Koudrovo, une ville russe pour demain

Au premier abord, Koudrovo ressemble plus pour le moment à un village abandonné qu’à la future ville de 50 à 60.000 habitants projetée par les autorités de l’oblast de Leningrad. Il présente toutes les caractéristiques d’un bourg rural sur le déclin, qui s’anime un peu en fin de semaine, ses lopins de terre constituant un classique apport alimentaire aux citadins de Saint-Pétersbourg. Sa monotonie est tout juste rompue par la présence d’un énorme centre commercial, posé là comme par accident.


Pourtant, c’est bien sur ce territoire que se concrétise le projet immobilier le plus conséquent et le plus prometteur de la région. Bientôt, Koudrovo sera une vraie ville, satellite de Saint-Pétersbourg. Si les délais furent longs, les autorités de la région peuvent aujourd’hui se prévaloir d’avoir mené à bien ce projet, avec un pragmatisme garant de son succès: tout a été fait pour faciliter la tâche des investisseurs, triés sur le volet.

Village sinistré ou ville chimère ?

Le village de Koudrovo est situé au sud-est de Saint-Pétersbourg, dans l’oblast de Leningrad (district de Vsevolojsk, bourg de Zanevskoe). Créé en 1925, il n’a commencé à se développer qu’après la Seconde Guerre mondiale, sous l’effet de l’urbanisation rapide et de l’exode rural propres à cette période. Si le village est aujourd’hui sinistré, dans les années 1970, les habitants de Koudrovo pouvaient se targuer d’avoir l’électricité, l’eau courante et des rues goudronnées.

Actuellement, pour se rendre à Koudrovo depuis Saint-Pétersbourg, il faut prendre la ligne de métro n°4, descendre au terminus, station «Oulitsa Dybenko», y ajouter deux arrêts de tramway et marcher encore le long de la petite forêt qui longe la rivière Okkervil[1]. On découvre alors le village, constructions abandonnées, palissades de guingois, chemins défoncés, poubelles et carcasses rouillées de voitures. Çà et là, quelques maisons en presque bon état, suffisamment rares pour faire contraste.

Le statut de village de Koudrovo a toujours été l’objet de débats et cela fait 40 ans que se succèdent les plans pour le revitaliser. Peut-être même en faire une ville. Dans les années 1980 notamment, on y a planifié la construction d’un vaste ensemble immobilier qui aurait permis d’équilibrer la croissance de Leningrad, de moderniser l’habitat du village et de le transfigurer en ville. Mais rien n’est venu. Une habitante native de la localité raconte que, en 1993, alors que la mairie de Saint-Pétersbourg était dirigée par Anatoli Sobtchak, elle et les siens ont été «envoyés d’urgence» dans l’ancienne capitale. On avait sans doute jugé que leur habitat n’était pas suffisant, mais Koudrovo ne pouvait rien offrir de mieux. Ils ont néanmoins gardé leur maison et un potager. Aujourd’hui, la maison leur appartient mais le reste n’a pas été privatisé [2].

Il y a encore dix-huit mois, les habitants occasionnels ou permanents de Koudrovo, lassés de ces chimères, ne voyaient pas de perspective pour leur village. Ils avaient eu vent du projet de construction d’une ville mais doutaient des délais. Certains évoquaient une échéance à dix ou vingt ans. D’autres, inquiets, n’étaient pas forcément enchantés à l’idée d’une accélération du mouvement: s’ils avaient choisi de rester à Koudrovo, ce n’était pas pour y voir se développer ce qu’ils avaient toujours évité, l’urbanisation. Tous avaient observé le rapprochement de la modernité, lors de l’implantation, à la fin de 2003, d’un centre commercial de 170.000 m², dont 24.000 sont occupés par IKEA et 20.000 par Auchan. Le magasin de meubles fut d’abord baptisé IKEA-Koudrovo. Puis, l’enseigne suédoise, doutant peut-être elle aussi de la réalité des projets urbains de la région, renomma dès 2004 son magasin: IKEA-Dybenko, du nom de la station de métro la plus proche, sembla sans doute plus persuasif pour convaincre la clientèle pétersbourgeoise de la proximité du magasin.

Ville nouvelle – ville desservie

Pourtant, le 25 décembre 2006, la première pierre de la ville fut posée, donnant lieu à une très symbolique inauguration. Le président de la Douma, Boris Gryzlov, se rendit à cette occasion sur l’improbable chantier pour y formuler un vœu: que le prix de l’immobilier dans la ville nouvelle soit deux fois moindre à celui de Pétersbourg. Le gouverneur de l’oblast, Valery Serdioukov, affirma l’engagement des autorités régionales à gérer ce projet jusqu’au bout et à tout faire pour que les actionnaires ne soient ni trompés, ni lésés. Presqu’un an après, les projets sont confirmés et la ville paraît bien prête à s’ériger.

Les autorités régionales ont procédé méthodiquement: elles ont commencé par étudier les potentialités de croissance dans l’oblast. La question fondamentale a été celle de l’accessibilité du site. Le tracé du périphérique qui est en cours d’achèvement et fait le tour de Saint-Pétersbourg, et sur terre et sur mer, a été pris comme ligne directrice. Or ce périphérique, le fameux KAD («Koltsevaïa AvtoDoroga»), inauguré dans sa partie orientale en 2006, passe à moins d’un kilomètre de Koudrovo. Deux stations service vont être installées de chaque côté du périphérique, à hauteur du village. Des bretelles d’accès seront construites. Koudrovo est en outre situé quasiment à l’intersection de cette route et de celle de Mourmansk. Enfin, la proximité du terminus de métro ouvre également des perspectives en matière de connexion au réseau de transports urbains: décision a été prise –le projet était déjà évoqué durant la période soviétique- de prolonger la ligne d’une station qui a déjà un nom, «Narodnaïa». Les travaux sont en cours d’exécution.

Séduire les promoteurs

Mais il restait encore à faire venir les promoteurs. La société KAD-Lenoblast, créée en 2002 par les autorités de l’oblast afin de gérer le développement des territoires traversés par le périphérique, a été désignée comme aménageur. Son directeur, Vladimir Rybaltchenko, reconnaît quelques erreurs. Ainsi, la mise en vente des terres, initialement prévue pour l’automne 2004, s’est soldée par des fiascos et des reports répétés, les potentiels promoteurs se faisant timides du fait du manque d’informations concernant les infrastructures dans la zone. V.Rybaltchenko s’est finalement résolu à prendre de l’avance dans la viabilisation des terrains, en particulier en donnant plus de garanties aux promoteurs sur l’amenée des réseaux (à la charge du gouvernement). Dès lors, il a été plus facile de convaincre les investisseurs pétersbourgeois que de confortables profits étaient assurés.

Valery Kim, l’architecte en chef de l’oblast de Leningrad, note que les projets d’investissements et de construction sont nombreux dans la région, rivalisant par leur taille et leur extravagance. Mais, si la quasi-totalité des terres situées dans le demi-cercle qui jouxte Saint-Pétersbourg ont été attribuées à des investisseurs pour des projets immobiliers, industriels, logistiques, commerciaux ou de loisirs, le site le plus dynamique est sans conteste celui de Koudrovo, d’abord parce qu’il est coordonné par cet interlocuteur unique qu’est le KAD-Lenoblast, ensuite parce que les promoteurs sont en nombre réduit. Cela devrait éviter, selon V.Kim, des confusions entre contractants, des problèmes de financement et des retards de livraison[3].


Projet de plan de la ville nouvelle

Quelle ville ?

Koudrovo sera donc construite selon un plan d’aménagement très contraint, approuvé par les autorités régionales. Le territoire de la future ville est divisé en deux parties, l’une gérée par une société pétersbourgeoise jusque-là peu connue, SVP-Invest, l’autre par le groupe Koudrovograd, composé de Stroïtrest et Otdelstroï. SVP-Invest promeut un système de quartiers autonomes, des immeubles de 6 à 12 étages, et quelques tours, plus rares, pouvant atteindre 20 ou 22 étages. La société affirme qu’elle va construire au total 1,3 million de m² de logements sur 16 hectares situés entre le centre commercial et la rivière Okkervil. Elle installera également 4 écoles et 7 crèches. Koudrovograd a développé un projet parallèle, baptisé «Nouvel Okkervil – la ville des allées». Sur une surface de 1 million de m², Stroïtrest et Otdelstroï affirment vouloir consacrer 800.000 m² au logement, le reste à 2 écoles, 4 crèches, des parkings souterrains, un centre d’affaires et une base de loisirs à proximité de la rivière.


«Nouvel Okkervil – la ville des allées» © otdelstroy.spb.ru

Les autorités ne veulent pas faire de Koudrovo une ville-dortoir mais une ville-satellite, multifonctionnelle, dotée de ses infrastructures propres (hôpital, équipements culturels, publics, etc.). Les logements sont destinés dans leur majorité à une population aux revenus modestes, exception faite de quelques maisons de ville de standing. Dans un premier temps, le village sera maintenu, jouxtant la ville. Mais tout laisse à penser que le site de construction s’étendra peu à peu et que les vieilles maisons laisseront bientôt place aux immeubles. Les investisseurs n’ont aucun mal à racheter les premières contre attribution d’un logement dans les seconds.

V.Rybaltchenko aurait été assez favorable à l’idée de dégager quelques terrains afin d’y implanter des casinos. La loi présentée par le Président russe à la fin de 2006 à la Douma d’Etat prévoyait la définition de 4 zones d’implantation de maisons de jeu dans le pays et le directeur de KAD-Lenoblast n’a pas fait mystère de son ambition de voir sa société gérer l’une d’elles. Le président du Conseil de la Fédération, Sergueï Mironov, est intervenu directement pour rappeler que Koudrovo est à la proximité immédiate de Saint-Pétersbourg, alors que la loi concernant l’implantation des casinos prévoit que ces derniers doivent être situés à distance des grandes villes, dans des régions peu accessibles. Et S.Mironov de rappeler que, si l’on veut ouvrir des maisons de jeu dans le district du Nord-Ouest, il faut choisir des régions plus excentrées, telle la Carélie[4]. Koudrovo ne sera donc pas Las Vegas.

Koudrovo devrait, selon les plans, être «achevée» à horizon 2015. Le gouvernement de l’oblast, fort de son succès, a déjà annoncé son intention de lancer des projets similaires dès 2008-2009, à Vyborg (300.000 m² de logements pour 31.000 habitants), Gatchina (400.000 m², 16.000 personnes) et Novo-Deviatkino (300.000 m², 20.000 personnes). Ces projets sont encore dans les limbes mais, au-delà de l’effet d’annonce, ils traduisent une volonté double: celle de s’inscrire dans le programme national de développement du logement et celle de renouer avec une tradition régionale, alors que l’oblast vient de fêter ses 80 ans. Koudrovo constitue en effet pour le moment le plus gros projet immobilier de la région depuis le début de la période post-soviétique. Mais on aime y rappeler que le rythme de construction y a toujours été soutenu: 6,5 millions de m² y ont été construits entre 1946 et 1960, soit une moyenne de 465.000 m² par an; celle-ci est passée à 595.000 m² par an entre 1961 et 1965, puis à 714.000 m² entre 1966 et 1970 et 860.000 m² entre 1970 et 1980. Durant cette période, des villes comme Vyborg, Gatchina ou Volkhov ont été littéralement réanimées grâce à des politiques d’investissement et de construction actives. Et des villes nouvelles ont été construites (Boksitogorsk, Kirichi, Pikalevo…)[5]. L’oblast fait donc montre aujourd’hui de son expérience et de son savoir-faire en la matière. Ni plus, ni moins.

Par Céline BAYOU

[1] La rivière Okkervil est un affluent principal de l’Okhta. Son nom a été adopté au 17e siècle, lorsqu’un colonel suédois s’était installé en villégiature sur ses rives. Certaines cartes plus anciennes la désignent comme Malaïa Okhta (Petite Okhta).
[2] Ioulia Papenina, «Koudrovo ne khotchet oumirat», Nevskoe Vremya, 25 janvier 2007.
[3] Tatiana Solobaeva, «Leningrad Region: Construction Ambitions», Neva News, avril/mai 2007.
[4] «Las Vegas goniat iz Koudrovo», Delovoï Peterbourg, 11 octobre 2006.
[5] http://news.officespb.ru,, date de consultation: 2 novembre 2007.