L’expérience soviétique des villes nouvelles : évolution d’un paysage urbain

Situer géographiquement les villes nouvelles étudiées par les réseaux spécialisés (INTI, ENTP), revient à souligner la faible représentation des pays de l’Est. Face à ce constat, on peut d’abord s’interroger sur la place que doit prendre l’expérience soviétique et socialiste dans le réseau international des villes nouvelles, ensuite réfléchir à l’évolution du paysage urbain et sa capacité à être source d’inspiration à son tour.


«La ville soviétique doit être honnête et simple dans ses formes, comme est honnête et simple la classe ouvrière; diversifiée, comme l’est la vie; seuls les éléments dont sont composés les édifices doivent être standardisés et non les édifices eux-mêmes; économique dans le matériau utilisé et l’entretien et non dans l’espace et le volume; joyeuse, comme l’est la nature. Enfin, elle doit être commode, claire, hygiénique.» N. Milioutine[1]

Figure emblématique de l’urbanisme socialiste, Nikolaï Milioutine (1889-1942) sera très influent (particulièrement pendant les période d’édification des deux premières générations de villes nouvelles en Union soviétique: 1930-1939 et 1939-1959) à travers son livre Sotsgorod qu’il publie en 1930 en tant que président de la Commission pour la construction des villes soviétiques. Inspiré des doctrines marxiste, fordiste et léniniste, du mouvement moderne fonctionnaliste étranger et de l’art constructiviste soviétique (Alexandre Vesnine, précurseur de l’idée selon laquelle les formes sont conditionnées par leur utilité), il préconisera une architecture sans ornement, où la lumière et la ventilation naturelles doivent être protagonistes. L’architecte allemand Ernst May, qui dirigera, entre autres, le projet de ville minière de Magnitogorsk au bord du fleuve Oural, fera traduire l’ouvrage.

Dichotomie Est-Ouest

Les géographes et urbanistes soviétiques des années quatre-vingt définissent la ville nouvelle (novy gorod) comme une «localité surgissant dans un lieu nouveau ou sur la base de localités existantes au moment de l’implantation d’un complexe de production et caractérisée par un accroissement brutal de sa population»[2].

Le point commun entre les villes nouvelles soviétiques, britanniques et françaises est qu’elles ont été décidées et financées à l’initiative de l’Etat. En revanche, le sens politique de la décision diverge. Les villes de l’URSS sont le résultat d’une politique entièrement vouée à la planification économique du pays (objectifs de production) dans des zones urbanisées ou non, alors que leurs homologues de l’Ouest répondaient à une nécessité d’aménagement du territoire dans le souci de décongestionner une agglomération importante.

L’URSS développera la politique volontariste la plus intensive de construction de villes nouvelles connue jusqu’à présent avec plus de 1.200 réalisations en soixante ans[3]. Le modèle soviétique sera reproduit en Europe de l’Est à une échelle plus réduite, notamment en Pologne (Nowe Tychy, Nowa Huta, etc.), Hongrie (Dunaujvaros, Komlo, Varpalota, etc.)[4] et en Asie orientale, particulièrement en Chine.

Influences transfrontalières

Les réflexions du début du 20e siècle sur la ville soviétique en Russie se situaient dans la continuité de plusieurs théories d’urbanisme naissantes: en Espagne Arturo Soria y Mata (La ville linéaire, 1894), en Angleterre Ebenezer Howard (Demain: un chemin pacifiste vers une réforme véritable, 1898; réédité en 1902 et traduit sous le titre Les cités-jardins de demain), en France Le Corbusier (La ville radieuse, 1933).

Outre-atlantique, dans le cadre du Plan régional de New York de 1920, se développait le concept d’«unité de voisinage» (neighbourhood unit) qui influença les villes nouvelles de Londres et, à leur tour, celles d’Europe. La notion de micro-raïon en dérive, avec l'idée essentielle de faire primer la communauté sur l’individu. Le micro-raïon est «composé d’un complexe d’immeubles de logements et de bâtiments pour les services de la vie quotidienne pour la population (jardins d’enfants, crèches, écoles, cantines, équipement commercial de proximité, aires de sport et jardins)»[5]. Il sera l’unité fonctionnelle élémentaire de la ville soviétique, puis se répandra dans les pays d’Europe de l’Est à partir du milieu des années 1950.

L’assemblage des cellules d’habitation et des équipements proposés par Milioutine suivait le concept de ville linéaire et pouvait être implanté «en ligne le long de la route» ou «en pignon sur le bord de la route». Chaque micro-raïon forme un grand bloc et leur juxtaposition standardisée dessine un tissu en damier. Le paysage urbain qui en résulte est comparable à celui formé en France par l’uniformité des grands ensembles banlieusards. La création de la ville de Navoï en Ouzbékistan, par exemple, a nettement suivi cette structure de micro-raïons et les zones résidentielles se rassemblent autour du centre civique, commercial et administratif[6]. A Navoï en revanche, la polychromie, trait essentiel de l’architecture ouzbek, amène une teinte moins monotone.

Urbanistes: disciples de Marco Polo?

À partir des années 1960, les urbanistes occidentaux ont multiplié les missions à l’étranger, afin de nourrir leur réflexion en matière de villes nouvelles. Malgré la claustration culturelle imposée par le système soviétique, on peut chercher à connaître quels échanges ont eu les urbanistes avec leurs collègues à l’étranger et quelle a été la destination de leurs voyages d’études.

L’industrialisation de la Chine doit ses débuts à l’intervention de l’expertise soviétique dans les années 1950. Une soixantaine de villes nouvelles industrielles ont ainsi été créées autour de Shanghai. Le goût pour la somptuosité et la monumentalité fut un point convergent entre les autorités chinoises et soviétiques. Malgré le vœu de Milioutine d’une architecture modeste en Russie, la monumentalité demeura.

L’actuel schéma directeur de la région shanghaienne prévoit une deuxième vague de villes nouvelles, dans le but maintenant de maîtriser la croissance démographique. Anting New Town est ainsi accolée à Anting, ville satellite de l’industrie automobile. La démarche est plus occidentale, le paysage urbain une vitrine des tendances internationales et la typologie un retour à la cité-jardin radiale howardienne, sectorisée par bandes concentriques (équipements, habitat, ceinture verte, industries). Néanmoins, il ne faut pas réduire les villes nouvelles d’inspiration soviétique aux formes linéaires et/ou en échiquier. Par exemple, à une échelle réduite, Vaïke-Oismäe en Estonie, quartier de Tallinn créé à la fin des années 1960 à 5 km du centre, est de forme circulaire, l’habitat et les équipements s’organisant autour d’un parc et d’un étang artificiel.

Le grand écart entre cité-jardin et ville socialiste

Le mouvement pour les cités-jardins fit son apparition en Russie avant la révolution de 1917. Il coïncidait avec une recherche d’hygiène et de confort auparavant réservés aux classes aisées. Le résultat a été la création de petites cités ouvrières suburbaines, proches de la nature. Cependant, Milioutine voyait dans la cité-jardin (éloignée de la ville, destinée uniquement à l’habitat et constituée principalement de maisons individuelles), un projet bourgeois. Dans sa lutte contre le capitalisme, la ville et la campagne ne devaient pas être dissociées.

L’industrialisation posa le problème d’une nouvelle forme d’habitat autour des immenses complexes industriels. Les cités-jardins n’étaient plus adaptées et l’habitat collectif des villes socialistes se développa. De nombreux projets de concours de villes furent examinés par Milioutine, parmi lesquels Stalingrad. Il proposa à plusieurs reprises des modifications pour une organisation linéaire capable de se développer dans les deux sens, suivant le système de la chaîne de production par juxtaposition de bandes parallèles: chemin de fer, usine, zone verte, route, zone résidentielle, parc, rivière. L’organisation idéale pour Milioutine était celle qui minimiserait les temps de déplacement entre l’habitat et le lieu de production.

Acheminement de la main d’œuvre

Le chemin de fer définit les grands axes de localisation des villes nouvelles industrielles soviétiques, traversant les zones de ressources minières, énergétiques, chimiques et autres. Les habitants étaient pour la plupart de la région ou d’origine rurale et en nombre contrôlé. En principe, l’ouvrier socialiste devait pouvoir accéder à pied à l’usine. Réduire les infrastructures coûteuses était un des paris de Milioutine. Pour lui, un petit nombre de bus, taxis et bateaux remplaceraient les tramways, viaducs et tunnels. Quelles innovations locales en termes de transport ces principes ont-ils connues et quelles conséquences dans le paysage urbain?

En France, les réseaux de transport (RER et autoroutes) se sont développés simultanément à la construction des villes nouvelles. L’insertion de celles-ci dans l’environnement géographique (par la beauté topographique par exemple: boucle de l’Oise, vallée de Chevreuse, vallée de la Marne…) a également été déterminante dans la morphologie du tissus urbain (terrassements, rues curvilignes, etc.). Aux Pays-Bas la silhouette des villes nouvelles d’Almere et Lelystad est horizontale, tout comme le polder sur lequel elles ont été construites. Le vélo y est le moyen de transport prioritaire.

Du parc impérial au jardin potager

Empereur et impératrices firent importer les modèles anglais, français, allemands et hollandais de parcs urbains et paysagers. Mais le jardinage n’est entré dans les mœurs que depuis la pénurie alimentaire d’après-guerre. Les pièces extérieures des datchas, ainsi que les parcelles d’anciens palais dévastés devinrent des jardins potagers pour apporter un complément alimentaire indispensable[7].

Après la Seconde Guerre mondiale, l’URSS créa des «Parcs de la victoire» (gloires militaires), multiplia les «Parcs de culture et de loisirs», ouvrit des jardins botaniques et aménagea des promenades plantées en milieu urbain, des ceintures vertes autour des villes et des zones vertes pour séparer les secteurs résidentiels de la pollution des industries. Depuis, le retour à la propriété privée développe la spéculation immobilière en réduisant les surfaces d’espaces verts dans les villes.

On peut se demander quelles traces le paysage rural soviétique a laissées aux abords des villes nouvelles et quelle a été leur évolution. Vers un développement durable?

Perspectives d’ouverture

Puits de ressources urbanistiques longtemps mises à l’écart du contact occidental, transmettant souvent une image terne et monotone, les villes nouvelles soviétiques et socialistes font partie intégrante du patrimoine urbain international.

La rigoureuse réglementation formelle et fonctionnelle qui semble les avoir caractérisées permet de s’interroger sur l’évolution de leur paysage urbain depuis la dissolution de l’URSS en 1991. Désormais, est-ce qu’un processus d’occidentalisation oriente l’aménagement du territoire ou, au contraire, est-ce que chaque ville nouvelle conserve son identité architecturale et développe son attractivité locale?

A partir de cette date, on peut élargir la question au niveau international et s’interroger sur l’évolution de la relation expert-apprenti entre la Russie et, par exemple, les autres pays de l’ex-URSS en identifiant quels héritages culturels du point de vue urbanistique et architectural se perpétuent. L’expérience soviétique, avec ses inspirations et ses inspirés, permet de confirmer que la ville nouvelle, bien que prise de décision politique ancestrale, reste une alternative de planification cyclique et varie selon le niveau de développement des pays.

Finalement, les discussions du début du 20e siècle soulevées dans le courant de pensée de Milioutine entre «urbanisme» (dans le sens aujourd’hui de «ville compacte») et «désurbanisme» («ville diffuse»), sont toujours d’actualité.

INTI: International New Town Institute
ENTP: European New Town Platform
RER: Réseau express régional

[1] Nikolaï Milioutine, Sotsgorod. Le problème de la construction des villes socialistes, Paris, Les Editions de l’imprimeur, 2002, p.106; en russe, 1930.
[2] Galia et Guy Burgel (dir.), «La ville soviétique avant la perestroïka», in Villes en parallèle, n° 26-27, déc. 1998, p. 232.
[3] Claude Chaline, Les villes nouvelles dans le monde, Paris, PUF, coll. Que sais-je?, 1996, 2e éd., p. 99.
[4] Pierre Merlin, Les villes nouvelles. Urbanisme régional et aménagement, Paris, PUF, coll. Villes à venir, 1969, pp. 198-251.
[5] Op. cit., Burgel, p. 221.
[6] Jean-Pierre Cousin, Yvette Pontoiseau, «Architecture soviétique», in L’architecture d’aujourd’hui, n°147, déc. 1969 - janv. 1970, pp. 70-72.
[7] Peter Hayden, Jardins de Russie, Paris, Actes Sud, 2005, 256 p.

* Caroline MOTTA est doctorante à l’Université Paris Sorbonne-Paris IV, UMR 8185 CNRS Espaces, Nature et Culture.

Source photo : magnitka.clink.ru