Le «génocide» circassien promu à l’occasion des JO de Sotchi

« Des JO à Auschwitz », « Le camp de concentration olympique de Sotchi » ! Ces expressions détonantes font partie de la stratégie de communication adoptée par des organisations pro-circassiennes dont le but est de populariser la thèse contestable que les Jeux Olympiques de Sotchi se déroulent sur les lieux d’un génocide perpétré par l’armée tsariste en 1864. 


Tee-shirt de promotion du génocide des Circassiens vendu à l'occasion des JO de SotchiEn 2007, le CIO a décidé d’organiser les Jeux Olympiques d’hiver de 2014 dans la station balnéaire russe, contigüe à la chaîne du Caucase, de Sotchi. Ce choix a fait bondir les organisations autonomistes circassiennes, qui estiment que les Russes ont conquis ce territoire en massacrant les Circassiens, voire en ayant commis un « génocide » au XIXe siècle. Ces allégations et le nombre de morts font partie d’une intense guerre de propagande qu’elles mènent contre la version russe du conflit. Dès lors, elles souhaitent utiliser les Jeux comme tribune pour promouvoir leur cause.

Les mémoires du conflit russo-circassien

Implantée en Géorgie depuis 1801, la Russie a entrepris la conquête du nord-ouest du Caucase afin de posséder un empire continu. Des historiens russes considèrent que la guerre contre les Circassiens a débuté en 1838 (arrivée massive des troupes dans cette région) ou en 1856 (après la guerre de Crimée). Les Circassiens ont vécu les opérations russes de protection du couloir au bord de la mer Noire comme une invasion débutant soit en 1763 avec la construction du fort de Mozdok, soit en 1806 ou en 1816, années de mouvements de troupes dans cette région. La fin du conflit date de la bataille de Kbaada (21 mai 1856) qui voit la reddition des dernières tribus circassiennes, sauf pour ceux qui ont célébré le 250e anniversaire de « la résistance permanente du peuple tcherkesse » en 2013. Du côté du pouvoir russe, au contraire, on célèbre la « concorde civile » avec le 450e anniversaire de « l’union volontaire de l’Adyguée, de la Karatchaévo-Tcherkessie et de la Kabardino-Balkarie avec la Russie » en 2005. Cette appellation, absurde puisque ces dénominations ne sont apparues qu’en 1922, permet de passer sous silence l’unité revendiquée par certains habitants de ces républiques. Nous utilisons le terme « Circassiens » pour désigner les membres des nationalités[1] liées à une langue de la famille circassienne (les Kabardes, Tcherkesses et Adyguéens, voire les Abazas[2]). Les autorités russes ont divisé ces tribus administrativement, afin notamment d’empêcher la consolidation d’un sentiment national apparu à la fin du conflit.

En outre, la bataille de Kbaada qui clôt les hostilités est perçue par les Circassiens comme le théâtre de l’extermination des Oubykhs, une ethnie circassienne. Cette affirmation cumulée avec l’expulsion, le nombre imposant de victimes circassiennes et certains discours haineux leur font dire que les Russes ont eu une volonté délibérée de les exterminer, donc qu’il s’agissait d’un « génocide », selon la définition du Tribunal pénal international.

Conflit autour du terme «génocide»

Juridiquement, le terme « génocide » s’applique lorsqu’il y a une politique délibérée d’extermination, totale ou partielle, d’une population, en raison de sa « race », de son ethnie ou de sa religion. Il peut s’appliquer pour des faits antérieurs à sa première utilisation (1949, au procès de Nuremberg). Ce terme possède un impact psychologique indéniable, rattachant les bourreaux aux nazis et les victimes aux juifs gazés.

Les promoteurs d’un génocide circassien doivent donc prouver la logique systémique et la préméditation dans les actions de l’Empire tsariste. Le choix de la période concernée s’avère primordial, puisqu’il accentue ou diminue le phénomène de masse dans la destruction d’un peuple. En prenant pour point de départ 1763, de nombreux lobbyistes soutenant la thèse du « génocide circassien » (Zhelumkhov, Goble…) affirment que ce conflit a duré symboliquement 101 ans. Or, si cette approche permet d’augmenter le nombre de victimes et de donner l’image d’une résistance farouche, elle remet aussi en cause le caractère systématique de l’action.

Si la plupart des Oubykhs ont bien été exterminés, les autres Circassiens ont été contraints de se réfugier dans la montagne ou dans l’Empire ottoman. L’absence de préparation pour assurer leur départ du port de Sotchi, les mauvaises conditions climatiques, les maladies, le naufrage de navires ont fait de nombreuses victimes. Les autonomistes circassiens n’acceptent donc pas la tenue de compétitions à Krasnaïa Poliana, leur « plus grand cimetière »[3].

Une confrontation argumentative

Dans The Forgotten Minorities of Eastern Europe, A.Tanner fut l’un des premiers à populariser la thèse du « génocide circassien » en 2004, en se basant sur le fait que 90 % de la population a été forcée de quitter ce territoire. P. B. Henze a été plus nuancé en 2007 dans son essai Circassians in History qui défend l’idée d’un nettoyage ethnique au moins comparable à celui des Arméniens et du premier transfert de masse violent, mais sans y voir d’obsession anti-circassienne de la part des autorités[4]. A.Leitzenger, lui, considère qu’il y a une même tendance génocidaire touchant les peuples de cette région durant une période allant de 1856 (début de la guerre du Caucase) à 1956 (retour des peuples déportés), puis de nouveau dans la Russie postsoviétique[5].

De son côté, E. Bakhrevsky s’oppose[6] à l’utilisation de la notion de « génocide » dans le Caucase. En étudiant le processus de création des identités nationales dans le Caucase, il remarque une tendance similaire de recherche de glorieux ancêtres, d’un ennemi historique unique et de victimisation. De fait, au moins vingt peuples du Caucase revendiquent avoir subi un « génocide » au cours de son histoire –les seuls Ossètes se déclarant victimes de 14 « génocides » depuis le XIVe siècle, tous perpétrés par l’ennemi géorgien. Seuls cinq de ces « génocides » sont reconnus par d’autres États, dont celui des Circassiens par la Géorgie[7]. Or, l’auteur estime que c’est une grave erreur puisque les Géorgiens étaient certes enrôlés mais majoritaires dans les bataillons tsaristes !

L’importance du nombre de victimes circassiennes est un fait exceptionnel. Les estimations varient entre 600 000 et 1,5 million entre les batailles et les conditions catastrophiques de l’émigration, sur une population initiale estimée à un peu plus de 2 millions d’individus. Le choix de cumuler les morts dus aux combats et à la migration forcée est par nature contestable, puisqu’il rend complices de « génocide » une armée combattante et les conditions météorologiques.

Les outils pour promouvoir le « génocide »

Un mouvement international pour la reconnaissance de ce «génocide» n’est apparu qu’à partir du Circassian Congress de 2005. Sous son influence, le 21 mai 2011, le parlement de Géorgie a reconnu à l’unanimité ce « génocide » afin de montrer son hostilité vis-à-vis de la Russie. Stratégiquement, le gouvernement géorgien appuie les organisations circassiennes par mesure de rétorsion contre le soutien russe aux sécessionnistes abkhazes, surtout à la suite de la guerre russo-géorgienne d’août 2008. La dimension politique de ce geste est indéniable, car entrant dans le cadre de la politique géorgienne de soutien à la « société civile » nord-caucasienne.

De plus, certains think tanks états-uniens comme la Jamestown Foundation et le Carnegie Center se trouvent à la pointe de cette revendication. Ces centres d’analyse s’appuient sur des organisations circassiennes souvent dirigées par des membres de la diaspora circassienne installés aux États-Unis et, plus encore, en Turquie. L’estimation du nombre de membres de cette diaspora fait état de 7 millions de personnes[8], bien que les études faites en Turquie indique un nombre de 140 000 personnes[9]. Cette diaspora est très active sur internet pour que soit reconnu le « génocide »[10], par contraste avec ceux restés dans le Caucase du Nord et qui, selon D. Polandov[11], se distinguent par leur inaction. Pour celui-ci, la promotion de ce génocide n’étant visible que sur la Toile, elle ne risquait pas de perturber les JO.

Des JO à risque ?

Dans ce combat, les Circassiens ont reçu le soutien de l’Émirat du Caucase, groupe des insurgés nord-caucasiens revendiquant la plupart des actions de guérillas et des attentats en Russie. Selon B. Stomakhine, un de leurs sympathisants, « les JO sont vus comme une célébration mesquine du 150e anniversaire du génocide, tout individu s’y rendant est digne des lance-roquettes des mujahidin ! »[12]

Pour garantir la sécurité de ces JO face aux risques terroristes, les autorités russes ont donc voté un décret interdisant la circulation automobile vers Sotchi et ses alentours du 7 janvier au 21 mars 2014. Des restrictions de mouvement ont été imposées aux migrants et aux citoyens russes et un décret a également interdit tout type de manifestation publique. Les opposants à ces mesures sécuritaires ont évoqué l’établissement d’un « camp de concentration olympique »[13]. Cette politique a pourtant suivi celle qui avait prévalu pour d’autres grands événements sportifs, comme les JO de Londres ou le mondial allemand de football. Mais jamais de telles expressions n’avaient été employées à ces occasions, ce qui révèle bien le contexte très anti-russe des Jeux de 2014. Les promoteurs de la thèse du « génocide circassien » se sont emparés de cette opportunité pour faire valoir leur cause au monde, sans réel résultat. Les médias occidentaux ont semblé plus intéressés par le sort des homosexuels, après la loi interdisant la propagande gay aux mineurs, que par celui de cette minorité.

Notes :
[1] En Russie, la « nationalité » se distingue de la citoyenneté. Elle se forme à partir d’un certain nombre de critères (ethnie, territoire de présence, langue…).
[2] Ils s’appellent entre eux « Adyguéens » mais sont souvent désignés par leur nom turc «Tcherkesses». Le choix de la transcription anglaise de ce nom, « circassian », permet de les différencier des habitants des républiques russes (Adyguée, Karatchaévo-Tcherkessie, Kabardino-Balkarie). Parfois, les Abkhazes sont considérés comme des Circassiens ou des «cousins», mais leur histoire au sein de la Géorgie et les options politiques dites pro-russes font que les groupes autonomistes les rejettent souvent.
[3] Alexey Malashenko, «Controversy and Concern over the Sochi Olympics», Carnegie Center, 10 avril 2013.
[4] Stephen Shenfield, «The Circassians: a Forgotten Genocide?», Circassian nation, 1er juin 1999.
[5] Antero Leitzinger, «The Circassian Genocide», Circassian nation, 14 décembre 2004.
[6] Evguéni Bakhrevski, «Sovremennye kontseptsii “guenotsida” narodov Kavkaza», Gumilev Center, 20 novembre 2013.
[7] Les Ottomans sont accusés du génocide arménien, reconnu par vingt pays, et de celui des Grecs pontiques, reconnu par trois pays. Les Arméniens sont accusés du génocide azerbaïdjanais, reconnu par sept pays, et de celui des Juifs de la montagne reconnu par l’Azerbaïdjan.
[8] Naima Neflyasheva et Alexey Malashenko, «The Cherkessian Issue and the Sochi Olympics», Carnegie Center, 3 mars 2011.
[9] Étude réalisée par KONDA Research and Consultancy en 2007. Ce faible résultat s’explique par le fait que la plupart des descendants de Circassiens arrivés au XIXe siècle se déclarent Turcs. Ce sont surtout ceux qui ont conservé l’usage de la langue tcherkesse qui se déclarent Circassiens (107.000 individus selon le recensement de 1965).
[10] De nombreux sites émettent notamment de Turquie : www.circassiannation.com, krasnaya-polyana-genocide1864.com, etc.
[11] Demis Polandov, «Virtual Circassia», Pragues watchdog, 6 janvier 2010.
[12] Boris Stomakhin, «LETTER FROM GULAG. Prisoner Supports Lifting Moratorium on Attacks in Russia's Heartland and Disruption of Sochi Games», Kavkaz Center, 27 juillet 2013.
[13] Valery Dzutsev, «Russians Say Government Is Turning Sochi into a Concentration Camp», Jamestown Foundation, 4 septembre 2013.

Vignette : Tee-shirt de promotion du génocide des Circassiens vendu à l'occasion des JO de Sotchi. Photo : PhotoPin.

* Ismaël CHELLAL est doctorant à l’Institut français de géopolitique (Paris 8), spécialisé dans les conflits et la propagande dans le Nord-Caucase.

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