La marine russe en mer Caspienne: quelles missions pour quel contexte?

Très tôt « maîtrisé » par une Russie impériale en expansion, le rapport de force géopolitique en mer Caspienne a subi de plein fouet l'éclatement de l'URSS et l'émergence des intérêts nationaux. En redevenant pour la première fois depuis le XVIIIe siècle une zone de fracture, cette mer fermée impose à Moscou d'adapter sa stratégie sécuritaire à des enjeux en perpétuelle mutation.


bateau russeAu-delà des préoccupations énergétiques, la réforme militaire de décembre 2010 prévoit en effet d'inclure la Flottille russe de Caspienne à un nouvel ensemble géostratégique (le Caucase), évoquant par là un projet de puissance nourri par l'histoire et les représentations territoriales.

Dans l'Antiquité, la mer Caspienne a pu figurer aux yeux des géographes grecs comme une simple baie de l'immense et inquiétant Océan censé entourer le monde connu d'alors. Si les épopées d'Alexandre, les conquêtes romaines puis l'essor de la Route de la soie ont pu infirmer la thèse des anciens géographes, la Caspienne n'en demeure pas moins durant des siècles une frontière entre le connu et l'inconnu, entre « l'homme civilisé » et le « chaos » des steppes. Lorsque la Russie d'Ivan le Terrible atteint cette mer au niveau d'Astrakhan et de l'embouchure de la Volga, c'est une première victoire majeure du sédentaire slave sur le nomade turco-mongol.

Fait intéressant, la chute d'Astrakhan en 1556 inaugure une lutte séculaire entre la centralité moscovite et le système clanique des steppes, alors que le point d'orgue de cet affrontement peut être trouvé dans la fondation de la base navale de Sébastopol en 1783 et la chute du khanat de Crimée, dernier héritier des Tatars. La Caspienne demeure durant plus de trois siècles le pivot stratégique de cette volonté russe de domination sur l'élément tribal, alors que le Caucase et l'Asie centrale sont progressivement conquis, et leurs élites évincées ou intégrées au système impérial.

La Caspienne, pivot historique d'un empire en expansion

Témoin de la naissance d'un empire, la mer Caspienne est écartée des principaux axes stratégiques russes dès le début du XIXe siècle : le traité de Gulitsan, en 1813, marque ce basculement géopolitique au terme de neuf ans de guerre contre la Perse. La Russie y obtient que son pavillon soit le seul à pouvoir flotter sur les eaux de la Caspienne, consacrant une suprématie que la révolution d'Octobre ne remettra pas fondamentalement en cause. Après avoir pu soutenir les guerres dans le Caucase, transporter troupes et colons sur les côtes kazakhes, la flottille de Caspienne créée par Pierre le Grand n'exerce plus qu'un rôle de garde-côtes, d'ailleurs doublé en 1919 d'une mission de surveillance de la Volga.

D'une frontière à l'autre: la banalisation d'un nouvel espace de rivalité

Bien que, durant la Seconde Guerre mondiale, la crise irano-soviétique ait pu montrer l'importance de la Caspienne pour l'acheminement des matériels occidentaux destinés à l'Armée rouge, la cristallisation des zones d'influences induite par la guerre froide relègue cette mer fermée au second plan des préoccupations internationales. De 1945 à 1991, l'Union soviétique et l'Iran se partagent la totalité des côtes de la Caspienne et l'écrasante supériorité militaire, politique et territoriale de Moscou dans la région n'est pas remise en cause par Téhéran, malgré les sympathies occidentales du Chah puis le fanatisme religieux des ayatollahs.

Comme ailleurs dans l'espace post-soviétique, la chute de l'URSS révèle brusquement tensions et rivalités en multipliant considérablement le nombre d’États souverains et de revendications ethniques. Si la chape impériale puis soviétique avait permis d'étouffer les innombrables rivalités qui bordent la Caspienne, l'apparition de nouvelles entités telles que l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, le Turkménistan, les républiques autonomes russes du Tatarstan ou de Kalmoukie sont autant de catalyseurs identitaires que les revendications ethniques viennent porter sur le devant d'une scène internationale intéressée par l'apparition d'un nouveau « pont » énergétique, culturel et politique entre Orient et Occident. La naissance de nouveaux États turcophones engage par exemple Ankara à développer ses ambitions pan-turquistes en direction de l’Azerbaïdjan et de l'Asie centrale, alors que l'ouverture à la concurrence des champs pétrolifères soviétiques intéresse aussi bien les majors occidentales que des autorités locales en quête de devises et d'influence dans le nouveau système russe des réseaux d'allégeances.

Si les temps troubles de 1917 à 1921 avaient pu fournir un aperçu de ce que seraient les rivalités géopolitiques dans la région si Moscou perdait son leadership, 1991 est bien l'avènement d'une nouvelle ère de tensions en Caspienne. Le statut juridique de la Caspienne, négocié entre l'Iran et l'Union soviétique en 1921, fournit un exemple hautement illustratif de la situation contemporaine. Les espaces de souveraineté avaient alors été négociés de manière bilatérale par les deux seuls États riverains. La convention des Nations unies sur le droit de la mer fixe depuis 1973 les zones économiques exclusives de chaque État. Celle-ci ne s'est jamais appliquée en Caspienne, alors que la multiplication des États riverains ne permet plus le consensus autrefois assuré entre l'Union soviétique et l'Iran.

Les nouveaux enjeux militaires

Assez rapidement, les autorités de la jeune Fédération de Russie ont compris l'enjeu de la Caspienne. La flottille de Caspienne basée à Astrakhan, qui avait perdu dès 1991 une part importante de ses effectifs réclamés par le Kazakhstan, est ainsi la première composante navale de l'Armée russe à recevoir du matériel construit après la chute de l'URSS. En devenant le navire amiral de la flottille de Caspienne en 2002, le nouveau bâtiment Tatarstan évoque par son profil les ambitions russes renouvelées dans la région. Le Tatarstan est une frégate de type «Guépard» au départ prévue pour la lutte ASM (anti sous-marine). Cependant, le modèle livré à la flottille de Caspienne a été allégé de ses équipements de détection sous-marine et aménagé pour abriter un hélicoptère. Par ce biais, le Tatarstan peut mener à bien des missions de souveraineté à long rayon d'action dont le but est d'assurer une présence russe de fait dans ses eaux territoriales en Caspienne, et donc de matérialiser la mission de protection des intérêts nationaux dans une mer riche en ressources naturelles. Fait hautement évocateur, le gouvernement russe parle depuis 2006 de seconder le Tatarstan par un sister ship dont la mise sur cale était prévue en 2008. La commande passée d'une nouvelle frégate « Guépard » en 2009 par le ministère de la Défense pourrait faire aboutir ce projet, et confirmer l'ambition de Moscou de disposer d'une force d'appui conséquente pour faire respecter ses intérêts énergétiques, territoriaux et géopolitiques.

Car, si la stratégie maritime de la Russie contemporaine diffère finalement assez peu de celle de l'URSS, l'intérêt croissant pour la Caspienne est une nouveauté. Dans ces mers « fermées » par des détroits que constituent la mer Noire, la mer Baltique ou la mer du Japon, l'idée de la doctrine maritime est bien d'assurer à Moscou un contrôle suffisant pour lui permettre de se projeter dans « l'océan mondial », théâtre des échanges globalisés. La Caspienne n'est, quant à elle, géographiquement reliée à aucune mer, aucun océan. Pourtant, c'est là que la Fédération déploie sa première frégate. Il s'agit certainement d'une illustration des inquiétudes de Moscou quant à sa sécurité énergétique, mais également d'une quête de puissance, de symbole et de souveraineté. Frontière entre plusieurs mondes, la Caspienne est alors le théâtre de rivalités aussi bien dans le domaine énergétique que sécuritaire, ainsi que le montre l'initiative CASFOR. Proposée par la Russie en 2005, l'idée de cette force militaire conjointe assurée par les nations riveraines répond directement à l'initiative américaine lancée une semaine plus tôt par Condolezza Rice de créer une Caspian Guard qui viendrait un peu plus confirmer l'influence occidentale dans une région pivot pour la coalition engagée en Afghanistan. Le ministre russe des Affaires étrangères Serguei Ivanov avait alors annoncé que les affaires concernant la Caspienne devaient se régler entre États riverains, et rejeter toute ingérence occidentale.

L'exemple de la CASFOR montre que la Russie entend conserver son leadership dans une région en perpétuelle mutation, que la friction des cultures rend hautement instable et évolutive. La nouvelle réforme de l'Etat-major général vient alors compléter ce tableau. Dès le mois de décembre 2010, l'Armée russe adoptera la doctrine des commandements interarmés. Ce qui signifie que, dans chaque district militaire, les forces navales, terrestres et aériennes seront sous l'autorité d'un État-major régional interarmées commun, lui même rattaché à Moscou. Jusqu'à présent, et hormis durant certaines périodes de crise, les armées russes fonctionnaient chacune avec leur propre commandement, la coordination n'étant possible que ponctuellement et pour une période limitée. Ce système «traditionnel» a pu révéler ses faiblesses lors des opérations de 2008 en Géorgie, alors que manquaient certains moyens de communication et de commandement, obligeant des chefs d'unités sur le terrain à demander un appui d'artillerie via leur téléphone portable personnel.

La Flottille de Caspienne se retrouve donc intégrée au commandement interarmées (basé à Rostov-sur-le-Don) de la région militaire du Sud-Ouest, comprenant les forces terrestres et aériennes des anciens districts du Caucase Nord et de la Volga, ainsi que la flotte de mer Noire. La prérogative principale de ce nouveau commandement se trouve alors dans le Caucase où, depuis les attentats du début de l'année 2010 dans le métro de Moscou, certains islamistes appellent à la création d'un « émirat du Caucase ». L'interarmisation projette donc la flottille de Caspienne dans un espace stratégique nouveau qui inclut désormais le Caucase. Il est à ce titre clair que les changements à venir témoignent d'une mutation de la situation géostratégique de la Caspienne pour la Russie, avec une meilleure prise en compte des enjeux de l'islamisme caucasien, alors que Moscou « durcit le ton » vis à vis des ambitions nucléaires de Téhéran.

Réformes militaires russes en Caspienne : pour quoi faire ?

Depuis le traité de Gulitsan, la Flottille n'avait été qu'une force de garde-côtes. Objectivement, les bouleversements géopolitiques de l'année 1991 ont radicalement changé la donne. On l'a vu, l'apparition d'un nouvel espace régional de rivalités, amplifié par la présence de champs pétrolifères et le flou juridique concernant le statut de la mer sont des arguments majeurs. Mais, au-delà de ces arguments factuels, il convient d'avoir à l'esprit que la naissance de la Fédération de Russie ne postule aucunement la mort d'une représentation soviétique du territoire. Pour reprendre les mots de Marie Mendras, « la Russie est un État qui s'invente sans territoire ». L'existence préalable du système territorial soviétique supranational postule l'existence d'une Russie bien plus vaste que l'espace contenu dans ses frontières juridiques. Outil de puissance régalienne, les politiques militaires sont le reflet des ambitions nationales. Si Boris Eltsine avait pris le parti de construire cette nouvelle fédération libérale en canalisant la nostalgie des valeurs soviétiques par le biais de la CEI, la politique de Vladimir Poutine se distingue clairement de ces ambitions en privilégiant avec les anciens pays frères une relation ambiguë que la situation ukrainienne illustre parfaitement. Il s'agit d'utiliser dans les anciennes républiques d'URSS devenues indépendantes le potentiel de la communion nostalgique des valeurs soviétiques. Au-delà des questions énergétiques, il s'agit là d'un argument qui a pesé lourd dans la balance des accords de Kharkov (avril 2010), prolongeant le bail militaire russe sur Sébastopol jusqu'en 2042. Bien plus que leurs aspects stratégiques, les bâtiments de la Flotte de mer Noire posent à l'Ukraine la question cruciale de son identité nationale. L'Armée russe représente alors par son potentiel historique et symbolique un outil de communion mémorielle qui dépasse les frontières de la Fédération en affirmant la pérennité des anciennes valeurs de fraternité d'arme[1].

Si la question de Sébastopol constitue un cas d'école, ces conclusions peuvent être également utilisées pour comprendre la politique maritime de la Russie en Caspienne. Dépositaire d'un lourd héritage fait de conquêtes, d'expansion puis de paix impériale, la Flottille de Caspienne constitue l'un de ces instruments par lesquels la Russie entend dépasser ses frontières juridiques pour investir les territoires où les symboles de l'histoire lui confèrent une place à part. Au carrefour des mondes caucasien, slave, turcophone, iranophone et centre-asiatique, la mer Caspienne est redevenue pour Moscou cette plateforme stratégique qu'elle était avant 1813. C'est-à-dire une tête de pont géopolitique que les intérêts économiques et énergétiques viennent confirmer, notamment face aux politiques occidentales et aux fanatismes islamistes.

[1] Il convient à ce titre de renvoyer le lecteur aux nombreux travaux qui montrent la place centrale occupée par l'élément militaire dans les sociétés post-soviétiques, notamment ceux de la revue PIPSS.

* Kevin LIMONIER est membre de l'Institut Français de Géopolitique (IFG), membre du comité éditorial de la revue Vostok Infos

Photographie : © Romain Gouvernet.