La langue russe dans l’étranger proche : le cas de la Gagaouzie

En Moldavie, la législation linguistique accorde à la langue russe le statut de «langue de communication interethnique». La place du gagaouze, langue minoritaire de Moldavie, face au statut de la langue russe, offre un cas d’étude intéressant.


http://gagauzinfo.md Les politiques linguistiques engagées au début des années 1990 dans les Etats indépendants issus des anciennes républiques soviétiques permettent aux langues nationales d’accéder progressivement aux fonctions de langue officielle ou de langue d’Etat[1]. L’aménagement du statut de langue d’Etat (officielle) passe souvent par la contestation de la place occupée par la langue russe, avec laquelle ces langues se sont retrouvées en concurrence, mais aussi par la redéfinition des statuts des langues minoritaires. Ainsi, le statut accordé à la langue russe dans les nouveaux Etats indépendants témoigne du poids de l’influence de la Russie et de la culture russe comme des différentes attitudes vis-à-vis de ce voisin et du passé soviétique commun. En 2010, la langue russe a acquis un statut de langue officielle –aux côtés de la langue nationale- en Biélorussie (référendum de 1995, Constitution 1996), au Kazakhstan (loi sur les langues 1997), au Kirghizistan (depuis 2000). En Arménie et en Ukraine, le russe est la «langue de minorité ethnique», en Lituanie, «langue de minorité nationale» et en Lettonie et Estonie, elle est une «langue étrangère». En Moldavie, elle est réduite au statut de «langue de communication interethnique».

L’unité territoriale autonome moldave de Gagaouzie, accordée en décembre 1994 à la minorité turcophone et orthodoxe gagaouze résidant sur un territoire discontinu de 1.831 km2 dans le sud du pays, représente un cas intéressant d’affirmation identitaire, d’attachement à la langue russe et de réintégration dans une configuration sociolinguistique nouvelle dans la République de Moldavie indépendante. En effet, depuis 1994, le russe a, sur ce territoire, le statut de langue officielle, à côté du moldave et du gagaouze. Ce statut de co-officialité du russe en Gagaouzie laisse aux Gagaouzes la possibilité de poursuivre l’utilisation quasi-exclusive du russe dans tous les domaines de la vie publique, dans l’enseignement et dans les relations avec l’administration centrale: «la correspondance avec les autorités de l’administration publique de la République de Moldavie, avec les entreprises, organisations et institutions situées en dehors du territoire de Gagaouzie se fait en langues russe et moldave»[2] Notons que seulement 4% des Gagaouzes se sont déclarés roumanophones lors du recensement en 1989[3].

La langue russe et la mobilisation des groupes ethniques

A la fin des années 1980, dans les républiques soviétiques socialistes, les réformes se sont cristallisées autour des revendications linguistiques. En RSS de Moldavie, l’Union des écrivains de Moldavie était à l’origine du mouvement militant pour le soutien de la démocratie et pour la promotion de la langue nationale moldave et de l’alphabet latin (rappelons pour simplifier que le moldave est apparenté au roumain). La société civile moldave et les premiers partis politiques d’opposition ont émergé à partir de 1988, grâce au développement des mouvements populaires initiés par les élites culturelles. A ses débuts, le Front populaire moldave se basait sur une coalition pluriethnique. Or, très vite, la renaissance de la seule culture roumaine est devenue sa préoccupation essentielle. Ainsi, l’orientation pan-roumaine d’une partie active de l’élite moldave couplée à la prise de distance (indépendantiste) du gouvernement moldave vis-à-vis de Moscou a mené à un renversement de la dominance de la langue russe au profit du roumain. Cette évolution a fortement inquiété la population russophone de Moldavie. Dans le sud de la Moldavie, à Comrat, le groupement culturel gagaouze constitué en 1988 s’est, lui, transformé en association politique Gagauz Khalky (Peuple gagaouze), soutenue par l’élite administrative régionale. L’évolution de la situation politique et linguistique en Moldavie a amené les Gagaouzes à déclarer en août 1990 la République socialiste soviétique gagaouze et, un mois plus tard, la République socialiste soviétique moldave de Transnistrie est proclamée dans l’est de la république. Durant ces deux conflits (conflit gagaouze en 1989-1994[4] et de Transnistrie depuis 1989), les sécessionnistes ont exprimé un soutien à la langue russe et ont rejeté le roumain.

Un rapide historique des relations entre les langues russe et gagaouze s’impose pour comprendre l’évolution de leurs liens. Si la première grammaire gagaouze date des années 1920-1930, quand la région faisait encore partie de la Roumanie, la langue n'a jamais été officiellement enseignée. A l’époque de l’URSS, le russe est devenu la langue intermédiaire aussi bien entre les Russes et les autres nationalités et groupes ethniques, qu’entre ces différentes nationalités et groupes ethniques entre eux. La langue gagaouze était quant à elle réservée à l’usage privé, et n’a pas été enseignée avant 1957. A cette date, le gouvernement moldave a adopté l’utilisation de l’alphabet cyrillique pour le gagaouze, et quelques écoles ont proposé l’enseignement de la langue, mais l’ont abandonné dès le début des années 1960. Depuis 1996, les autorités gagaouzes ont adopté l’alphabet latin pour le gagaouze, qui a commencé à être enseignée en tant que matière (langue et littérature gagaouzes). Fait remarquable, en 2005, près de 25.000 élèves apprennent le gagaouze en tant que matière (soit près d’un sixième de la population gagaouze)[5]. Ce choix permet notamment de simplifier les échanges avec la Turquie. Ainsi, en 2003-2004, le ministère turc de l’Enseignement a accordé 40 bourses à des étudiants gagaouzes.

La langue russe: facteur d’intégration à l’espace postsoviétique ou vecteur d’influence russe?

Lors des deux conflits sécessionnistes transnistrien et gagaouze, auxquels la Moldavie a été confrontée au cours des années 1990, la langue russe a été l’un des facteurs de mobilisation des zones rebelles. Toutefois, ces deux territoires ont finalement divergé dans leurs politiques linguistiques, notamment dans le domaine de l’enseignement. La Gagaouzie a opté pour les programmes de l’Education nationale de la République de Moldavie[6], alors que la Transnistrie a préféré adopter les standards et programmes d’enseignement de la Fédération de Russie. Explications.

A la fin des années 1990, la Russie a affirmé la prééminence de l’Etat fédéral sur les régions, et a souligné son soutien aux compatriotes dans l’étranger proche[7]. Pour ce faire, Moscou a d’abord redressé la situation de la langue russe en Russie même. Selon les experts, le niveau de maîtrise de la langue russe –langue d’Etat– était alors en déclin en Fédération de Russie et dans les nouveaux pays indépendants, le nombre de russophones risquait d’être divisé par deux dans les 10 ans à venir si rien n’est entrepris. Le gouvernement russe s’est alors doté en décembre 2005 d’un Programme fédéral qui prévoit le soutien à la langue russe dans l’étranger proche «comme base du développement des processus d’intégration au sein de la CEI». Ce Programme Langue russe (2006-2010) regroupe deux dossiers précédents (Langue russe et Programme de soutien par la Fédération de Russie aux processus d’intégration dans le domaine de l’enseignement de la CEI), et doit servir de base pour consolider la place de la langue russe «aussi bien au sein de la Fédération que dans les pays membres de la CEI et les Etats Baltes».

Des rectifications introduites en mars 2010 (adoptée en juillet) concernent plus particulièrement la coopération interétatique pour le soutien des compatriotes russes à l’étranger; elles permettent surtout de nuancer le rapport complexe entre la langue et le pays d’origine. Il n’est désormais plus possible de considérer spontanément comme compatriote toute personne qui réside dans un Etat issu de l’ex-Union soviétique: le principe de l’auto-identification prévaut. Le maintien du lien des Etats avec leurs compatriotes à l’étranger se fait dès lors dans un cadre juridique proprement national et au travers des accords bilatéraux qui se diversifient. Hors de la Russie, une nouvelle dynamique s’installe alors dans le rapport des locuteurs en langue russe à la langue nationale de l’Etat où ils résident.

La langue russe et les stratégies électorales

La politique moldave, favorable à la protection des droits des minorités et au plurilinguisme, a permis d’apaiser les tensions sociales dans le pays. Le rôle de la coopération interétatique promue par la Russie, qui soutient les compatriotes russophones, y est aussi pour quelque chose. Toutefois, les questions linguistiques n’ont pas totalement disparu de l’agenda politique de certains partis.

En septembre 2010, la Nouvelle Gagaouzie, association dirigée par le maire gagaouze de Comrat, a ainsi lancé une collecte de signatures pour l’organisation d’un référendum républicain pour faire de la langue russe la deuxième langue officielle de la République de Moldavie. D’après Mihai Ghimpu, président intérimaire de Moldavie, cette initiative des Gagaouzes est purement électoraliste: «C’est une pratique répandue, depuis 1990, pour obtenir des voix et c’est dommage que les gens se fasse piéger par ce genre d’astuces»[8]. Par ailleurs, la campagne électorale du petit Parti humaniste de Moldavie (PUM), crédité de seulement 0,9% de voix aux élections parlementaires du 28 novembre 2010 (donc sous le seuil de 4% requis pour accéder au Parlement), a lui aussi affiché son soutien à la langue russe en tant que deuxième langue d’Etat. D’après le PUM, ce statut permettrait notamment de résoudre le problème de la Transnistrie.

La place et le statut de la langue russe en Gagaouzie révèlent les enjeux non seulement identitaires des minorités culturelles et ethniques de Moldavie, mais aussi politiques. Vu par les autorités moldaves comme une langue qui concurrence la promotion et le fonctionnement de la langue d’Etat, le russe est considéré par les Gagaouzes et la population de la Transnistrie comme un moyen de défense contre l’assimilation. Or, si les premiers ont finalement accepté de rester dans le giron moldave, avec un statut autonome, les derniers font de leur russophonie le bouclier de leur indépendance de facto. On comprend dès lors que la question du statut et du rôle des langues minoritaires ou nationales demeurent des sujets d’actualité, voire des leviers de pression en cas de tensions exacerbées.

Notes :
[1] La détermination des fonctions et des statuts des langues en concurrence est un problème sensible: la Cour constitutionnelle de l’Ukraine a défini que «par la langue d’Etat (langue officielle d’Etat) il faut comprendre la langue à laquelle l’Etat accorde le statut juridique de moyen de communication obligatoire dans les domaines publiques de la vie sociale» (arrêt du 14 décembre 1999 n°10 rp/99).
[2] Loi sur le statut juridique spécial de la Gagaouzie (Gagaouze-Yeri) n°344-XIII du 23 décembre 1994, Monitorul Oficial n° 3-4, 14 janvier 1995.
[3] Le recensement de 1989 a montré que le russe était déclaré langue maternelle pour 7% et le roumain pour 1% de Gagaouzes; le russe était déclaré comme seconde langue par 73% des Gagaouzes.
[4] A la fin de 1994, les élections législatives moldaves emportées par les candidats du centre, partisans d’une politique de neutralité, ont ouvert la voie aux négociations avec les minorités. Avec le soutien de l’OSCE, en décembre 1994, est adoptée la Loi sur le statut spécial de la Gagaouzie ou Gagauze-Yeri (terre gagaouze), définie comme «unité territoriale autonome avec statut particulier au sein de la Moldavie».
[5] Selon le recensement de 1989, la RSS de Moldavie comptait près de 4,3 millions d’habitants, dont 2,8 millions de Moldaves, 600.366 Ukrainiens, 562.069 Russes, 153.458 Gagaouzes, 88.414 Bulgares.
[6] La langue de l’enseignement en République de Moldavie repose sur le libre choix des parents d’élèves.
[7] La loi fédérale n°99-FЗ du 24 mai 1999, De la politique étatique de la Fédération de Russie à l’égard des compatriotes à l’étranger.
[8] Valentina Baciu, «Limba rusa, un nou, dar vechi subiect electoral» (La langue russe, un sujet électoral nouveau, mais ancien), Timpul.md, 24 septembre 2010.

Vignette : http://gagauzinfo.md

* Natalia SCURTU est doctorante en sociolinguistique, CNRS - Université de Bordeaux 3.