Moldavie : Guguţă, un personnage pour enfants privé de sa version animée

La Moldavie célèbre en 2013 l’auteur d’ouvrages pour la jeunesse Spiridon Vangheli et son personnage emblématique Guguţă. Un programme chargé leur est consacré mais on y note une absence malheureuse, la projection des films d’animation produits entre 1970 et 1984.


Article en français consacré à la série Guguţă et publié par Sovexportfilm dans une revue de présentation du cinéma d’animation soviétique.Dans la jeune République de Moldavie, définir les valeurs nationales et trouver les personnalités pouvant les incarner est une affaire sérieuse, qui mérite de piocher dans le fonds de réserve. Ainsi pour l’année 2013, le Parlement a décidé de célébrer l’auteur et traducteur de livres pour la jeunesse Spiridon Vangheli. Dans la vingtaine d’histoires qu'il a publiées à partir de 1962, on trouve des personnages généreux, ingénieux et rêveurs. Pour eux, nul besoin de grands moyens et une dose de bonne volonté semble leur suffire pour aider leur entourage.

Héritier direct de l’écrivain roumain Ion Creanga, avec lequel il partage un fort attachement à la culture rurale, l’auteur a défendu l’alphabet latin pour l’écriture de la langue roumaine, notamment en cosignant le premier abécédaire publié en graphie latine en 1990. En effet, pendant la période soviétique, la langue roumaine –ou moldave–était écrite à l'aide de l’alphabet cyrillique. Aujourd’hui, seule la république sécessionniste de Transnistrie maintient cette pratique.

Un symbole national

Guguţă (prononcer Gougoutza) est une figure indissociable de Spiridon Vangheli. Il porte le costume national moldave comprenant une chemise paysanne brodée, un pantalon collant en lin («itari»), une touloupe («bundita») en peau de mouton avec applications en cuir et des mocassins paysans («opinci»). Mais il est surtout inséparable de son bonnet en fourrure d’agneau («caciula de cârlan)».
Un des récits de S.Vangheli est entièrement dédié à ce bonnet, dans le premier recueil d’histoires paru en 1967 et intitulé Les Exploits de Guguţă: grâce à ce bonnet, Guguţă protégera du froid ses camarades de classe et, plus tard, le village entier en les invitant à se blottir dedans pour se réchauffer. En effet, notre héros a fait une grande découverte: son bonnet grossit à mesure que sa générosité et sa bonté se manifestent. Cette histoire, la plus célèbre de toutes, suscite encore une grande tendresse de la part de ses lecteurs en Moldavie et dans plus de 40 pays du monde, grâce aux traductions effectuées pendant l’ère soviétique et aux diapositives[1] en russe créées à partir des livres.

Pendant cette période, Guguţă et son bonnet apparaissaient déjà comme un symbole national. En 1981, dans le parc central de la capitale moldave, la municipalité inaugure un café pour enfants nommé «Guguţă », des poupées à son effigie sont fabriquées entre 1982 et 1990 dans la ville de Durlești. Aujourd’hui encore, le petit héros jouit d’un grand prestige puisqu’un théâtre de marionnettes, une marque d’uniformes scolaires ou encore des chocolats et une pâtisserie utilisent son nom et son image. Le 27 août 2010, la diaspora moldave avait même affublé le Manneken Pis, à Bruxelles, du costume de Guguţă.

Les célébrations organisées cette année visent à étendre cette popularité, principalement auprès des jeunes générations, grâce à une série de concours, spectacles et expositions organisés en partenariat avec les bibliothèques et établissements scolaires de tout le pays. Tous les livres de Guguţă sont réédités et une émission, l’Univers de Guguţă , devrait faire son apparition à la télévision nationale au cours de ce jubilé. Les poupées réapparaissent sur les marchés, ainsi que des badges et autres aimantins. Les communiqués de presse promettent également l’inauguration d’une pièce de monnaie, d’un monument et d’un parc Guguţă dans la capitale.


Aimantin à l’effigie de Guguţă

Tout y est. Ou presque. Car, dès 1970, soit trois ans après la première édition du livre mettant en scène ce personnage, il est également apparu dans un film d’animation.

Guguţă , pionnier de l’animation moldave

L’histoire du cinéma d’animation moldave commence en 1968 et 1969, avec deux films inspirés de contes classiques de la littérature roumaine La chèvre aux trois chevreaux et La Petite bourse à deux sous de l’écrivain Ion Creangă. Ces films sont réalisés par le peintre Anton Mater, originaire du Daghestan, ancien étudiant de l’Académie des beaux-arts de Leningrad. Ils utilisent la technique d’animation en volume avec des poupées.

Fort de ce succès, Victor Andon, secrétaire du Parti communiste de Moldavie, formé au VGIK[2], rédacteur en chef[3] et critique de films au studio Moldova-Film souhaite poursuivre l’expérience avec un auteur contemporain. C’est ainsi qu’il fait appel à l’écrivain Spiridon Vangheli: «Nous avons rapidement lié une grande amitié et je lui ai proposé d’animer son petit personnage et son bonnet espiègle pour le porter sur le grand écran»[4]. L’écrivain participera à l’élaboration du scénario de ce troisième film d’animation signé Elbert Tuganov, pionnier du cinéma d’animation estonien, originaire de Bakou et spécialiste de la technique du papier découpé.

La réalisation sera confiée à un jeune étudiant du VGIK, passionné de film d’animation, Constantin Balan. Il se souvient: «Nous avons bénéficié d’un local spacieux dans les ateliers dédiés aux décors que nous avons séparé en deux parties: l’une était dédiée aux artistes-peintres, l’autre aux tournages. Chez nous à cette époque-là, les techniques n’étaient pas encore rôdées et nous avons dû nous-mêmes les inventer. Nous avons mis au point un support en verre complété par un miroir, devant lequel nous avons fixé une caméra de type Rodina. Cette installation posait de nombreux problèmes à cause de la nécessité de masquer le reflet de la caméra et de l’opérateur et en raison de la prise de vue inversée due au miroir. Ce fut un stress permanent, mais nous étions tous motivés par la volonté d’introduire l’animation en Moldavie». Constantin Balan collaborera avec de nombreux spécialistes du cinéma d’animation soviétique, tels que Fiodor Khitrouk qui l’encouragera à continuer l’animation dans les périodes les plus difficiles lorsque, pour des raisons de propagande, les fonds dédiés au film d’animation ont été réduits au profit du film de guerre.


Constantin Balan lors du festival Anim’Est de Chisinau (novembre 2011)
© Diana Dumitru

Les projections de Guguţă sur grand écran rencontrent un grand succès. Victor Andon, par ailleurs en charge de la direction de salles de cinéma, raconte que, lors des projections, on pouvait compter jusqu’à 750 entrées dans une salle prévue pour 500 spectateurs, car il arrivait souvent que deux enfants s’installent sur un même siège. Chaque dimanche, deux séances étaient proposées, dans une salle de projection pour enfants – sorte de hangar en bois, aujourd’hui disparu. Plus tard, une des trois salles du cinéma d’État Odéon, dans la capitale, sera nommée «Guguţă» et dédiée aux séances pour les enfants.

La série de huit films d’animation d’après les aventures de Guguţă est ainsi lancée: suivront Le pupitre de Guguţă (1975), Guguţă facteur (1976), Le cadeau de Guguţă (1980), Guguţă coiffeur(1980), Guguţă capitaine de navire (1981), La nuit du nouvel An (1983) et Les balayeurs joyeux(1984). Tous ont une durée moyenne de 9 minutes. À l’exception de La nuit du nouvel An, les films sont d’abord réalisés en langue russe puis adaptés en langue roumaine, pour favoriser leur circulation sur le territoire soviétique et, avant tout, pour obtenir l’autorisation du Goskino[5].

Les films sont empreints de folklore moldave: reproduction de maisons typiques du village de Sadova, enclos de la région de Orhei, gimblettes et autres rites du nouvel An auxquels se mêlent des éléments plus modernes tels que les casquettes portées par les jeunes balayeurs, une voiture décapotable et l’architecture de l’école ou du magasin de jouets. La musique fut confiée aussi bien à des compositeurs classiques comme Eugen Doga et Gheorghe Mustea qu’au groupe de variétés Contemporanul (également appelé Noroc). Ces contrastes donnent un caractère unique aux films et leur confèrent une valeur artistique certaine.


Le cadeau de Guguţă (capture d’écran)

Jusqu’en 1991, Moldova-Film a produit plus de 100 films d’animation. Une grande partie fut d’ailleurs réalisée par des enfants, élèves de Victoria Barba, au sein du studio Floricica. Les artistes ayant contribué à la série «Guguţă» et au film d’animation moldave en général se souviennent et témoignent avec une grande émotion de cette période riche en productions et échanges avec toutes les républiques soviétiques.

Une série de films victime des bouleversements politiques

Guguţă se confond ainsi avec l’apparition du cinéma d’animation en Moldavie et l’a accompagné tout au long de la période faste, jusqu’en 1985. La chute de l’empire soviétique et l’absence de financement public pour le cinéma en général après l’indépendance du pays ont eu de lourdes conséquences, non seulement sur la production, mais aussi sur l’état de conservation des films. La projection de la série de films animés inspirée de Guguţă n’aura donc pas lieu en cette année de célébrations officielles.

Le 6 novembre 2011, pourtant, non sans quelques difficultés techniques, 8 films d’animation avec Guguţă ont pu être projetés lors de la première édition du Festival Anim’est à Chisinau. La plupart des jeunes spectateurs ont découvert ce personnage à cette occasion, pour d’autres ce fut l’unique occasion de le revoir en version animée.

Guguţă animé, c’est aussi ce que propose un chanteur français d’origine camerounaise qui vit en Moldavie, MC Gootsa. Il a récemment animé une émission intitulée Gootsa Show sur la chaîne pro-communiste NIT[6] et fut candidat (mais non retenu) en 2012 pour représenter la Moldavie au concours Eurovision. «L’exotique», comme le nomment les médias moldaves, a adopté le nom et le costume du personnage Guguţă, ainsi qu’un large répertoire de chansons folkloriques et populaires avec lequel il se propose d’animer les mariages moldaves. Périodiquement, il apparaît dans les articles sulfureux des tabloïds locaux. Une variante de Guguţă curieusement ignorée dans le plan d’actions défini par le gouvernement…


MC Gootsa (capture d’écran)

Notes :
[1] En URSS et dans d’autres pays communistes, les «Diafilms» ou diapositives sont des adaptations illustrées d’histoires populaires, en majorité pour enfants, destinées à être projetées dans un cadre restreint, la plupart des foyers étant équipés de diascopes, tels que le modèle «Ania».
[2] VGIK, Vserossiïskiï gosoudarstvennyï institout kinematografii imeni S.A.Guerassimova(Institut d’État fédéral de la cinématographie S.A.Guérassimov), première école de cinéma d’État au monde ouverte en Russie en 1919.
[3] «Le rédacteur avait l’ascendant sur le réalisateur et jouait le rôle de gardien idéologique, il pouvait parfois prendre une position active et créatrice», Ioulia Zaretskaïa-Balsente, Les intellectuels et la censure en URSS (1965-1985), L'Harmattan, Paris, 2001.
[4] Les propos rapportés dans cet article ont été recueillis par l’auteure lors d’entretiens réalisés à Chisinau en mai 2013.
[5] Comité d’État au cinéma, situé à Moscou, il était l’appareil de contrôle du cinéma officiel soviétique.
[6] Une rétrospective de son émission est visible en suivant ce lien: http://www.youtube.com/watch?v=UHlcNHnLj3g

Vignette : Article en français consacré à la série Guguţă et publié par Sovexportfilm dans une revue de présentation du cinéma d’animation soviétique.

* Entre 2010 et 2011, Diana Dumitru a été chargée de mission culturelle et communication à l’Alliance française de Moldavie.