La guerre médiatique, nouvel outil de pression russe sur le régime biélorusse

Pilier du projet de réintégration économique de l’espace post-soviétique, la Biélorussie défend si âprement sa souveraineté que le Kremlin a déployé ces derniers mois une nouvelle arme de guerre pour faire pression sur son voisin : le docu-thriller politique. Décryptage.


Alexandre Loukachenko à l'émission "Qui veut gagner des millions?" de D.Dibrov, vu par le dessin animé satirique russe "Mult Lichnosti". Longtemps mise sur le compte de l’inimitié personnelle entre Vladimir Poutine et Alexandre Loukachenko, la dégradation des relations russo-biélorusses a atteint en 2010 un point de non-retour. Etape décisive de ce divorce assumé, la diffusion depuis l’été par la chaîne de télévision russe NTV –propriété de Gazprom– d’une série documentaire consacrée au système Loukachenko, Krëstny Batka[1].

Le film dénonce les exactions et malversations commises par celui que seules les démocraties occidentales désignaient jusqu’ici comme «le dernier dictateur d’Europe». Cette salve médiatique complète l’armada que mobilise (en vain) la Russie depuis 2004 pour peser sur les orientations économiques et diplomatiques de son voisin. Elle inaugure aussi un nouveau mode de soft power, mélange de diplomatie gazière, de propagande et de chantage public, visant à dénigrer aux yeux de son électorat l’indéboulonnable «Batka», au pouvoir depuis 1994, avec lequel Moscou ne veut clairement plus traiter.

Le contexte: désormais, l’amitié se paie

De tous les pays de son étranger proche, la Russie a toujours vu en la Biélorussie son alliée la plus naturelle, entre autres du fait de la faiblesse de l’identité nationale de la «jeune» république indépendante. Au nom de la fraternité slave orthodoxe, Moscou attend de Minsk son soutien aux projets d’architecture de sécurité et d’espace économique commun incarnés par l’Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC) et l’Union douanière, que les résistances biélorusses ont mis en échec jusqu’à récemment. Pour le Kremlin, le projet d’Etat Uni russo-biélorusse, en plan depuis que «Batka» a refusé que le rouble russe en soit la monnaie unique, est la pierre d’angle de l’édifice. Cependant l’ensemble supposerait que la Biélorussie libéralise son économie et que les deux pays aient une politique tarifaire concertée –ce qui est loin d’être le cas, comme le montre l’exacerbation des tensions au sujet de la taxation des livraisons russes d’hydrocarbures.

Pour la Russie, l’enjeu d’un changement de politique en Biélorussie est triple: il lui permettrait de conquérir des parts dans le patrimoine industriel biélorusse, qui reste entièrement à privatiser; de contrôler les infrastructures de transit énergétique vers l’Europe; et d’imposer des conditions douanières avantageuses pour ses entreprises. Or c’est précisément là que le bât blesse: le petit père du peuple biélorusse persiste à résister aux pressions «intégratives» de son puissant voisin. Le régime retarde les réformes qui ouvriraient le pays aux investisseurs russes, ne paye ses dettes à Gazprom que lorsque les approvisionnements sont suspendus, et multiplie les pieds de nez au Kremlin, comme en mars, lorsque A.Loukachenko est parti au Venezuela le jour où Vladimir Poutine venait à Minsk pour une réunion de travail de l’Etat uni russo-biélorusse.

Estimant que seule l’alternance pourrait remettre de l’ordre dans le couple, le Kremlin a commencé à menacer les fondements mêmes du régime paternaliste de Loukachenko en suspendant les «ristournes» accordées jusqu’ici à la Biélorussie pour le paiement de sa facture énergétique. D’après les calculs des experts russes, la Russie aurait en effet directement ou indirectement subventionné le «miracle économique biélorusse» à hauteur de 50 milliards d’USD sur quinze ans… sans rien obtenir en retour. C’est la principale accusation que porte le documentaire-choc de NTV, dont chaque épisode apporte son nouveau lot de révélations compromettantes.

Le docu-thriller politique, arme de guerre médiatique

Visiblement commissionné par le Kremlin, Krëstny Batka est un modèle du genre de journalisme d’investigation propagandiste dont NTV s’est fait le spécialiste. Amalgame peu subtil et répétitif d’images d’archives (non-datées), de témoignages d’opposants au régime biélorusse et d’interviews d’experts à l’objectivité douteuse, son seul mérite est de révéler le caractère autoritaire du régime Loukachenko au grand public: bien que censuré, le film peut être vu par ceux en Biélorussie qui reçoivent NTV par satellite ou ont accès à internet –soit 40% de la population d’après l’institut de sondage indépendant IISEPS.

L’accent porte sur la personnalité du dictateur, présenté comme le «parrain» d’un système clanique, répressif et criminel qui contrôle l’ensemble de la société. Images à l’appui, les auteurs du reportage rappellent l’admiration de «Batka» pour Hitler et Staline, et révèlent qu’il souffrirait du même type de schizophrénie qu’eux: la «psychopathie mosaïque», syndrome diagnostiqué il y a dix ans par un obscur psychiatre russe qui a depuis changé d’identité. La maladie expliquerait les pulsions sadiques et mythomanes de A.Loukachenko, et qu’il ait commandité l’assassinat d’une dizaine d’opposants politiques. Le film revient en effet en détail sur le sort des «disparus sans laisser de trace»[2] et sur le récent «suicide» d’Oleg Bebenin, fondateur du site dissident Charte 97 et directeur de campagne d’Andreï Sannikov, le leader du mouvement Biélorussie européenne. Dans le quatrième épisode du documentaire, diffusé le 8 octobre, les enquêteurs prétendent connaître des témoins réfugiés en Russie qui détiennent les preuves de l’implication des sbires de Loukachenko dans ces disparitions.

Au fil des épisodes, le docu-thriller met aussi en lumière les mécanismes de la fraude douanière qui a permis au clan Loukachenko de détourner des millions de dollars vers le «Fonds présidentiel», une caisse noire qu’il utilise à sa guise en toute opacité. Sur le front diplomatique. Enfin, le reportage énumère les mauvaises fréquentations du «traître» Loukachenko: le président kirghize déchu Kourmanbek Bakiev, réfugié à Minsk depuis avril; Mikheïl Saakachvili, qui dans une interview à la télévision biélorusse le 15 juillet (soit 10 jours après la diffusion du premier épisode du feuilleton), a vivement critiqué les «manœuvres de propagande» russes; et surtout l’oligarque Boris Berezovski, que l’avocat Emanuel Zeltser[3], interviewé au sortir des geôles du régime en 2009, désigne comme le gestionnaire de fortune des clans Bakiev et Loukachenko à l’étranger. D’après d’autres protagonistes du film, le milliardaire russe exilé à Londres aurait été vu souvent à Minsk dernièrement, quand bien même la justice russe attendrait de Loukachenko qu’il l’extrade.

La diplomatie publique du blogueur Medvedev

L’offensive médiatique russe n’est bien sûr pas restée sans réponse: dans une conférence de presse accordée le 1er octobre aux correspondants russes à Minsk, A.Loukachenko a dénoncé le caractère diffamatoire du film et qualifié la politique russe d’«absurde» et «écervelé». Déclenchant une nouvelle salve côté russe –au plus haut niveau cette fois.

Dans une vidéo mise en ligne sur son blog le 3 octobre, Dmitri Medvedev accuse en effet A.Loukachenko d’avoir «dépassé les bornes du protocole diplomatique mais aussi celles de la décence humaine la plus élémentaire»[4]. D.Medvedev reproche entre autres à son homologue de chercher à «marchander» la reconnaissance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie, dont il se serait pourtant engagé à reconnaître l’indépendance lors d’une réunion de l’OTSC. Quelques semaines plus tôt, l’aide de camp du président russe Sergueï Prikhodko avait d’ailleurs menacé de rendre public le procès-verbal de ladite réunion. Sur un ton menaçant, D.Medvedev dénonce aussi «l’ignominie» consistant à désigner la Russie comme «ennemi extérieur» dans la campagne électorale, et termine son intervention en recommandant à Loukachenko de plutôt «s’occuper de ses affaires», comme par exemple «enquêter sur les nombreuses affaires de disparitions»…

Le mois d’octobre a donc vu une escalade dans la rhétorique officielle de Moscou contre A.Loukachenko, tandis que les médias russes débattent du nombre de jours qu’il lui reste au pouvoir si la Russie ne reconnaît pas le résultat des présidentielles du 19 décembre 2010. Le recours au vidéo-blog inaugure en outre une nouvelle tactique de guerre médiatique: la diplomatie publique[5]. En effet, D.Medvedev ne se contente pas de s’adresser directement «aux citoyens de nos deux peuples frères et partenaires», qu’il enjoint à vivre «dans un climat de liberté, de démocratie et de justice». En disant le pouvoir russe prêt à s’engager «avec nos amis biélorusses» dans cette voie, il laisse entendre que Moscou soutiendrait un (improbable) soulèvement populaire en cas de fraude électorale avérée. En utilisant ce medium de communication, D.Medvedev déballe aussi aux yeux du monde entier le linge sale que le couple russo-biélorusse lavait jusque-là en famille.

Quelles conclusions tirer de ce tournant? Tout d’abord, rappelons que l’arme du thriller politique n’est pas létale: dans la guerre médiatique que la Russie livre à ses voisins de l’étranger proche, il lui arrive de rater sa cible, comme l’illustre le maintien de M.Saakachvili à la tête de la Géorgie. Ensuite, elle reste une arme à double tranchant, que A.Loukachenko sait habilement retourner contre la Russie en se présentant, chez lui comme auprès des chancelleries européennes, en victime d’ambitions impérialistes. C’est probablement pour cela que ni NTV, ni le Kremlin, n’ont nommément désigné de favori pour assurer sa relève. Certes, tous les candidats en lice, même favorables à un rapprochement avec l’UE, estiment qu’il est impératif de se réconcilier avec la Russie. Cependant, seize ans de propagande loukachenkiste ont si bien marqué les esprits qu’aucun prétendant ne s’afficherait comme le poulain de Moscou sans risquer de perdre des voix. Cela dit, la guerre n’est pas finie et les «technologues politiques» russes ne sont pas à court de munitions: d’après Deutsche Welle, d’autres épisodes du feuilleton Batka le parrain pourraient être diffusés d’ici le scrutin…

Notes :
[1] «Batka» (petit père en russe) est le surnom le plus répandu de A. Loukashenko. Grâce à un jeu de mot sur krëstny otets (le parrain), le titre du feuilleton évoque le fameux film de Francis Ford Coppola. Les quatre épisodes déjà diffusés sur NTV sont accessibles sur Youtube via http://charter97.org/ru/news/hottopic/31/.
[2] C’est ainsi que les défenseurs des droits de l’homme désignent les opposants dont la disparition en 1999-2000 n’a toujours pas été élucidée: Guennady Karpenko, Iouri Zakharenka, Viktar Gonchar, Anatoly Krasovsky et Dimitri Zavadsky notamment.
[3] Cet avocat américain d’origine russe a été arrêté à Minsk en mars 2008 alors qu’il venait défendre le proche d’un ancien associé de Berezovski en conflit avec l’oligarque russe sur des contrats pétroliers en Biélorussie. Au procès Mabetex en 2001, Zeltser était le défenseur de Pavel Borodine, l’ancien administrateur de biens du Kremlin et désormais secrétaire exécutif de l’Etat Uni russo-biélorusse.
[4] La vidéo est en ligne sur http://blog.kremlin.ru/post/111. Une transcription en anglais, intitulée «The senseless period of tension in relations with Belarus is certain to come to an end», est aussi disponible.
[5] La formule est de Yelena Osipova, observatrice de blogs pour RuNet Echo, dans son billet daté du 5 octobre, cf. http://fr.globalvoicesonline.org/2010/10/07/45977/.

Vignette : Alexandre Loukachenko à l'émission "Qui veut gagner des millions?" de D. Dibrov, vu par le dessin animé satirique russe "Mult Lichnosti".

* Anaïs Marin est expert sur la Biélorussie au Finnish Institute of International Affairs (www.upi-fiia.fi).