Des sites Internet se réclamant de « l’Émirat du Caucase » diffusent des cartes qui représentent des frontières alternatives du Nord-Caucase. L’établissement virtuel de ces frontières révolutionnaires participe d’une stratégie de déstabilisation de l’État russe dans un conflit de basse intensité – lui bien réel.
En cartographie, le trait frontalier stigmatise, masque les proximités culturelles entre des peuples voisins séparés par cette ligne politique de démarcation. Bien qu’émettant dans un monde sans frontière (en théorie), les opinions diffusées sur Internet accordent une grande importance à ces marqueurs territoriaux. Le site Kavkaz Center[1] soutenant l’organisation insurrectionnelle « Émirat du Caucase » fait un usage singulier des opportunités qu’offrent la toile, en affichant des frontières virtuelles qui tentent de supplanter le réel.
L’Émirat du Caucase ou le règne du virtuel
L’Émirat du Caucase n’existe que dans l’imaginaire de peuples indépendantistes du Nord-Caucase, mais la représentation de ses contours sur des cartes en ligne lui confère une existence ne fut-ce que virtuelle.
Le choix des termes composant le nom de cette organisation est fondamental. Dans son acception première, un « émirat » renvoie à une division administrative d’un califat. Or, depuis la fin du califat ottoman en 1924, il ne peut avoir de sens politique concret. Il se rapporte donc au concept de la Jamaat Islamiya établi par Abu al-Ala Maududi. Ce théologien indo-pakistanais (1903-79) prônait l’instauration d’un califat où l’islam régirait tous les aspects de la société. Pour arriver à cet État islamique, il préconisait l’établissement de contre-sociétés, appelées «émirats», qui ne reconnaissent aucune autorité politique établie. Par ce glissement de sens, cette organisation clandestine caucasienne donne l’illusion d’une domination politique.
L’appropriation de ce terme ne fut pas concomitante avec la prise d’un ascendant sur l’armée russe. Au contraire, affaiblis par la pression militaire des loyalistes fidèles à Vladimir Poutine[2], des indépendantistes tchétchènes ont progressivement abandonné leur nationalisme pour un séparatisme nord-caucasien, afin de s’allier avec d’autres insurgés de la région. Cette démarche a abouti en 2007 à la proclamation d’un Émirat qui fait fi des frontières administratives existantes.
Les revendications sous-tendues par cette proclamation concernent un vaste territoire sous domination russe couvrant en partie la chaîne du Caucase[3]. Ce territoire pourrait également être désigné par l'expression « Caucase du Nord ». Surtout que la brève tentative d’expansion vers l’Azerbaïdjan a été un échec, puisqu’elle a contribué à une collaboration entre la Russie et l’Azerbaïdjan, deux pays aux relations tendues, la Russie soutenant l’Arménie contre l’Azerbaïdjan dans le conflit du Haut-Karabakh.
Sans présence sur tout le Caucase, ni domination politique totale sur la population d’un territoire, l’Émirat du Caucase apparaît donc comme un projet « virtualiste », le virtualisme étant l’affirmation, voire la croyance, que le virtuel est le réel.
La cartographie au service de la stratégie
Poursuivant une logique pratiquée dès la première Guerre de Tchétchénie (1994-96), l’Émirat du Caucase accorde une place prépondérante à la sphère médiatique. Grâce à l’audience internationale obtenue par le Kavkaz Center (ce site est accessible en anglais, en russe, en ukrainien, en turc et en arabe), sa logomachie et sa désinformation, le site popularise la négation de l’État russe. En cela, ce projet conflictogène s’apparente à ce que William S. Lind appelle une « Guerre de Quatrième Génération », puisqu’une puissance high tech –la Russie– y affronte bien un groupe infra ou transnational qui étend le principe de la guérilla à tous les domaines -miliaire, médiatique, économique et social.
Le Kavkaz Center diffuse et traduit des cartes issues du site Internet publié en langue russe Islamdin (www.islamdin.net), qui donnent une vision modifiée de la géographie politique régionale, faisant table rase du passé. La toponymie des villes et régions est changée. Certaines d'entre elles sont désignées par leur ancien nom (par exemple Buro pour Vladikavkaz), d’autres noms de villes rendent hommage à des combattants : l’imam Chamil[4] pour Makhatchkala (Shamilkala) ou le président Djokhar Doudaev[5] pour Grozny (Djokhar). L’Émirat du Caucase y apparaît comme un État en guerre, puisqu’au nord se trouve la terre du jihâd. Contrairement à la Fédération de Russie, les pays voisins au sud (la Géorgie[6] et l’Azerbaïdjan) sont reconnus.
Les frontières intérieures diffèrent de celles établies par les administrations soviétique et russe sauf pour les républiques de Tchétchénie et du Daguestan. Cela peut s’expliquer par le fait qu’initialement l’insurrection s’appuyait sur les nationalistes tchétchènes et que la multitude des ethnies daguestanaises rend tout changement difficile. L’Émirat ayant pour objectif d’unifier les peuples du Caucase du Nord, l’accumulation de petites régions masquerait le projet commun pour s’inscrire dans une logique d’insurrection clandestine, sûrement plus conforme à la réalité. Le projet politique qui transparaît dans cette carte alternative comporte des risques, au vu des conflits internes entre les populations turciques (Karatchaïs et Balkars) et circassiennes (Tcherkesses, Kabardes et Abazes), d’où le choix de regrouper les deux républiques binationales (celles de Karatchaïévo-Tcherkessie et de Kabardino-Balkarie) au sein d’une fédération avec trois capitales, pour les réunir- Karatchaï-Shakhar, Tyrnyaouz et Naltchyk.
Les Circassiens, qui disposent de nombreux relais dans le monde pour mener à bien leur principal combat (la reconnaissance d’un «génocide» lors de leur défaite militaire face à l’Empire russe), récupèrent la région qu’ils auraient occupée jusqu’au 19e siècle. Néanmoins, la réunion des deux provinces ou vilayets[7] où vivent des Circassiens n’est pas promue pour ne pas froisser les Turciques.
Un projet plus économique qu’idéologique ?
Les deux kraïs composés essentiellement de Russes ethniques sont rassemblés (mise à part la partie formant la vilayet de Tcherkessie) avec un nom sanctionnant les « colons » russes : « Steppe Nogaïe ». Ainsi la présence russe sur ce territoire est-elle niée au profit de cette ethnie musulmane de seulement 22 000 habitants dans le kraï de Stavropol d’après le recensement de 2010. L’autre peuple orthodoxe de la région, les Ossètes, se retrouve aussi en situation de faiblesse. Depuis que leur jamaat (c’est-à-dire l’organisation insurrectionnelle) a été dissoute en 2009 faute de militants, l’Ossétie du Nord-Alanie est incorporée dans l’Ingouchie sur la carte, comme le montre le nom de la province (« Ghalghaytchtcho » signifiant Ingouchie en ingouche).
La prétention islamique de l’Émirat pose un autre problème. Officiellement, il a été créé pour décoloniser les musulmans soumis à la domination russe. Logiquement, seule la partie sud-est aurait dû être revendiquée, puisqu’ailleurs les orthodoxes ou les athées sont majoritaires[8]. De surcroît, l’interprétation salafiste des idéologues de cette organisation rentre en conflit avec un islam confrérique majoritaire dans l’est du Nord-Caucase, des chiites du sud du Daguestan, des musulmans laïcs, ainsi que des personnes sans ou d’une autre confession. La religion sert donc à promouvoir une ambition politique. Les frontières montrent aussi des impératifs géostratégiques; le plus grand port russe (Novorossiïsk), les deux débouchés maritimes (notamment celui de la mer Caspienne riche en hydrocarbures), ainsi que les ressources des Terres Noires et du tourisme balnéaire et montagneux[9] permettraient de ne pas être tributaire de la Russie. Mais, cette importance stratégique rend justement impossible l’acceptation par le gouvernement russe de telles revendications.
Le média Internet sert donc à poursuivre virtuellement ce conflit, jusqu’à « l’épuisement psychologique » d’un des deux acteurs. Selon Lind, la Guerre de Quatrième Génération induit la possibilité pour les insurgés de contourner la puissance de l’adversaire par la durée[10] ; les partisans de l’Émirat du Caucase peuvent donc espérer que le temps jouera en leur faveur. Cependant la puissance économique russe et le recours moins constant que les Occidentaux aux armes high tech (particulièrement onéreuses) ne permet pas d’entrevoir un règlement du conflit à court terme.
L’Émirat du Caucase utilise efficacement l’arme virtuelle pour transcender les limites politiques et considère la frontière uniquement en tant que symbole d'indépendance, d'unité et de reconnaissance. Cette stratégie d'émission d'une carte alternative jouant sur les mécontentements inhérents à la délimitation d'un territoire permet d’alimenter le désordre dans la région.
Notes :
[1] Le site www.kavkazcenter.com a été conçu en 1999 sous l’autorité de Movladi Oudougov, ministre de l’Information de Tchétchénie-Itchkérie (1991-97) et depuis 2002, des structures clandestines tchétchènes et émiratistes. Ce site affirme être une agence de presse indépendante; ainsi bénéficie-t-il d’une plus grande liberté d’expression.
[2] Dans ses discours, le président tchétchène Ramzan Kadyrov affirme une loyauté sans faille au président russe et non à la Fédération de Russie.
[3] La séparation généralement admise entre le Sud et le Nord Caucase ne suit pas la ligne de crête mais la frontière politique entre la Russie et les anciennes républiques soviétiques du Sud-Caucase devenues indépendantes en 1991.
[4] L’imam Chamil (1797-1871) est le grand héros de la Guerre du Caucase du 19e siècle qui unifia les Tchétchènes et les Daguestanais dans une guerre de 27 ans contre l’Empire russe.
[5] Le général Djokhar Doudaev (1944-96) est le premier président de la république indépendantiste tchétchène (1991-96). Il fut assassiné lors de la première Guerre de Tchétchénie.
[6] La Géorgie étant considérée comme une alliée contre l’ennemi russe, les auteurs de cette carte ne font pas figurer l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie. Pourtant, cette dernière a une population circassienne, en partie musulmane et Chamil Bassaev, l’un des grands héros de l’Émirat du Caucase, a d’ailleurs combattu aux côtés des Abkhazes contre la Géorgie en 1992.
[7] Le Kavkaz Center dénomme les régions par leur nom turc (vilayet), mais les traduit pour son édition anglaise (province) et arabe (wilaya terme usité aussi par le site Islamdin).
[8] Selon l’Observatoire des États postsoviétiques de l’Inalco Paris, cf. Jean Radvanyi et Nicolas Beroutchavili, Atlas Géopolitique du Caucase, Paris, Autrement, 2010, Paris, p. 20.
[9] La station balnéaire de Sotchi organise les Jeux Olympiques d’hiver de 2014. L’attention médiatique internationale est utilisée par certains Circassiens pour promouvoir leur cause. Ce lieu est perçu comme un cimetière et l’organisation de cet événement comparée à celle de Jeux Olympiques à Auschwitz. L’Émirat du Caucase menace aussi les Jeux, mais pour nuire aux intérêts économiques russes.
[10] Cité par Arnaud La Grange et Jean-Marc Balencie, Les guerres bâtardes: comment l’Occident perd les guerres du XXIe siècle, Paris, Perrin, 2008, p. 39.
* Doctorant à l’Institut Français de Géopolitique (Paris VIII).
Vignette : Marcelo Mariozi, Certains droits réservés (licence Creative Commons)
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