Mainmise sur les diamants yakoutes

La République de Sakha, en Sibérie orientale, regorge de diamants. Un magot qui ne pouvait laisser le Kremlin indifférent, surtout quand il s'agit de contrôler une source de devises annuelles de 1,6 milliard de dollars


Janvier 2002. Au terme d'une campagne électorale controversée, Viacheslav Chtirov est élu président de la République de Sakha -Yakoutie. Des élections sans surprise, orchestrées à plus de 6 000 km de la capitale yakoute, par le Kremlin.

Moscou a mené une véritable guerre dans l'ombre pour la victoire de Chtirov. Son objectif : mettre un terme au contrôle véreux de Mikhaïl Nikolayev, le président sortant de Yakoutie, sur les ressources naturelles de la région.

Une décision stratégique. Car la vaste et glaciale république n'est autre que le second producteur mondial de diamants bruts en valeur, derrière le Botswana. Et le degré d'implication -pour ne pas dire d'ingérence- de Moscou au cours des élections ne dissimule guère l'enjeu d'une industrie si lucrative pour un budget fédéral en crise. Conséquence : d'obstacles législatifs en pressions fédérales, la campagne électorale yakoute a rapidement pris, à l'hiver dernier, des allures de mauvaise farce politique aux rebondissements sans fin. Plusieurs candidats, qui de Vasily Kolmogorov, adjoint au Procureur général de Russie, ou de Semyon Nazarov, Ministre de l'Intérieur yakoute, se sont ainsi vus accorder le droit de se présenter, avant d'être gentiment évincés de la course présidentielle.

Mais, l'avenir politique de la région a véritablement été scellé le 10 décembre 2001. Vladimir Poutine convie à Moscou les deux candidats aux élections présidentielles, Nikolayev et Chtirov, alors directeur d'Alrosa -Almazy Rossii Sakha, la célèbre société yakoute d'exploitation diamantaire. Il s'agit officiellement de débattre de l'industrie diamantaire russe. Pourtant, deux jours et quelques manipulations plus tard, Nikolayev annonce à la TV yakoute son retrait des élections, et appelle ses électeurs à voter pour Chtirov.

Au prix d'une démocratie sacrifiée, l'indésirable Nikolayev a finalement été évincé. Le fidèle ami de la "Famille" Eltsine, passé maître en trafic d'influences et en détournements d'argent, laisse derrière lui une porte ouverte à la mainmise de Moscou sur les revenus diamantaires yakoutes. Un moindre mal pour une industrie jusque-là gangrenée par la corruption.

Monopole d'exploitation

Si l'or, l'étain et l'antimoine se trouvent en profusion dans les sous-sols yakoutes, ce sont bien les gisements diamantifères qui attirent toutes les convoitises. Car la Yakoutie produit plus de 98% des diamants bruts de la Fédération de Russie, soit le quart du volume mondial. Plaçant ainsi la Russie devant des pays producteurs plus connus, comme le Sierra Leone ou l'Afrique du Sud.

Nous voici pourtant bien loin de la torpeur et du climat africains, si souvent associés à l'exploitation du précieux joyau. Les diamants sibériens sont extraits dans des sous-sols gelés sur plusieurs centaines de mètres de profondeur. Les 36.000 mineurs, la plupart originaires de Russie ou d'Ukraine, et qui travaillent aujourd'hui dans les puits diamantaires d'Udachny, de Mir ou de Jubilée, sont exposés à des températures pouvant atteindre -70°C au cœur de l'hiver. Des conditions extrêmes qui n'ont pas empêché le développement du marché diamantaire russe. Bien au contraire. Lancée dans les années 50, la florissante industrie diamantaire yakoute est aujourd'hui sous le contrôle de la S.A. Alrosa. Une success story juteuse qui fournit 70% des revenus du budget total de la région.

Fondée en 1992 par un accord économique entre les autorités russes et yakoutes, Alrosa est détenue à 32% par le gouvernement fédéral russe. La majorité des parts reste donc aujourd'hui aux mains du gouvernement régional yakoute, de certaines administrations locales et des employés de la société. Pourtant, Moscou entend bien devenir actionnaire majoritaire.

Révolution diamantaire

Depuis maintenant deux ans, Poutine met en place une nouvelle politique visant à réorganiser Alrosa et le secteur diamantaire russe. Une réforme relancée, en décembre dernier, par le renouvellement de l'accord commercial entre le Ministère des Finances russe, Alrosa et le géant sud-africain De Beers, qui exporte 80 % de la production mondiale diamantaire. Par cet accord, De Beers s'engage à acheter à Alrosa pour 4 milliards de dollars de diamants bruts, sur une période de cinq ans. Une proposition alléchante qui assure à la Russie des revenus conséquents, tout en protégeant la stabilité du diamant sur le marché international.

Mais, ce contrat plus souple, et sans clause d'exclusivité, autorise surtout Alrosa à vendre librement près de la moitié de sa production de pierres précieuses. Ce qui signifie, à terme, la légalisation d'un commerce "sous-marin" de petits diamants. Jusqu'à présent, une partie des diamants yakoutes était en effet exportée par certains distributeurs russes sous de faux labels, vers les grands centres de taille étrangers, et principalement indiens.

En quelques semaines, les paramètres du cartel diamantaire russe ont été modifiés : le président véreux a été évincé, un nouveau directeur d'Alrosa, Vladimir Kalitin, a été nommé, et De Beers a perdu son monopole sur les exportations. Une étape transitoire, mais nécessaire, avant que l'industrie diamantaire russe puisse, un jour, envisager de s'assainir et de devenir indépendante.

1 Gokhran : l'Agence d'Etat russe des métaux et pierres précieuses, Ministère des Finances.

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Corruption et commerce diamantaire

Entretien avec John Helmer, journaliste à l'hebdomadaire The Russia Journal, et spécialiste des questions minières et diamantaires russes

En quoi la politique diamantaire de Poutine diffère-t-elle de celle de son prédécesseur?

Pour s'assurer un soutien politique fiable en Yakoutie, Eltsine a permis au président sortant Nikolayev de piller la société d'exploitation Alrosa et les ressources diamantaires de la région. Au total, près de 15% des bénéfices d'Alrosa ont ainsi été détournés au profit de Nikolayev et des dirigeants de la société. Eltsine a également fermé les yeux sur le vol des réserves diamantaires de Gokhran . A l'inverse, la politique de Poutine vise à limiter cette corruption, et à resserrer le contrôle de Moscou sur les revenus diamantaires.

Iakoutsk va-t-elle profiter de cette nouvelle politique ?

Sous Nikolayev, la République de Sakha n'a jamais réellement bénéficié des revenus du secteur diamantaire. Il faut bien comprendre que l'exploitation des gisements diamantifères aurait pu davantage servir la Yakoutie si Nikolayev n'avait pas fait passer son intérêt personnel avant celui de sa région. Mais, je ne suis pas certain qu'elle en profitera plus sous Chtirov.

Dans une industrie si lucrative, Poutine peut-il espérer mettre un terme à la corruption?

La corruption étant relative en Russie, admettons juste qu'elle sera moindre. Il y a toujours une sorte de nébuleuse sur le monopole diamantaire en Yakoutie. Même les statuts fondateurs de la société Alrosa ont été rédigés en catimini, et sont encore aujourd'hui tenus secrets.

A l'identique, il n'y a pas de censure à ce sujet. Mais, rares sont les personnes, journalistes ou non, à savoir ce qui se passe réellement dans ce secteur.

Comment qualifieriez-vous la présence russe sur le marché diamantaire africain?

Comme vous le savez, la Russie a une longue histoire d'engagement en Angola, au côté du gouvernement, et contre les rebelles de l'UNITA - Union Nationale pour l'Indépendance Totale de l'Angola. En 1992, Alrosa a participé à la création de Catoca, société angolaise d'exploitation minière de diamants. Mais, l'investissement d'Alrosa dans la société angolaise reste somme toute modeste, et sa part d'actions est minoritaire.

Pourtant, Nikolayev y a vu un moyen supplémentaire de détourner un maximum d'argent pour lui-même et ses acolytes. Il n'a pas hésité à soudoyer De Beers ou quiconque pour des pots-de-vin, des ristournes, des dessous-de-table, ou encore pour se faire verser des paiements sur son compte personnel au lieu d'Alrosa. NIkolayev a exploité Alrosa, comme a pu le faire le Shah d'Iran avec les revenus de la Société Nationale Iranienne de Pétrole.

Certains projets africains étaient donc des façades idéales pour détourner les bénéfices de la société dans des mains privées. Reste que il y a, malgré tout, un authentique intérêt de la Russie en Angola. Tant pour diversifier ses activités et ses investissements, pour placer ses géologues et ingénieurs, que pour concurrencer De Beers sur le marché de la prospection diamantaire.

Moscou comme Iakoutsk ont également tout intérêt à entretenir de bonnes relations avec les autres pays producteurs de diamants. Une politique nécessaire pour conserver un poids décisionnel conséquent et maîtriser les enjeux clés du cartel diamantaire, comme l'équilibre entre l'offre et la demande ou la politique des prix.

Par Célia CHAUFFOUR

Entretien réalisé le 8 mars 2002.