Les frères de la forêt : mémoires de la résistance antisoviétique en Lettonie et en Lituanie

Le rétablissement du régime soviétique dans les républiques baltes après 1944 a rencontré une résistance armée dans les zones rurales. Celle-ci est symbolisée par les forêts où s'abritaient les résistants. En Lituanie, les combats étaient plus organisés et ont duré plus longtemps qu'en Lettonie. À cet écart s'ajoutent entre les deux pays des différences dans les processus d'écriture d'histoires nationales et dans la commémoration de ces événements.


La ministre lituanienne de la Défense, Rasa Juknevičienė, à Lestene en Lettonie le 8 mai 2011

Entre 1944 et 1953, 30 000 combattants maintenaient de nombreuses zones rurales de Lituanie hors du contrôle des autorités soviétiques. Au total, 120 000 personnes considérées comme opposants actifs au régime soviétique ont été tuées, arrêtées ou bien amnistiées sur le territoire lituanien. En Lettonie, pour une population globale équivalente, et même si les estimations sont variables, l'historiographie a dénombré au total environ 10 000 opposants armés au régime soviétique sur la même période et 50 000 résistants au total[1].

Combattants, frères de la forêt ou partisans ? 

Pour les autorités soviétiques, les frères de la forêt étaient des nationalistes bourgeois et des bandes armées par les Allemands « qui se cachaient sous le nom de 'partisans' ou de 'frères de la forêt' ». L'historiographie soviétique soulignait la violence de leurs actions et, avec raison, la présence dans leurs rangs d'individus ayant collaboré avec l'occupant allemand. Elle utilisait le terme de «partisans» pour désigner les résistants soviétiques à l'occupation nazie et celui de «frères de la forêt» pour désigner les résistants à la répression de la révolution de 1905. Or ce sont principalement ces deux termes qui ont été utilisés par la littérature occidentale pour désigner la résistance à la «resoviétisation» après 1944. Leur emploi a dû faire l'objet d'un choix après 1991 dans les États baltes.

En Lettonie, deux termes coexistent aujourd'hui. Le premier, « mežabrāļi » (frères de la forêt), est d'un usage courant, comme en russe (lesnye bratia) ou en estonien (metsavennad). Mais les anciens frères de la forêt et la communauté historienne ont imposé le terme «partisans nationaux», employé dans les manuels scolaires et dans toutes les occasions où il est rendu hommage au mouvement. Il s'agit ici d'adopter la désignation que les combattants se donnaient eux-mêmes. En effet, « les partisans se désignaient eux-mêmes comme 'partisans et non comme frères de la forêt »[2]. L'ajout de l'adjectif national distingue en outre les frères de la forêt des « partisans soviétiques », résistants à l'occupation nazie (1941-1944) et qui eux-mêmes s'étaient cachés plus tôt dans les mêmes massifs forestiers.

Aujourd'hui, en Lituanie, les personnes qui se sont distinguées dans la lutte contre le régime soviétique sont appelées partisans[3]. C’était également le terme employé par les personnages du film lituanien soviétique Niekas nenorėjo mirti (« Personne ne voulait mourir ») sorti en 1965. Celui-ci retrace la situation dans un village de Lituanie après l’assassinat par les partisans du président du village. Officiellement, c'est toutefois le terme de « combattant de la liberté » (laisvės kovotojas en lituanien) qui est utilisé. Ce terme a été fixé lors du congrès des partisans lituaniens qui se déroula au mois de février 1949 dans le nord de la Lituanie. Les différentes organisations de lutte contre le pouvoir soviétique fusionnèrent alors en une seule, le Mouvement lituanien de lutte pour la liberté (Lietuvos laisvės kovos sąjūdis), un organisme qui existe toujours aujourd’hui.

« La meilleure cachette, c'est la forêt »

Les forêts profondes et marécageuses de Lituanie et de Lettonie servirent de refuge à de nombreux groupes de partisans. Les frères de la forêt ne résidaient pas seulement dans la forêt mais également dans des villages ou des fermes isolées. Mais c'est la forêt qui est au cœur de leurs récits. Les habitants des villages la connaissaient sur le bout des doigts. La cueillette des champignons et des baies en été et à l’automne permit à ceux qui s'engageaient dans la résistance anti-soviétique de subsister pendant l’hiver, en sus de l'aide accordée par ceux qui restaient au village. Les partisans connaissaient les endroits idéaux pour dissimuler les hommes et les armes. Ils creusèrent des caches souterraines exigües et humides, mais organisèrent aussi parfois des camps en surface.

Ce lien avec la nature se traduisit dans les pseudonymes adoptés par les combattants. En Lituanie, ils portaient tous un nom d’arbre, de plante ou d’oiseau pour dissimuler leur identité en premier lieu, mais aussi pour montrer leur attachement à des lieux sacrés. Il est toujours fréquent de trouver aujourd’hui dans les forêts des pierres ou des arbres dotés d’un caractère païen.

Mais plus qu'un territoire précis, la forêt apparaît également comme un «maquis» ou comme une métonymie employée pour désigner l'engagement d'une personne dans la résistance antisoviétique. Les expressions «s e cacher en forêt », « entrer dans la forêt » et « sortir de la forêt » reviennent en permanence dans les archives de la police de sécurité, chargée de les traquer[4] et dans les entretiens menés avec d'anciens riverains.

L'historiographie lituanienne comme modèle pour les historiens lettons

En Lituanie, la violence de la résistance antisoviétique est un thème privilégié du travail mené depuis 1991 d'écriture de l'histoire. Ce travail prolonge les travaux de la diaspora lituanienne, qui avaient déjà tenté de faire des partisans un modèle de vertu nationale. Au même moment, les partisans devenaient un vrai sujet de société: publication des récits, commémorations, nombreuses publications en lituanien et dans d'autres langues[5]. La réception des discours sur les partisans dans la population est d'autant plus forte que tout Lituanien ou presque avait un partisan dans sa famille. Les partisans font partie de la mémoire collective construite en Lituanie depuis 1991.

Au contraire, le mouvement partisan letton est peu connu[6]. En outre, dans leur démarche d’écriture de l'histoire de la période soviétique et de popularisation de celle-ci, les historiens lettons n'ont pas pu s'appuyer sur la littérature existante. D'une part, les travaux du principal historien letton du mouvement partisan, Ādolfs Šilde (émigré en RFA), connu pour son nationalisme et son antisémitisme, ne constituaient pas une référence acceptable. D'autre part, les travaux occidentaux ont souligné l'éparpillement et la faible durée des combats en Lettonie, achevés plus rapidement qu'en Lituanie et même qu'en Estonie[7]. Comme on le voit dans les matériaux d'une conférence organisée par la commission des historiens de Lettonie en 2005, ces travaux sont ignorés ou très critiqués par les historiens lettons. Dans ce volume, la plupart d'entre eux tentent de démontrer le caractère organisé de la résistance ainsi que l'engagement politique des partisans. Pour cela, ils durent remettre en cause l'ensemble de l'historiographie, soviétique comme occidentale. L'historien letton Heinrihs Strods rejette par exemple le terme de guérilla, privilégié par les auteurs occidentaux, et le traduit par « guerre partisane »[8]. En revanche, ces historiens citent dans le même volume de nombreuses sources bibliographiques lituaniennes portant sur le mouvement partisan lituanien. Et ils insistent sur la similitude des mouvements dans les deux républiques. Pour ces historiens lettons, l'historiographie lituanienne apparaît donc comme un modèle de représentation des partisans et comme un outil dans l'écriture d'une histoire nationale.

L'enjeu des commémorations

En Lettonie, la mémoire des frères de la forêt est surtout entretenue par l'Union des partisans nationaux ainsi que par quelques historiens et hommes politiques représentés dans la presse conservatrice. En 2011, l'Union des partisans nationaux de Lettonie a par exemple co-organisé la reconstitution historique de la prise –par la police de sécurité en mars 1949– du bunker d'Īle, où se cachaient des partisans lituaniens et lettons. Ce bunker, situé dans la forêt près de la frontière entre les deux pays, avait été reconstitué en 2009.
Mais en Lettonie, les commémorations restent assez confidentielles et les représentants de l'Union des partisans font état d'un soutien assez réservé à leurs activités de la part du gouvernement et des communes. Les voix sont nombreuses en Lettonie pour regretter la faible place de la mémoire des partisans dans la vie politique et admirer le sérieux lituanien en matière de commémorations. Le 8 mai 2011 fut organisé à Lestene en Lettonie une cérémonie d'inauguration de stèles à la mémoire des partisans nationaux. Alors que le ministre letton des Affaires étrangères y soulignait la nécessité de respecter la mémoire de tous les morts au combat quel que soit leur camp, la ministre lituanienne de la Défense, Rasa Juknevičienė, qui avait été invitée, affichait clairement : « Le sacrifice des partisans nationaux nous montre la voie à suivre.[…] Les partisans lituaniens, lettons et estoniens ne sont pas morts en vain : ils se sont battus pour qu'un jour les trois pays baltes puissent appartenir à l'Europe occidentale démocratique. »[9]

Les commémorations lituaniennes des partisans figurent régulièrement à l'agenda national et placent les anciens partisans sur un piédestal. En 1999, le cinquantenaire du Mouvement lituanien de lutte pour la liberté a été commémoré et la Lituanie a déclaré 1999 année de la lutte pour la liberté de la Lituanie. Le 16 février 2010, un monument à la mémoire de la signature de la déclaration du Congrès des partisans lituaniens de 1949, précédemment évoqué, a été inauguré dans le nord de la Lituanie, non loin de Radviliškis. Les tentatives de considérer cette période par un prisme différent ont toujours provoqué une controverse. Le roman de Marius Ivaškevičius Žali(Les Verts) qui dépeint une résistance partisane fonctionnant sans idéalisme et qui refuse de multiplier les stéréotypes concernant « une guerre juste » a été peu apprécié par la critique à sa publication en 2002, car jugé offensant pour les héros de cette guerre.
Au contraire, les initiatives publiques saluées sont par exemple celle de la chanteuse Aistė Smilgevičiūtė et de son groupe « Skylė » qui ont sorti en 2010 un album dédié aux partisans. Inspirés par les chants des partisans, les musiciens ont composé sur cette base de nouvelles mélodies rock et folk et écrit de nouvelles paroles racontant l’histoire d’un groupe de partisans. Un album loué par tous pour son caractère patriotique et édifiant pour la jeunesse. Soixante ans après la fin de la guerre partisane, la mémoire des partisans en Lituanie est toujours d’une importance vitale pour le pays qui y voit un modèle de résistance et d’affirmation de soi dans le contexte de la mondialisation. Cette attitude ne permet néanmoins pas de remettre en question cette mémoire au caractère sacré et de l’intégrer dans le contexte plus complexe des différentes mémoires de l’époque soviétique.

Notes :
[1] Alfonsas Eidintas et aliiLietuvos istorija, Vilnius: Vilniaus universiteto leidykla, 2013 ; Heinrihs Strods, Latvijas nacionālo partizānu karš: Dokumenti un materiāli, 1944-1956, Rīga : Preses nams, 1999.
[2] Inese Dreimane, « Ziemeļlatgales iedzīvotāju atmiņas », in Rudīte Vīksne (dir.), National resistance to communist regimes in Eastern Europe after World War II : Materials of an international conference 7-8 June 2005 Riga, Riga : LVIA, 2005., p. 211.
[3] http://president.lt/lt/
[4] À ce sujet voir Juliette Denis, « 'À ceux qui se cachent encore dans les forêts' : Stratégies soviétiques face aux résistants anticommunistes en Lettonie », Journée d'études « À la lisière de la guerre : Révoltes, guérillas et massacres en forêt au XXème siècle », IHTP-CNRS, Paris, 24 septembre 2009.

[5] Arvydas Anušauskas, « La composition et les méthodes secrètes des organes de sécurité soviétiques en Lituanie, 1940-1953. », Cahiers du monde russe, 2001/2-3-4, p. 321-356 ; Dalia Kuodytė, La guerre après la guerre: La résistance armée antisoviétique en Lituanie en 1944-1953, Vilnius : Centre de recherche sur le génocide et la résistance en Lituanie, 2009.
[6] Voir à ce sujet de texte de Klinta Ločmele publié dans ce même dossier.
[7] Romuald Misiunas & Rein Taagepera, The Baltic States: Years of Dependence 1940–1980, Berkeley: University of California Press, 1983, p.90.
[8] Cf. Heinrihs Strods, « Nacionālie un padomju partizāni Baltijā 1941.–1956. gadā : kopējais un atšķirīgais », in Rudīte Vīksne (dir.), op. cit. p. 32. Sur H. Strods, voir également : Juliette Denis, « Entretiens avec les directeurs du Musée juif et du Musée de l'occupation de Riga, les 29 et 30 avril 2011, à Riga, Lettonie », The Journal of Power Institutions in Post-Soviet Societies, 2011, n°12.
[9] Artis Drēziņš, «Lietuvā godina nacionālos partizānus», Latvijas Avīze, 18 mai 2004; Daina Ozoliņa, «Pabriks: Izrādīsim cieņu kritušajiem un iestāsimies par taisnīgumu», dépêche de l'agence de presse du ministère letton de la Défense, 8 mai 2011; Māris Antonevičs, «Lai neaizmirstu», Latvijas avīze, 17 décembre 2012.

Vignette : La ministre lituanienne de la Défense, Rasa Juknevičienė, à Lestene en Lettonie le 8 mai 2011 (Gatis Dieziņš , ministère letton de la Défense).

* Marielle VITUREAU est journaliste indépendante dans les États baltes.

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