Moldavie : fausse bataille et vraies victoires

Alors que la frontière de l’influence de Moscou semblait s’être déplacée à l’ouest de l’Ukraine après l’élection du candidat pro-russe, Viktor Ianoukovitch, la bataille pour la mainmise sur la Moldavie n’a plus vraiment des airs de guerre froide. 


"Un jeune militant communiste recouvre les affiches du Parti Libéral Démocrate"Le 7 février dernier, l’élection du candidat pro-russe Viktor Ianoukovitch à la présidence ukrainienne n’a pas eu des conséquences seulement pour les 45 millions d’âmes peuplant le pays. La Moldavie voisine, terre de contact entre populations russophone et roumanophone et frontière de l’Union européenne depuis le 1er janvier 2007, sclérosée par un conflit larvé avec l’une de ses régions devenue sécessionniste, la Transnistrie, voyait d’un œil circonspect la nouvelle lutte d’influence qui se profilait chez elle entre la Russie d’une part et l’Union européenne et les Etats-Unis d’autre part.

La légitimité politique en question

Force est de constater que Chisinau est dans une situation inconfortable. Depuis le mois d’avril 2009, la politique intérieure est minée par les blocages institutionnels. Le 7 avril, plusieurs dizaines de milliers de manifestants, essentiellement des jeunes, avaient contesté le résultat des élections législatives confortant le pouvoir du Parti des Communistes de la République de Moldavie (PCRM), en place depuis déjà huit ans. S’en étaient suivis deux mois durant lesquels les partis pro-occidentaux avaient empêché l’élection d’un président de la République de tendance communiste, provoquant un nouveau scrutin parlementaire. Durant l’été 2009, c’est cette coalition de partis (l’Alliance pour l’intégration européenne, AIE), résolument tournée vers Bruxelles, qui a finalement accédé au pouvoir. Mais comme le PCRM avant lui, ce nouveau bloc se révèle incapable de donner un chef d’Etat à la Moldavie. Afin d’accroître les chances d’une rapide sortie de crise après un an et demi d’immobilisme, l’alliance pro-occidentale avait même convoqué les citoyens à un referendum pour permettre l’élection du président de la République au suffrage direct. Avec une participation en deçà des 33%, ce scrutin fut invalidé. Un camouflet pour le pouvoir qui peine à se trouver une légitimité. Les toutes dernières élections parlementaires, qui se sont déroulées le 28 novembre dernier, n’ont rien apporté de nouveau sur la scène politique moldave. Toujours à la tête du pays, l’Alliance pour l’intégration européenne éprouvera les pires difficultés pour trouver les 61 députés prêts à rallier à sa cause, nombre nécessaire à l’élection d’un candidat à la présidence. C’est donc dans ce contexte délicat que la Russie a avancé ses pions sur l’échiquier moldave.

La politique moldave en ligne de mire

Dans cette atmosphère de fragilité politique, le Kremlin a entrepris tout d’abord une reconquête du pouvoir par ses alliés. Le mois de juillet dernier a cristallisé l’opposition entre la présidence par intérim assurée par le très pro-européen Mihai Ghimpu et son homologue russe, Dimitri Medvedev. Ainsi, par un décret présidentiel, Chisinau avait proclamé le 28 juin «journée de l’occupation soviétique», annonce sans lendemain (puisque invalidée par la Cour constitutionnelle), à laquelle le Kremlin avait répondu par un boycott des vins moldaves. Mais si la figure de Mihai Ghimpu symbolise l’opposition la plus franche envers Moscou, tous les politiques n’ont pas une position aussi inflexible. Selon l’agence de renseignement Stratfor, la Russie aurait demandé au leader du Parti communiste moldave, Vladimir Voronin, de nouer des contacts avec Vlat Filat, actuel Premier ministre et l’un des leaders du bloc pro-européen au pouvoir, afin d’engager des discussions sur la formation d’une large coalition[1]. De la même façon, Marian Lupu, ancien communiste devenu leader du Parti démocrate au sein de l’AIE, proposé à la présidence du pays par les formations pro-occidentales, pourrait aussi faire figure de candidat potentiel pour le PCRM, si l’homme politique envisageait d’amorcer un rapprochement avec ses anciens amis. Selon des documents récemment publiés par le site Wikileaks, V.Voronin, en septembre 2009, aurait même proposé 10 millions de dollars à Marian Lupu, pour devenir président en formant un gouvernement de centre-gauche (V.Voronin demandant en contrepartie la place de président du parlement). M.Lupu aurait refusé, proposant que le PCRM donne plutôt les huit votes nécessaires pour faire élire un président pro-européen en échange d’une immunité pour V.Voronin. Statu quo. En septembre dernier pourtant, Marian Lupu s’est rendu à Moscou afin de signer un accord de coopération avec le parti présidentiel Russie unie. De manière générale, par son expérience du pouvoir et sa position centrale sur l’échiquier politique moldave, M.Lupu se trouve souvent au cœur des pourparlers de sortie de crise en Moldavie.

Depuis l’annonce de la victoire du bloc pro-européen aux législatives de novembre, les tractations ont repris. Les médias russes ont soutenu que le PCRM aurait tenté plusieurs rapprochements avec le Parti Démocrate de Marian Lupu, mais également avec le Parti libéral démocrate de Vlad Filat, qui pèse bien plus lourd sur la scène politique moldave. Moscou n’a pas perdu de temps. Le chef de l’administration présidentielle russe, Sergei Narychkine, s’est rendu à Chisinau dès le 4 décembre pour initier des contacts entre l’exécutif, Marian Lupu et Vladimir Voronin. Mais mathématiquement, seule une alliance entre les Communistes (42 sièges) et le Parti libéral démocrate (32 sièges), à laquelle ne manqueraient pas de s’ajouter les partisans de M.Lupu, pourrait accoucher d’une gouvernance viable.

Enfin, il convient également de nuancer la soumission totale du PCRM à Moscou: depuis 2005, date de début du second mandat des Communistes à la tête du pays, ces derniers avaient amorcé un début de virage en direction de Bruxelles. Sincère ou à visée électoraliste, cette tendance n’avait pas empêché la jeunesse de se soulever.

Le poids stratégique de la Transnistrie

Le deuxième champ d’action de la Russie en Moldavie concerne, bien évidemment, la région sécessionniste de la République moldave du Dniestr, ou Transnistrie. C’est un sujet de friction entre l’exécutif par intérim moldave et Moscou: depuis l’accession de l’AIE au pouvoir durant l’été 2009, le départ des troupes russes de cette région ne cesse d’être demandé par Chisinau. Ces troupes de la XIVe armée comptent 1.500 soldats, stationnés pour une mission de maintien de la paix depuis la tentative de reprise du territoire par les armées moldaves en 1991-1992, qui fait elle-même suite à la proclamation d’indépendance transnistrienne de septembre 1990. Moscou a toujours soutenu le régime communiste de Tiraspol, sans jamais reconnaître officiellement la Transnistrie comme un Etat à part entière. En revanche, elle avait affiché un tout autre empressement à reconnaître les régions géorgiennes sécessionnistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud en 2008. L’attitude ambiguë du Kremlin à l’égard de cette bande de terre d’à peine plus de 4.000 km2 en démontre tout l’intérêt stratégique. La dernière tentative d’accord remonte à 2003, avec la proposition russe du «Memorendum Kozak», donnant à la Transnistrie des pouvoirs accrus au sein d’une fédération moldavo-transnistrienne affaiblie[2], initiative rejetée in extremis par le président moldave V.Voronin.

C’est au début l’année 2010 que la Transnistrie est revenue sur le devant de la scène diplomatique alors que les négociations entre les diverses parties (Transnistrie, Moldavie, Ukraine, Russie et OSCE) avaient été interrompues depuis 2006. D’ailleurs, le referendum d’indépendance organisé dans la région sécessionniste au mois de septembre 2006 (91% de votes favorables) n’avait que figé un peu plus les postures de chacun. Mais, lorsque la république sécessionniste réapparaît dans le paysage médiatique en 2010, ce n’est pas pour d’éventuels pourparlers quant à son avenir et celui de la Moldavie. Le 15 février dernier, le président transnistrien, Igor Smirnov, proposait à la Russie d’héberger ses missiles Iskander, en réponse au plan américain d’installation d’un bouclier antimissile dans le sud-est de l’Europe, et notamment dans la Roumanie voisine. Le régime soviétique de la Transnistrie est dépendant du soutien politique et militaire de Moscou, autant que du commerce extérieur avec Kiev, afin de se garantir un semblant de souveraineté.

Nouvelles négociations sur le statut de la Transnistrie

En 2010, parallèlement aux démonstrations de force précédemment évoquées, les pourparlers entre la Moldavie et la Transnistrie, auxquels participent également l’OSCE, l’Ukraine et la Russie, ont bel et bien redémarré. A ces cinq protagonistes s’ajoutent deux observateurs, les Etats-Unis et l’Union européenne, qui demandent, depuis des mois, le statut de négociateurs à part entière. Mais la stabilité des relations entre Chisinau et Tiraspol est de fait liée aux négociations entre Moscou et Bruxelles sur l’architecture de la sécurité en Europe, car le pouvoir russe entend bien faire accepter son propre projet de nouveau traité de sécurité européen par son voisin. C’est d’ailleurs dans cet état d’esprit que le président Dmitri Medvedev a rejoint son homologue français Nicolas Sarkozy et la chancelière allemande Angela Merkel au sommet de Deauville, le 18 octobre 2010. La Transnistrie est une véritable épine dans le pied de la politique de sécurité de l’Union européenne sur le continent, ce qu’a bien compris Moscou. La déclaration finale évite d’ailleurs soigneusement la mention de la Moldavie; une première victoire de la diplomatie russe?

En juin dernier, la rencontre germano-russe de Meseberg (Allemagne), prélude à celle de Deauville, avait déjà accouché d’un mémorandum envisageant la création d’un «Comité de sécurité UE-Russie» établi au niveau des représentants des Affaires étrangères respectifs (Catherine Ashton et Sergueï Lavrov)[3]. Ce texte fait ainsi référence à une coopération «particulière à propos de la résolution du conflit transnistrien». Dans ce cadre qui laisse la diplomatie américaine en retrait (de fait, ce comité pourrait concurrencer le Conseil Russie-Otan), Russes et Européens sont prêts à faire montre de bonne volonté. D’autant que les relations Russie-Otan tournent actuellement autour des questions difficiles du bouclier antimissile américain et de l’approvisionnement des forces occidentales en Afghanistan. En outre, parmi tous les conflits larvés périphériques aux deux sphères d’influence, (Haut-Karabakh, Abkhazie, Ossétie du Sud), la Transnistrie apparaît comme le plus simple à résoudre, la situation géopolitique actuelle n’ayant pas connu de bouleversement depuis près de vingt ans.

Si pour Moscou, le cas de la Transnistrie peut apparaître dissocié de la volonté de garder une influence sur la Moldavie, l’un peut difficilement aller sans l’autre. «Je pense que le problème de la Transnistrie peut être réglé», confirmait ainsi Dimitri Medvedev à la fin du mois d’octobre dernier, estimant néanmoins que seul un pouvoir «efficace» à Chisinau était le gage de négociations constructives[4]. Une coalition nationale dans laquelle le PCRM aurait une place prépondérante pourrait ainsi faire le jeu de la Russie.

Notes :
[1] «The Outlook for Russian Influence in Moldova», Stratfor, 8 octobre 2010.
[2] http://www.pridnestrovie.net/kozak_memorandum.html
[3] Document disponible sur le site http://www.bundesregierung.de/
[4] «Transnistrie: reprise des négociations possible», Ria Novosti, 20 octobre 2010.

Vignette : "Un jeune militant communiste recouvre les affiches du Parti Libéral Démocrate" (© Marc Etcheverry, 2010).

* Marc ETCHEVERRY est journaliste.