Russie–Etats Baltes : quelle autosuffisance portuaire?

La question de l’interdépendance portuaire est au cœur des relations russo-baltes depuis le début des années 1990. Après une période difficile, la Russie cherche à limiter l’utilisation des ports des États Baltes au profit de ses propres infrastructures.


Port de Ventspils en LettonieLa fin de l’époque soviétique a été, pour la Russie, synonyme de rétraction de sa façade maritime et surtout de son potentiel portuaire. La moitié des capacités portuaires héritées de l’URSS se sont ainsi retrouvées en dehors des frontières russes. La Russie était dans une situation à la quelle elle avait déjà été confrontée au cours de son histoire, comme le disait Pierre le Grand : « ne vous méprenez pas sur les intérêts de la Russie : elle n’a que trop de terre, c’est de l’eau seulement qu’elle doit chercher ».

De ce fait, et par sa situation géographique, la façade orientale de la mer Baltique est une terre de transit. Elle se trouve notamment sur un axe d’exportation du pétrole russe et sur celui de l’approvisionnement de la Russie en marchandises diverses. Après une période d’adaptation plus lente que d’autres pays issus de l’union, la Russie met en place une politique d’autonomie portuaire active et efficace surtout en Baltique.


Trafic des principaux ports de la façade orientale la mer Baltique entre janvier et juin 2010. (Sources : données des autorités portuaires compilées par l’auteur)

L’accès a la mer de la Russie: une problématique nationale

En ce début de XXIe siècle, la situation russe est relativement complexe. Celle-ci relève de deux nécessités :
- Assurer les approvisionnements de la Russie en produits manufacturés en rapport avec peuplement et richesse: ceci concerne plus particulièrement la Russie du nord ouest ;
- Permettre l’exportation des matières premières russes (surtout des hydrocarbures) en réduisant les coûts et en évitant les pays tiers.
Entre mer Noire, Baltique, mer Blanche et Pacifique, les ports russes sont finalement peu nombreux et s’ouvrent souvent sur des mers encombrées ou chargées d’un potentiel géostratégique important. Le fait que la Russie ne dispose pas de façades maritimes largement accessibles n'est certes pas une nouveauté, mais dans le contexte de l'augmentation constante des trafics maritimes mondiaux, son relatif enclavement est un handicap certain. L’organisation maritime et portuaire russe recoupe des questionnements territoriaux en raison de l’immensité du territoire et de l’éparpillement des diverses façades maritimes sur ce dernier. Ainsi, la problématique d’approvisionnement en produits manufacturés est plus prononcée en Mer Baltique, en raison de la proximité d’un arrière-pays qui est le cœur économique et politique de la Russie. La réflexion sur l’exportation des hydrocarbures est plus générale.

Fâché de voir une grande partie des exportations russes (y compris les hydrocarbures) transiter par les ports baltes, le Kremlin a concocté une politique à la fois ambitieuse et protectionniste pour rapatrier le transbordement sur ses propres infrastructures portuaires. Cette politique se base notamment sur la doctrine maritime de la fédération de Russie promulguée en 2001 par Vladimir Poutine, dans laquelle apparait clairement le lien entre développement des infrastructures portuaires et préservation de la souveraineté nationale.

Un recentrage sur les infrastructures existantes

En Baltique, l’arrière-pays du port de Kaliningrad est limité économiquement à l’enclave russe coincée entre la Lituanie et la Pologne même si elle doit bénéficier d'une zone économique spéciale. Le Golfe de Finlande abrite quant à lui plusieurs ports, Vyborg, Vyssotsk, Primorsk et Saint-Pétersbourg et concentre la réorientation contemporaine des flux, notamment pétroliers. Depuis 1999, la Russie y opère un resserrement progressif des terminaux d’exportation vers le territoire national, comme pour d’autres produits en transit. Primorsk (pour le pétrole brut) et Vyssotsk (pour les produits raffinés) sont choisis comme débouchés du Système d’oléoducs de la Baltique.

Avec l’inauguration du terminal de Primorsk en 2001, le volume des exportations de pétrole brut depuis Ventspils a, par exemple, été divisé par deux en un an. Puis, à l’heure de la privatisation et dans un contexte de négociations tendues, la Russie ferme de manière définitive, en 2003, l’oléoduc de pétrole brut Polotsk-Ventspils[1]. C’est bien avant l’ouverture de Primorsk que la concentration du trafic dans le Golfe de Finlande à débuté. Si l’on se réfère aux trafics portuaires totaux pour les années 2002, le port de Saint-Pétersbourg était déjà le leader régional. Le programme-cadre russe d’aménagement portuaire envisageait que le trafic atteigne 58 millions de tonnes d'ici 2010, mais la croissance a été plus rapide que prévue et le trafic étant déjà de 60 millions de tonnes en 2008. Ainsi, en 2008, le Golfe de Finlande concentrait plus de 60% du trafic de la Baltique orientale alors que sa part en 1989 n’était que de 29%.

Port à vocation généraliste, Saint-Pétersbourg sort comme le grand vainqueur de ces années de transition. Il s’impose comme le port majeur de la région, même si la croissance du terminal de Primorsk est impressionnante et le place, en volume, au premier rang. Le port de Saint-Pétersbourg est couplé à la seconde métropole russe ce qui fait de ce couple ville-port un centre régional majeur, voire une potentielle capitale régionale. Ce port n’est pas encore congestionné mais la croissance des trafics de conteneurs pourrait y contribuer. Il a donc été choisi de donner à la région de nouveaux sites portuaires.

Les Russes développent le port d'Oust-Louga pour réduire les dépenses annuelles de 60 milliards de roubles engendrées par l’utilisation des ports baltes. Le trafic de ce port est appelé à reposer sur les deux activités portuaires désormais au cœur des problématiques de transport baltes: l’exportation des hydrocarbures russes et le trafic conteneurisé. Oust-louga sera relié au nouveau gazoduc BPS-2, afin de court-circuiter les ports estoniens dans l’acheminement du pétrole. Un terminal conteneur d’une capacité de 3 millions d’EVP est en construction pour compléter les capacités offertes par le port de Saint-Pétersbourg. En septembre 2009, le vice-premier ministre russe, Sergueï Ivanov, a déclaré que d'ici deux à trois ans la capacité du port d'Oust-Louga, situé près de Saint-Pétersbourg, serait augmentée afin de permettre aux navires de cesser d'utiliser les ports de la Lituanie, la Lettonie et l'Estonie[2]. Le redressement maritime et portuaire russe est très net au regard des chiffres avancés par Ivanov en 2009. En 1999, 75 % des importations ou exportations maritimes de marchandises se déroulaient dans des ports étrangers, en 2009, ce chiffre est passé à seulement 13 %[3].

Le développement de nouvelles capacités portuaires

Dans les années 2000, de nouvelles installations de transbordement de pétrole ont été inaugurées au nord-ouest de la Russie, à Primorsk et Vyssotsk, dans la région de Leningrad[4]. Face au dynamisme des ports des États baltes (projet de port en eau profonde à Klaipeda, mise en service de liaisons ferroviaires réservées aux conteneurs à partir de Klaipeda et Riga) les investissements sont appelés à se poursuivre. En tout, le ministère russe des Transports prévoit de porter la capacité des ports russes à 454 millions de tonnes. Le montant approximatif des investissements nécessaires à cet objectif est estimé à 15 milliards d’euros.

En Baltique, le port plurifonctionnel d’Oust-Louga est au cœur de ces projets. Actuellement en cours d’agrandissement, il figure, avec ses quelques terminaux en service (conteneur, roulier, charbon et vrac liquide), dans tous les plans du ministère des Transports. Le port devrait assurer au moins 25 % de tous les besoins portuaires russes dans la région baltique, devenant ainsi un sérieux concurrent pour les ports baltes. On lui prête même un destin à la «Rotterdam». Son développement prend cependant du retard –la raison affichée en est un financement plus complexe que prévu.

Par ailleurs, en matière de trafic conteneurisé, la Russie veut se constituer un hub portuaire, c'est-à-dire la possibilité d’accueillir des navires transocéaniques. A cette fin, l’option la plus probable est de développer un port en eau profonde dans l’oblast de Kaliningrad. Si la localisation géographique de la Mer baltique apparait comme un obstacle évident à cette insertion «directe» des ports russes dans les liaisons transocéaniques en raison des limites de gabarit imposées par les détroits danois, des possibilités existent notamment dans des créneaux spécifiques, échappant notamment à la concentration des trafics, donc au gigantisme des navires. Le 22 Mars 2010, la société « Maersk Line » a ouvert une directe entre le Venezuela et la Russie afin d'améliorer la livraison des produits rapidement périssables, comme les bananes, vers le marché russe[5]. Ce hub russe permettrait à la Russie de s’affranchir des ports baltes (certains d’entre eux visent également à devenir le hub régional) mais aussi partiellement des ports du « Northern Range » (du Havre à Hambourg).

Désormais, les ports russes se battent avec succès pour reprendre les clients de l’ex-URSS. La construction de nouveaux terminaux et la reconstruction de terminaux existants sont effectivement prévues ou sont en cours de réalisation partout dans le pays [3]. De leur cotés, les ports baltes ne s’avouent pas vaincus et offrent également de nouvelles capacités. Ils cherchent par ailleurs à diversifier leur arrière-pays en attirant des trafics biélorusses et ukrainiens ou destinés à l’Asie centrale. En outre, s’il y a encore peu de temps, l’objectif affiché russe était une autosuffisance portuaire totale, celle-ci ne semble plus être tout à fait d’actualité aujourd’hui. En effet, de nombreux acteurs russes de la chaîne logistique soulignent que la Russie a besoin des États baltes pour ces flux de transit…

[1] Eric Le Bourhis, « Le port pétrolier de Ventspils : une parabole des relations russo-lettones », Regard sur l’Est, 1er octobre 2009.
[2] Adam Mullett, « Russia looking to bypass Baltic ports », Baltic report, 14 septembre 2009.
[3] Ces chiffres émanant des autorités russes peuvent être exagérés et sont pour le moment difficilement vérifiables même via une analyse fine des trafics portuaires, mais il sont cohérents avec la tendance générale observée.
[4] Irina Soukhova, « Les ports russes chassent dans les eaux de leurs voisins », La Russie d’aujourd’hui, 18 février 2010.
[5] Vidmantas Matutis, « Baltic ports are fighting for the establishment of container centers », Jura, 29 mars 2010.

* Arnaud Serry est maître de conférence en géographie, Université d’Orléans.

Photographie en vignette : Eric Le Bourhis, Port de Ventspils en Lettonie, 2009.