Les retraités russes, génération sacrifiée

Depuis le 1er janvier 2005, en Russie, les avantages sociaux, dont bénéficiaient jusqu’alors les retraités, ont été supprimés, remplacés par une contrepartie financière. Celle-ci est toutefois jugée nettement insuffisante par ces pensioniery, qui n’ont pas hésité à manifester et à réclamer la démission du président russe. Avec ce problème a resurgi une question cruciale pour la société russe : la prise en charge de la « génération soviétique » par ses descendants.


Début 2005, des milliers de retraités russes ont défilé dans les rues des grandes villes de Russie. Rarement le pouvoir avait vu une telle mobilisation : de Moscou à Saint-Pétersbourg, en passant par Perm (Oural) ou Kazan (Tatarstan), les pensioniery ont manifesté leur mécontentement, allant jusqu’à réclamer la démission du président russe Vladimir Poutine. Le motif de cette colère ? L’entrée en vigueur, le 1er janvier 2005, d’une réforme sociale votée en catimini en août 2004 à la Douma, prévoyant, entre autres, la « monétarisation des avantages sociaux » ( l’goty). Autrement dit, cette loi substitue aux avantages sociaux, perçus jusque là en nature, des compensations financières, jugées nettement insuffisantes par une partie des intéressés.

On compte aujourd’hui 40 millions de retraités en Russie. La pension moyenne, dans ce pays, s’élève à 1915 roubles, soit 56 € par mois. Un montant à peine plus élevé que celui du minimum vital, estimé à 960 roubles (38 €). Zinaïda fait partie de ces personnes. A 61 ans, cette retraitée moscovite a bien du mal à joindre les deux bouts. Après 40 ans de bons et loyaux services, elle ne perçoit en effet que 2500 roubles (73 €) par mois de pension. Une somme bien dérisoire, surtout lorsque l’on vit dans l’une des villes les plus chères au monde.

« Heureusement que notre maire, Iouri Loujkov, a décidé de ne pas monétariser les avantages sociaux dont nous bénéficions, comme ça a été le cas ailleurs, avoue Zinaïda. Je bénéficie de la gratuité des transports. Si ceux-ci deviennent un jour payants, et même si l’Etat s’engage à nous verser de l’argent pour pouvoir payer, je suis sûre que cela ne sera pas suffisant ! »

Un système qui remonte aux années 1960

Aujourd’hui, comme Zinaïda, près de 100 millions de personnes, dont 40% sont des retraités, bénéficient de ces avantages sociaux, dont l’institution remonte aux années 1960. A l’époque, les retraites, financées en partie par les entreprises et en partie par l’Etat, sont complètement déconnectées du salaire. Leur montant est quasiment identique pour tous les travailleurs d’une même sphère d’activité. Selon le lieu de travail, sa pénibilité et les services rendus à l’Etat, des « bonus » peuvent alors être accordés, sous forme d’avantages en nature : gratuité des transports en commun, des charges d’habitation et de certains médicaments, des cures thermales ...

Avec l’augmentation du nombre de pensioniery (de 13,7 millions en 1961, ils passent à 33,8 millions en 1990), la participation financière de l’Etat augmente. Dans les années 1980, elle est de 50%. Mais la crise énergétique creuse le déficit public. La population active diminue, et les retraités ont une vie de plus en plus précaire.

En 1990, les retraites sont enfin indexées sur les salaires et le nombre d’années travaillées. Mais le niveau de vie des personnes âgées continue de chuter : les départs anticipés à la retraite augmentent, tandis que la libéralisation des prix et l’inflation grignotent le pouvoir d’achat, qui est divisé par deux. C’est pourquoi, à partir de 1993, les avantages sociaux sont plus largement octroyés.

La prise en charge par le budget fédéral

En 2004, ces privilèges ont représenté 170 milliards de roubles (environ 5 milliards d’euros), dont seuls 40 milliards ont été financés par les régions. Le reste a été payé par des «sponsors» (compagnies de transport, de gaz, d’électricité, services communaux, services de télécommunication, pharmacies). Deux réformes majeures ont été entreprises au cours de cette même année : la création de fonds de pension privés et publics avec obligation d’affiliation pour les personnes nées avant 1950, et la monétarisation des avantages sociaux.

Depuis le 1er janvier 2005, le budget fédéral a pris en charge la totalité du financement des l’goty. Les régions et les pouvoirs locaux doivent redistribuer la manne, soit sous forme de tarifs préférentiels, soit sous forme fiduciaire. Mais un problème persiste : le budget alloué aux régions dépend de critères parfois obscurs ; certaines entités sont plus riches que d’autres et peuvent compenser le manque de moyens, comme le fait la Mairie de Moscou.

Cette réforme est pourtant approuvée par de nombreuses personnes (de 38% d’opposants à la réforme début 2005, on est passé à 30% en juin, d’après une étude de l’institut de sondage VTSIOM). « Dans certains recoins isolés, il n’y a ni métro, ni bus, ni tramways, tonne Youri, 65 ans. Pour les personnes qui vivent dans ces zones, la monétisation des avantages sociaux répare une injustice ! »

De son côté, Ioulia, 28 ans, se félicite aussi de la nouvelle loi. « Je travaille et je paye honnêtement mes impôts, qui permettent de financer les pensions et tous les avantages des retraités, pour lesquels j’ai du respect, déclare cette jeune femme. Mais je trouve que la monétarisation est une bonne décision. Comprendre qu’il faut payer un ticket de transport est nécessaire ! Leurs enfants et petits-enfants déboursent pour eux et ne reçoivent que remontrances en guise de remerciements. Cela suffit ! Oui, vous avez fait beaucoup, mais vous n’avez pas su arrêter le trou noir dans lequel l’URSS s’est enfoncé pendant des décennies. Maintenant, permettez-nous d’en recueillir les fruits, et arrêtez de râler et d‘empoisonner l’existence de ceux qui payent pour vous ! »

Ainsi cette réforme, cruciale aujourd’hui, est-elle complexe à instaurer en raison de son aspect symbolique, du lourd héritage soviétique et du vieillissement de la population. Si elle se veut plus équitable, elle manque réellement de moyens et nécessite d’être perfectionnée. Quant à la jeune génération, il lui est difficile d’accepter un système de répartition alors qu’elle songe avant tout à se défaire du passé et à assurer son avenir …

Par Géraldine PAVLOV