Nombreuses sont les villes européennes à abriter plusieurs grands clubs de football. En Roumanie, Bucarest s'enflamme ainsi depuis des dizaines d'années pour les duels entre le Dynamo et le Steaua ou encore le Rapid. Ces derbies bucarestois ont dominé l'actualité du football roumain pendant de nombreuses années. Il aura fallu attendre la saison 2007-2008 pour voir à nouveau le titre de champion quitter la capitale au profit d'un club en plein renouveau, le CFR 1907 Cluj.
Cette montée en puissance du club transylvain allait révéler et raviver un autre derby, celui qui oppose les deux équipes professionnelles de la ville, le CFR et l'Universitate. Pour de nombreux observateurs, la rivalité sportive s'y double d'une rivalité ethnique tant l'histoire tourmentée de ces deux clubs est liée à celle des deux principales communautés de la région, les Roumains et les Magyars.
Une rivalité de longue date
Le CFR Cluj est créé, comme l'indique son nom roumain complet, en 1907 à Kolozsvar, qui fait alors partie de l'empire austro-hongrois sous le nom de Kolozsvári Vasutas Sport Club (Club sportif des cheminots de Cluj en hongrois). Le club participe dans ses premières années au championnat hongrois.
À l'issue de la Première Guerre mondiale, l'empire austro-hongrois est démembré et la Transylvanie devient partie intégrante de la Grande Roumanie[1]. Tout en restant liée à l'organisation des chemins de fer, l'équipe est rebaptisée et prend le nom de Căile Ferate Române Cluj (Chemins de fer roumains Cluj) abrévié CFR Cluj. Elle participe au championnat national alors organisé en divisions régionales. L'immédiat après-guerre voit également la naissance de l'autre grand club de Cluj, l'Universitate (souvent abréviée en U-Cluj). L'Universitate est créé en 1919 dans le cadre de la «société sportive des étudiants de l'université». La société sportive des étudiants est créée à l'initiative du professeur Iuliu Hatieganu, brillant médecin, militant pour le développement de l'enseignement supérieur en roumain et qui deviendra, dans les années 1930, recteur de l’Université de médecine de Cluj (laquelle porte aujourd’hui son nom). Les joueurs et les supporters de l'équipe de l'université vont prendre le nom de bérets rouges en référence au couvre-chef arboré par les étudiants en médecine. Logiquement, l'équipe est adoptée par l'intelligentsia roumanophone, alors en pleine phase d'affirmation dans cette ville universitaire où la production intellectuelle est encore dominée par les Hongrois.
Dès les années 1920, les rencontres entre les joueurs magyars du CFR Cluj et les joueurs roumains de l'Universitate déchaînent les passions communautaires et provoquent des affrontements entre supporters. Au cours de la décennie suivante, les médiocres performances sportives du CFR font retomber la fièvre.
En 1940, les deux équipes vont être confrontées à un choix qui va renforcer la dimension géopolitique de leur rivalité. Pour satisfaire les revendications territoriales de leur allié hongrois, l'Allemagne et l'Italie imposent à la Roumanie le deuxième arbitrage de Vienne[2]. Menacée, la Roumanie cède le 30 août, la partie nord de la Transylvanie à la Hongrie. Les joueurs et les dirigeants de l'Universitate quittent alors Cluj pour s'installer à Sibiu, ville restée sous contrôle roumain. Le club participe aux compétitions nationales et parvient en finale de la coupe de Roumanie en 1942. Le CFR reste à Cluj redevenue Kolozsvar.
En 1945, la Transylvanie revient dans le giron de la Roumanie. L'Universitate rejoint sa ville d'origine. Elle restera jusqu'au milieu des années 2000 l'équipe majeure de la région. En effet, malgré des fortunes diverses dont plusieurs rétrogradations en divisions inférieures, l'Universitate obtint plusieurs résultats notables. Le club gagna ainsi la coupe de Roumanie en 1965, décrocha la troisième place du championnat en 1972 et joua plusieurs fois dans les compétitions européennes. Le CFR connut lui un parcours plus difficile, il fusionna avec l'autre club magyar de la ville, le Ferar de Cluj[3] et changea plusieurs fois de nom (successivement Lokomotiv, Muncitoresc, Clujeana, Steaua-CFR). Les deux clubs rivaux ne joueront ensemble en première division qu'au début des années 1970 avec, là encore, une certaine hostilité entre les galeries des deux équipes. Par la suite et jusqu'aux années 2000, le CFR jouera essentiellement en deuxième voire en troisième division. Dans les années 1990, après la chute du régime socialiste, les deux clubs sont confrontés à de graves difficultés financières.
La situation va changer radicalement dans la décennie suivante. En 2002, un entrepreneur de la région dont les affaires sont alors en pleine expansion décide d'investir dans le football. Arpad Pazkany devient le principal financeur du CFR Cluj[4]. En quelques années, celui qui sera ironiquement surnommé «Romanian Abramovich» va transformer ce club provincial en une équipe de dimension européenne. En 2003, le CFR Cluj retrouve la première division (rebaptisée ligue A). Les débuts sont difficiles mais le recrutement d'un entraîneur de renom, Dorinel Munteanu, puis l'acquisition de nombreux joueurs internationaux (essentiellement portugais ou sud-américains) vont permettre au CFR Cluj de remporter, au cours de la saison 2007-2008, la coupe et le championnat de Roumanie. Le CFR Cluj était ainsi le premier club de province à obtenir le titre de champion après 17 ans de domination sans partage des équipes de la capitale. L'équipe d'Arpad Pazkany est depuis durablement installée dans l'élite du football national remportant à plusieurs reprises le titre de champion (en 2009 et 2012) ou la coupe de Roumanie (2009 et 2010) et participant parfois avec un certain succès aux compétitions européennes.
Une image écornée
La renaissance de ce club quasi-oublié a suscité curiosité et enthousiasme mais aussi parfois une franche hostilité qui viendra en premier lieu de son éternel rival, l'Universitate Cluj. Au moment où le CFR Cluj vole de succès en succès, l'U-Cluj se débat entre problèmes financiers et résultats sportifs médiocres. L'Universitate voit par ailleurs se développer au sein de ses supporters des groupes de plus en plus radicaux. Dans les tribunes, un reproche refait violemment surface: le CFR Cluj 1907 est l'équipe des Magyars. Une des cibles des bérets rouges est Pazkany lui-même, accusé d'avoir, avec une fortune à l'origine douteuse, construit une équipe de mercenaires. Le slogan «Les Hongrois dehors» se fait entendre dans les stades.
Furieux de voir le CFR s'imposer comme le grand club de la ville, les ultras de l'Universitate s'en prennent directement aux joueurs de l'équipe adverse lors d’un déplacement en 2005. En 2007, Istvan Bencze, un jeune homme arborant les couleurs du CFR Cluj est tué dans une bagarre avec un groupe d'une quinzaine de «supporters» de l'équipe de l'Université. En mai 2008, l'année du premier sacre pour le CFR et de la descente de l'U-Cluj en ligue B, le match entre les deux équipes se déroule dans une tension extrême et finit par une bataille rangée entre les supporters de l'Université et les forces de l'ordre.
L'année suivante, une autre personnalité du football roumain va jeter de l'huile sur le feu. George Becali[5], le patron controversé et haut en couleurs du Steaua Bucarest, concurrent au titre de champion de Roumanie, déclare par voie de presse: «Cela serait une honte nationale qu'une équipe d'étrangers, une équipe de Hongrois, représente la Roumanie à la ligue des champions.»
Cette rivalité ethnique supposée ne correspond guère à l'image que Cluj veut donner aujourd'hui. La ville est en plein essor économique. Elle accueille la plus grande université du pays et se veut résolument tournée vers l'Europe et l'international. Les autorités considèrent aujourd'hui comme un atout la diversité ethnique et culturelle de la Transylvanie. Cluj fait ainsi peu de cas de la décennie précédente pendant laquelle elle eut pour maire le nationaliste Gheorghe Funar[6], qui n'eut de cesse de provoquer les 20% d'habitants appartenant à la minorité magyare en parsemant la ville de monuments aux héros roumains ou en faisant repeindre aux couleurs du drapeau national l'ensemble du mobilier urbain.
Un épiphénomène dans une ville en pleine redéfinition
La question est suffisamment dérangeante pour amener universitaires et journalistes à s'intéresser de près aux ressorts profonds de cette rivalité. La thèse du chercheur Dacian Păşcuţă ou l'ouvrage Cluj contre Cluj[7] de Tiberiu Farcas et Bogdan Stanciu vont dans le même sens. La dimension ethnique de cette animosité entre le public des deux clubs est largement exagérée. Le public traditionnel de l'Universitate est certes issu de quartiers habités majoritairement par des Roumains[8], mais de nombreux Hongrois sont également supporters de cette équipe. Les partisans du CFR appartiennent, quant à eux, autant à la minorité magyare qu'à la majorité roumaine. Pour Farcas et Stanciu, la rivalité ethnique est largement «réinventée» et utilisée par de petits groupes d'individus pour lesquels le sport n'est qu'un exutoire. Pour Dacian Păşcuţă, cette rivalité ethnique est largement gonflée par une presse avide de sensationnalisme. Il estime que l'opposition ethnique entre les deux équipes est un mythe, la rivalité réelle étant une simple lutte de prestige local.
En 2008, à l'occasion d'un déplacement du club londonien de Chelsea lors de la coupe d'Europe des champions, un journaliste britannique, Peter Murphy, recueillait pour The Times[9] le point de vue d'Arpad Pazkany sur la question. Il y donnait une vision du football bien éloignée de tout romantisme nationaliste: «Je me moque de la nationalité, ou d'où viennent les joueurs que j'engage, je veux simplement qu'ils jouent bien pour le CFR.» Pazkany ajoutait: «Je parle quatre langues. Dans les vestiaires, la langue c'est l'anglais. Nous avons beaucoup de fans hongrois mais nous avons aussi des gens qui nous suivent du Portugal ou du sud de l'Europe. De toutes façons, la plupart de nos supporters sont roumains, comme la majorité des habitants de Cluj. Le CFR est une équipe typiquement transylvaine. Elle est pour une Europe sans frontières.»
Notes :
[1] Nom usuellement donné au royaume de Roumanie après la Première Guerre mondiale et l'intégration au territoire de la Transylvanie, de la Bessarabie et de la Dobroudja.
[2] Les arbitrages de Vienne ont été obtenus par la Hongrie grâce aux puissances de l’Axe qui lui rendirent les territoires perdus après la Première Guerre mondiale.
[3] Kolozsvari Atletikai Club (Club athlétique de Cluj) qui prit le nom de Ferar Cluj en 1945.
[4] Arpad Pazkany avait initialement souhaité investir dans l’Universitate Cluj qui a refusé son offre.
[5] George Becali (couramment appelé Gigi Becali), homme d’affaires et politique controversé, a fait fortune dans l’immobilier. Il devient le principal actionnaire du Steaua Bucarest puis fonde un parti flirtant avec l’extrême-droite. Il est élu député européen en 2009 puis député à l’Assemblée nationale en 2012. George Becali est impliqué dans plusieurs affaires qui ont défrayé la chronique: abus de biens sociaux, séquestration, tentative de corruption. Il a été condamné à trois ans de prison et incarcéré en février 2013.
[6] Gheorghe Funar fut maire de Cluj de 1992 à 2004. Il se fit remarquer pour son hostilité affichée à l’égard de la minorité magyare. De nouveau candidat à la mairie de Cluj en 2008, il n’obtint que 4% des voix.
[7] Cluj contra Cluj, éditions Eikon, 2012.
[8] Manastur et Marasti.
[9] http://joinmust.org/forum/showthread.php?t=52094.
Vignette : L'équipe du Kolozsvári Vasutas Sport Club en 1911.
* Chargé de mission de coopération. Institut français de Roumanie. Doctorant à l’université Paris-Est.
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