection comme la mise en tourisme du reste du massif se heurtent pourtant à bien des difficultés.


Paysage typique de la pouchtcha de Bélovej.Le massif forestier de Bélovej s’étend sur près de 150 000 hectares, répartis entre le territoire des oblastide Brest et Grodno au sud-ouest du Bélarus et la voïvodie de Podlachie en Pologne. Qu’on la nomme Bélovejskaïa pouchtcha (en russe) ou puszcza Białowieska (en polonais), la notion de « pouchtcha » évoque une forêt dense et profonde, épargnée par la civilisation, chargée d’énergies telluriques et riche en légendes populaires.

Terrain de chasses royales fastueuses au Moyen-Âge, la pouchtcha, comme ses emblèmes les plus majestueux –le chêne et le bison– a toujours servi de vitrine à la puissance de ceux qui la contrôlaient. Son destin est indissociable des luttes de pouvoir: la forêt a successivement appartenu à la Russie kiévienne, aux princes de Lituanie, à l’État polono-lituanien puis à l’Empire russe. Polonaise durant l’entre-deux-guerres, occupée et saccagée par les troupes nazies, la forêt fut coupée en deux par le déplacement de la frontière soviéto-polonaise en 1945. Environ 60 % du massif passa alors sous souveraineté soviétique, avant de revenir en 1991 au Bélarus indépendant. Côté polonais de la frontière, la moitié (53 km²) du parc national de Białowieża établi en 1932 a été reconnue par l’UNESCO en 1979 comme réserve de la biosphère, où toute forme d’activité humaine est prohibée. En 1992, cette zone sanctuarisée fut étendue pour englober le parc national mitoyen (bélarusse) de Bélovejskaïa pouchtcha, sur toute sa superficie (876 km²), du moins sur le papier. Car la conservation de ce patrimoine partagé ne va pas toujours de soi: aux divergences d’intérêts qui opposent écologistes et exploitants sylvicoles s’ajoutent les tensions diplomatiques entre Varsovie et Minsk. La coordination des initiatives au niveau local s’en trouve compliquée, y compris dans le domaine du tourisme durable dont l’ONU encourage pourtant le développement[1].

La « pouchtcha », poumon vert d’Europe

La pouchtcha de Bélovej constitue un écosystème unique tant par son ancienneté –le massif est âgé d’au moins 10 000 ans– que par la diversité des essences et des espèces qui y prospèrent. La forêt est dite primaire car elle a les caractéristiques des forêts hercyniennes héritées de l’ère glaciaire, telles qu’elles existaient durant l’Antiquité, et dont elle est le dernier vestige en Europe.

Située dans la plaine de Sarmatie, sur la ligne de partage des eaux entre la Baltique et la mer Noire, la pouchtcha est un massif mixte mêlant feuillus et conifères, chênes à troncs multiples, arbustes touffus et pins géants, jeunes pousses de bouleau, arbres à baies et orchidées rares (comme le « soulier de Vénus »). Les scientifiques y ont dénombré des centaines d’espèces différentes de mousses et de lichens, 600 sortes de champignons, 250 espèces d’oiseaux (dont le grand tétras et le grand-duc) et plus de 9 000 insectes. Mais c’est surtout l’âge et la taille des arbres du massif qui en imposent: l’un des plus vieux chênes a 600 ans, le tilleul le plus ancien 400, et certains sapins et épicéas mesurent plus de 40 mètres.

Poumon vert d’Europe, la pouchtcha s’est réduite à cause de la surexploitation de ses ressources en bois. En août 1915, sous occupation allemande, elle subit des coupes à blanc pour laisser place à un camp de prisonniers de guerre, plusieurs scieries et 325 km de voies ferrées pour acheminer du bois de chauffage vers l’Allemagne. Récupérée par la Pologne en mars 1921, la forêt est cédée en concession à une firme britannique, The Century European, qui, en vingt ans, abattra près d’un tiers des arbres. Occupée de nouveau par les Allemands entre 1939 et juillet 1944, la pouchtcha est déclarée en décembre 1941 domaine de chasse du Reich, à l’initiative de Goering, grand amateur en la matière[2].

Le bison, tsar et emblème du massif

La pouchtcha de Bélovej a en effet toujours fait le bonheur des chasseurs. Sangliers, élans, cerfs et chevreuils y abondent, ainsi que les renards, loups, lynx et wapitis. Plusieurs espèces qui foisonnaient dans la forêt ont définitivement disparu en raison du braconnage ou de la réduction de leur habitat : l’aurochs, le glouton, le tarpan, l’ours et le chat sauvage. Seul le bison européen, « seigneur » de la pouchtcha, a toujours été protégé. Dernier grand mammifère contemporain du mammouth encore présent sur terre, à l’état sauvage le bison a disparu des forêts d’Europe de l’ouest il y a plus de 200 ans. En Russie, le tsar Alexandre Ier l’a déclaré animal protégé en 1802, ce qui a permis à la monarchie russe de perpétrer pendant plus d’un siècle la tradition des grandes chasses d’apparat, un divertissement qui dans la pouchtcha de Bélovej remontait aux rois de Pologne.

La gestion du cheptel n’était pourtant pas durable: de 1900 têtes en 1857, il s’est réduit à 700 en 1912, date de la dernière grande chasse impériale. En 1917, les bisons de Bélovej n’étaient plus que 120, les Allemands ayant procédé à un abattage systématique des animaux pour leur viande durant la guerre. En 1919, disparut le dernier individu. Dix ans plus tard, la Pologne entama un fastidieux travail de réintroduction, à partir de sept bisons prélevés dans des zoos d’Europe, sur la cinquantaine alors recensés dans le monde. En URSS, la même démarche fut entamée en 1945 et, dans les années 1960, une coopération s’instaura avec la Pologne pour capturer et déplacer les bêtes issues de croisement avec des bisons du Caucase et repeupler la pouchtcha de bisons européens de pure race[3]. Aujourd’hui, la survie de l’espèce est assurée avec 900 têtes, dont les deux tiers se trouvent sur le territoire bélarusse, où le bison est même en surnombre.

Protection et mise en tourisme: un défi transfrontalier

La protection de la pouchtcha de Bélovej est un enjeu ancien (le premier document juridique attestant d’une volonté étatique de la préserver remonterait à 1538) qui s’est internationalisé après la disparition de l'URSS. Ainsi l’UNESCO a-t-elle étendu en 1992 à la partie bélarusse de la pouchtcha le statut de site du patrimoine naturel de l’humanité, attribué en 1979 au parc national polonais de Białowieża. La forêt devint l’un des douze sites transfrontaliers au monde à figurer sur la liste de l’UNESCO. Cependant, cet honneur ne s’accompagnait d’aucun financement extérieur ni de mécanismes contraignants en matière de protection. Or la crise qui frappa la Pologne et le Bélarus dans les années 1990 ne leur permit pas de faire de la conservation de la pouchtcha une priorité. Dans ces confins particulièrement pauvres, le braconnage et la coupe de bois, elle aussi souvent illégale, étaient même les seuls gages de survie pour un large pan de la population locale.

Ces « touteïchi » –terme par lequel se désignent les Bélarusses ethniques, majoritaires de part et d’autre de la frontière– virent donc d’un mauvais œil l’arrivée des experts de l’ONU et des ONG de défense de l’environnement qui prônaient une extension géographique de la zone de biosphère et un contrôle plus sévère des activités agricoles et sylvicoles dans la zone-tampon. En effet, l’une des contreparties du classement de 15 % de la pouchtcha en tant que réserve de biosphère est que, dans les zones adjacentes, les paysans n’ont pas le droit d’électrifier les clôtures de leurs champs ni d’éliminer les nuisibles par exemple[4].

Les « conservationnistes » œuvrèrent avec les agences de tourisme estampillé « durable » pour convaincre les paysans que le développement du tourisme rural était une alternative à même de compenser les pertes économiques induites par le classement du site. La forêt de Bélovej a un potentiel d’attraction certain pour le tourisme «vert», mais aussi le tourisme de mémoire, la partie la plus sauvage de la pouchtcha faisant partie des Kresy Wschodnie, ces territoires cédés à l’URSS dont les Polonais sont si nostalgiques. Les flux touristiques, de l’ordre de 100 000 visiteurs annuels à Bialowieża, ont augmenté vers le Bélarus depuis qu’un poste-frontière saisonnier a été ouvert en avril 2005. Désormais les voyagistes peuvent offrir des excursions de groupe à pied, à cheval ou à vélo dans la partie bélarusse de la forêt, et des facilités sont prévues pour l’obtention de visas à la journée. Cependant, le fait que la clientèle soit constituée de Polonais aisés et urbains, qui ont une attitude condescendante vis-à-vis des « pouchtchantsy » (habitants de la pouchtcha)[5], alimente l’animosité de ces derniers à l’égard de ces intrusions. Comme dans d’autres confins où la mise en tourisme des espaces vierges se veut une solution aux problèmes de retard économique[6], dans la pouchtcha de Bélovej les tensions demeurent vives entre néo-conservationnistes « verts » et habitants historiques des lieux.

La principale menace à la conservation de la pouchtcha dans son état originel tient aux difficultés des gouvernements à s’entendre sur un protocole d’action commun pour la protéger. Une ambiguïté subsiste même quant aux « limites du bien » : alors qu’en 1992 tout le parc national de Bélovejskaïa pouchtcha a été enregistré au patrimoine mondial, 15 ans plus tard l’UNESCO s’est aperçue que le Bélarus n’avait en fait interdit les activités humaines que dans un petit périmètre près de la frontière, tandis que sa gestion du reste du parc n’était absolument pas conforme aux impératifs induits par le classement en réserve de biosphère. En outre, le manque de coopération transfrontalière entre la Pologne et le Bélarus a été régulièrement souligné par l’Union internationale pour la conservation de la nature (IUCN), dont les rapports annuels d’évaluation renseignent le Centre du patrimoine mondial de l’UNESCO. Sur leur base, ce dernier peut en effet décider –comme il a menacé de le faire entre 2006 et 2009– de retirer la pouchtcha de Bélovej de sa liste des sites du Patrimoine de l’humanité[7].

Cette pression internationale a poussé les deux parties à conclure un accord bilatéral, le 15 novembre 2006, pour demeurer en lice dans le cadre du projet « Forêt de l’espoir » de l’UNESCO. Malgré tout, il n’a pas incité le Bélarus à tenir ses engagements. Si des documents programmatiques ont été adoptés dans les deux pays, la dimension transfrontalière de leur mise en œuvre et la création d’un couloir pour le passage des grands mammifères –qui suppose le retrait de plusieurs kilomètres de clôtures physiques que le Bélarus refuse de démanteler– restent soumises à l’adoption d’un accord intergouvernemental dont Minsk ajourne la signature pour des raisons politiques.

Notes :
[1] PNUD “Environmentally Sustainable Development in the Belavezhskaia Pushcha Belarus-Poland Region: Combining Protected Area Management with Rural Sustainability”, Project document, United Nations Development Programme, Minsk, 2003, http://un.by/pdf/PD_belpuscha_e.pdf
[2] Liudmila & Philippe Marchesin, Biélorussie. Belovezhskaya Pushcha. Arc géodésique de Struve. Nesvizh. Mir, Reims, L’Infini, collection «Guide-Patrimoine de l’Humanité», 2011, p.18-19 et 39.
[3] Ibid., p.37 et 59.
[4] Grit Hoffman “Europe’s Last Primeval Forest”, reportage diffusé par la Deutsche Welle le 9 octobre 2012, en ligne sur: www.dw.de/europes-last-primeval-forest/a-16293607
[5] Eunice Blavascunas “Imaginative Geography at the Forested Polish/Belarusian Borderland”, Villa Sokrates - Annus Albaruthenicus vol.1, 2010: http://czasopis.pl/villa-sokrates/annus-albaruthenicus-2010/art-4
[6] Sylvain Guyot & Frédéric Richard, «Les fronts écologiques - Une clef de lecture socio-territoriale des enjeux environnementaux?», L'Espace Politique, n°9, 2009-3:http://espacepolitique.revues.org/index1422.html
[7] L’ensemble des rapports, documents et décisions de l’UNESCO concernant le site est disponible sur: http://whc.unesco.org/en/list/33/documents/

Vignette : Paysage typique de la pouchtcha de Bélovej. Photo Marek Więckowski, septembre 2008.

* Anaïs MARIN est chercheur au Finnish Institute of International Affairs (Helsinki)

 

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