Quelles sont les motivations du gouvernement russe et comment ses initiatives sont accueillies par ses partenaires centrasiatiques ? Comment cette politique s’inscrit-elle dans la coopération internationale de la Russie dans le domaine de la gestion migratoire ?
La réadmission dans les relations Russie - Union européenne
Dans le droit international, la réadmission est un mécanisme visant à contraindre un État d'accepter de recevoir ses ressortissants qui viennent d'être expulsés par un autre État. L’Union européenne (UE) a décidé d’élargir ce mécanisme pour y inclure des ressortissants des pays tiers. L’accord de réadmission signé en 2006 par le gouvernement russe et l’UE, entré en vigueur depuis juin 2007, oblige les deux parties à réadmettre leurs nationaux qui se trouvent de façon irrégulière sur le territoire de l’autre, ainsi que les ressortissants de pays tiers qui ont transité par leur territoire. Une clause majeure a instauré une période de transition de trois ans durant laquelle la Russie se devait de ne réadmettre que ses nationaux. À la fin de cette période, les représentants de la Russie comme de l’UE font le constat que la procédure de réadmission ne concerne qu’un nombre très réduit de citoyens russes. Depuis le 1er octobre 2007, la Russie a reçu 4 715 demandes de réadmission de la part de 20 États membres de l’UE. Plus de 3 500 requêtes ont été examinées jusqu’ici. Alors que les autorités russes étaient prêtes à réadmettre 2 214 personnes, rejetant le reste des demandes comme «manifestement infondées», 793 personnes ont pour l’instant été réadmises[1].
Cependant, depuis juin 2010, la responsabilité de la totalité des immigrés irréguliers entrant dans l’UE depuis le territoire russe incombe à la Russie. Dans le cas où l’UE conditionne le dialogue sur le régime sans visa avec la Russie par une mise en place efficace de l’accord de réadmission, il n’est pas surprenant que la Russie ait besoin de renforcer la coopération avec les pays d’origine et de transit des migrants. Les intérêts sécuritaires de l’UE coïncident avec ceux de la Russie ou, plus exactement, avec l’agenda sécuritaire du gouvernement russe. Aucun accord de réadmission entre la Russie et un membre de la CEI n’existait jusqu’à la signature de l’accord de réadmission Russie-UE. Dès lors, ces accords sont devenus nécessaires afin de diminuer, pour la Russie, les coûts de mise en œuvre de la réadmission.
L’importance des pays centrasiatiques
Une attention toute particulière a été portée aux anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale. Tout d’abord, leurs économies fragiles, les conflits internes et leurs problèmes environnementaux sont tels que leur potentiel migratoire ne peut être ignoré. Ensuite, ces pays sont désormais des routes de transit majeures, non seulement pour les migrants, mais aussi pour les trafics humains et de drogues en provenance d’Asie. Les 7 000 km de frontière russo-kazakhe étant quasi impossibles à sécuriser, le contrôle des frontières sud d’Asie centrale (celles entre les pays centrasiatiques et, surtout, les frontières extérieures du Tadjikistan et du Turkménistan) est vu par Moscou comme une question de sécurité interne. Les autorités russes affirment en effet porter une attention particulière à la situation sur la frontière avec le Kazakhstan depuis quelques années[2]. Néanmoins, cette longue frontière reste poreuse[3]. La modernisation des infrastructures frontalières étant lente, le contrôle en amont des flux clandestins doit être amélioré, ce qui met en évidence le rôle de l’Asie centrale comme zone tampon pour la Russie elle-même[4]. L’accord de réadmission avec l’UE a d’ailleurs été utilisé par le gouvernement russe comme un levier dans les négociations similaires avec les pays centrasiatiques.
La coopération de la Russie avec les pays centrasiatiques
L’intégration des États centrasiatiques dans l’ensemble des accords de réadmission constitue une tâche difficile pour la Russie. À la surprise générale, c’est la signature de l’accord avec l’Ouzbékistan qui a eu lieu la première. Dès mai-juillet 2007, la Russie était parvenue à conclure un accord de réadmission avec le pays le plus peuplé d’Asie centrale, en utilisant un important « package deal » (accord global) comme argument incitatif. Deux autres accords –l’un sur les migrations des travailleurs et la protection des droits des citoyens des deux pays, l’autre sur la coopération dans la lutte contre les migrations irrégulières– ont été également conclus entre les deux pays.
La Russie espérait en vain une réaction en chaîne et attendait que les autres États d’Asie centrale expriment leur souhait de signer des accords similaires. Déjà, durant l’été 2007, les représentants russes déclaraient que l’accord avec le Kazakhstan était en préparation. Cependant, rien n’a encore été signé. Tout d’abord, ce dernier est loin d’être la principale source d’immigration irrégulière. De plus, les réticences du coté kazakh relèvent de la situation de la frontière commune avec la Russie. Ensuite, la Russie veut conserver un fonctionnement efficace de l’Union douanière avec le Kazakhstan (et la Biélorussie) et insister avec force en faveur de la réadmission n’est sans doute pas la meilleure stratégie. Néanmoins, le Président Medvedev a confirmé récemment, lors du 7ème Forum russo-kazakh de coopération interrégionale, la nécessité de répondre aux principaux problèmes migratoires de l’espace de l’Union douanière, incluant la signature d’un accord de réadmission[5]. Aucune précision n’a été depuis apportée.
La situation avec le Tadjikistan paraît très similaire. En décembre 2009, l’Agence nationale d’information du Tadjikistan Hovar a annoncé que le pays était sur le point de conclure un accord de réadmission avec Moscou[6]. Cependant, un an plus tard, aucun accord n’a encore été signé. Il est impossible de savoir, par les sources officielles, si ce point a été ou non discuté lors de la récente rencontre entre le Président tadjik et le directeur du Service fédéral migratoire de la Russie (FMS) Konstantin Romadanovski. Avant de suivre, Kirghizstan et Turkménistan semblent attendre que leurs voisins, dont la pression migratoire est plus grande, signent les accords. Alors qu’il est l’unique pays de la région qui ne jouit pas d’un régime sans visa avec la Russie, le Turkménistan peut utiliser les négociations sur la réadmission pour obtenir un tel régime. Quant au Kirghizstan, dans le contexte d’une dépendance politique et économique actuelle envers la Russie, il pourrait être plus facilement amené à signer un tel accord.
La principale difficulté dans la signature d’accords de réadmission avec les États centrasiatiques réside dans la clause sur les ressortissants de pays tiers. Les autorités des pays centrasiatiques tout comme les autorités compétentes russes comprennent que beaucoup de migrants identifiés comme irréguliers en Russie ne font en fait que transiter par les États d’Asie centrale et viennent essentiellement du Bangladesh, du Pakistan, d'Inde, du Sri Lanka, ou de pays d’Asie du sud-est. De plus, les gouvernements des pays centrasiatiques ne veulent pas mettre à nouveau l’accent sur leur présence dans la « liste noire » des pays représentant une «menace» migratoire. Ensuite, ils risquent d’être critiqués par leurs propres populations et par les ONG pour une telle coopération sécuritaire avec la Russie. Enfin, les États centrasiatiques craignent que la signature d’un accord sur la réadmission avec la Russie ne rende plus faibles leurs positions dans les négociations avec les autres parties, notamment l’Union européenne.
À l’instar de l’UE qui transfère la responsabilité de la gestion migratoire vers l’Est, la Russie essaie de faire de même avec ses voisins du Sud. Le directeur du Service fédéral migratoire de la Russie K. Romadanovski a confirmé que la signature de l’accord de réadmission avec l’Ouzbékistan jouerait un rôle positif en introduisant un régime sans visa dans l’espace UE-Russie[7]. Les autorités russes tentent donc de justifier leur politique restrictive par les changements dans le régime migratoire de l’UE et, dans le même temps, de conserver l’image d’un voisin ouvert et accueillant, véritable nécessité dans leurs efforts pour renforcer les dynamiques intégrationnistes dans la région. L’UE légitime ainsi la politique de la Russie, et ce probablement en toute conscience. L’exemple de l’UE ou, plus précisément, les multiples références qui lui sont faites, jouent un rôle important dans la construction d’une nouvelle politique migratoire russe – en particulier dans sa sécurisation. Tous les accords concernés – ceux déjà en vigueur comme ceux en négociation – font, semble-t-il, partie intégrante de la « remote control »[8], stratégie de l’UE mise en place par ses partenaires, ici par le biais de la politique de la Russie envers son « étranger proche ».
Notes:
[1] Liliya Arestova, Chef adjointe du Département des affaires des nationaux, Service fédéral migratoire de la Russie, intervention au séminaire « Russie – l’UE : coopération sur la gestion migratoire », Moscou, 27 octobre 2010.
[2] Mikhail Strekha, Directeur du Département du planning stratégique, Service fédéral du contrôle des Frontières de la Russie, intervention au séminaire « Russie – l’UE: coopération sur la gestion migratoire », Moscou, 29 octobre 2010.
[3] Grigorii Oleh, « Sibirskii outchastok rossiisko-kazakhstanskoi gossoudarstvennoi granitsy: sostoyanie i perspektivy » [La partie sibérienne de la frontière russo-kazakhe : l’état et les perspectives], CAMMIC Working Papers n°1, Center for Far Eastern Studies, University of Toyama, April 2008.
[4] Marlène Laruelle, « Russia in Central Asia : Old History, New Challenges ? », EUCAM working paper n°3, 2009, p.7.
[5] « V ramkah TS gotovitsya soglachenie o readmissii » [Un accord sur la réadmission en cours de rédaction dans le cadre de l’Union douanière], http://www.zonakz.net/articles/30734?mode=reply.
[6] « Tadjikistan gotov k zaklioutcheniou soglachenia o readmissii » [Le Tadjikistan sur le point de conclure un accord sur la réadmission], http://www.khovar.tj/index.php?option=com_content&task=view&id=17047.
[7] « Russia, Uzbekistan sign four agreements including deal on migration », Uzbekistan Daily, 04 juilllet 2007, http://www.uzdaily.com/articles-id-698.htm
[8] Cette expression, traduite en français par « contrôle à distance », décrit les nouveaux mécanismes de gestion migratoire.
* Oleg Korneev est post-doctorant, CERI-Sciences Po
Traduction de l'anglais vers le français: Benjamin Boeuf
Photographie en vignette: © Bayram Balci (Achkhabad, 2010).
Consultez les articles du dossier :
- Dossier #56: «La Russie et son ‘étranger proche’»
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