Och, Kirghizstan, juin 2010: Quelles conséquences sur la politique russe en Asie centrale ?

Ancienne puissance tutélaire, la Russie nourrit un intérêt particulier pour les évolutions politiques dans toutes les anciennes Républiques soviétiques, plus particulièrement en Asie centrale, qu’elle considère comme une composante essentielle de son « étranger proche ». A ce titre, le Kirghizstan, petit pays frontalier avec la Chine et seul Etat centrasiatique à avoir sur son sol des troupes militaires américaines pour les opérations en Afghanistan, occupe une place essentielle dans la stratégie russe en Asie Centrale.


Toutefois, à l’approche du 20ème anniversaire des indépendances de ces Républiques, on constate un changement, une maturation et un certain réalisme russes face aux crises et orientations politiques des États de la région. La diplomatie russe en Asie centrale s’est illustrée dans la manière dont Moscou a réagi à deux crises majeures : la chute du président Kourmanbek Bakiev à Bichkek en avril 2010 et les tragiques troubles interethniques qui ont suivi dans le sud kirghiz au mois de juin.

En finesse et sans excès de pression, la Russie obtient la chute de K. Bakiev

Arrivé au pouvoir en mars 2005 à la suite d’une révolution dite « des Tulipes », Kourmanbek Bakiev a été contraint de quitter le pouvoir pour les mêmes travers qu’il avait dénoncés chez son prédécesseur : une corruption outrancière et trop visible jusque dans les plus hautes instances du pouvoir, l’aggravation de la pauvreté et le népotisme, pratiqué par le clan Bakiev sans gêne ni scrupules, au vu et au su d’une population dont le niveau de vie ne fait que se détériorer.

Au lendemain de la chute de Bakiev, de nombreux experts ont avancé la thèse selon laquelle son départ était planifié par la Russie, dont les services secrets auraient orchestré une révolution de palais sous couvert de rébellion populaire. En réalité, bien que la Russie n’apprécie guère les révolutions de couleur qui écartent du pouvoir ses sympathisants, au cours des cinq dernières années, les relations russo-kirghizes n’ont pas été particulièrement houleuses avec Bakiev. Dans un premier temps, ces dernières furent même correctes, à tel point que la Russie avait renforcé sa présence politico-militaire au Kirghizstan, sur la base militaire de Kant, près de Bichkek.

Notre profonde conviction nous force à croire que les Russes ont provoqué la chute de K. Bakiev par une politique habile de désolidarisation avec un régime devenu trop encombrant au fil des mois. Ainsi, pourtant traditionnellement accommodante avec de tels régimes, la diplomatie russe s’est trouvée gênée par les excès de corruption et de népotisme caractéristiques du régime Bakiev, derrière la marionnette duquel se cachent surtout deux membres éminents de son clan, son fils Maxim et son frère Janych.

Toutefois, la Russie n’a pas « lâché » K. Bakiev pour d’uniques considérations éthiques. La motivation profonde pour précipiter sa chute en douceur est d’ordre géostratégique et répond à la « trahison » de K. Bakiev dans sa promesse non tenue de fermer la base américaine de Manas. Cet engagement, pris plusieurs mois avant sa chute, avait pour contrepartie d’importantes aides financières et un soutien énergétique de la Russie. En se contentant de modifier le statut de la base américaine après avoir touché les aides russes, le régime de K. Bakiev a failli par bêtise et par avidité.

De surcroît, il a vendu au prix fort à sa propre population les produits énergétiques que les Russes lui avaient fourni à bon marché pour soulager les habitants du pays durant l’hiver, particulièrement rigoureux en 2009, alimentant à l’inverse le ressentiment exacerbé d’une population abandonnée à la misère.

La stratégie russe pour se débarrasser de K. Bakiev a été d’une finesse dont la Russie est peu coutumière en Asie centrale. Par le biais de ses médias, et surtout de ses chaînes de télévision, très regardées dans tout le Kirghizstan, elle a misé sur la révolte populaire en diffusant des émissions et documentaires chocs sur le caractère corrompu et dictatorial du régime de K. Bakiev. Avec l’opposition mobilisée, les Kirghizes habitués à descendre dans les rues pour exprimer leur colère, poussés à bout par le régime et encouragés par la campagne médiatique russe, ont obtenu la chute de K. Bakiev avec une facilité déconcertante.

Ce changement de pouvoir à Bichkek est historique dans les relations russo-centrasiatiques. En effet, pour la première fois dans son histoire récente, Moscou soutient un changement de régime en favorisant une insurrection populaire. De plus, peu d’analystes internationaux l’ont souligné, mais en prenant position contre un régime aux dérives dictatoriales, la Russie a apporté ainsi son soutien indirect à des forces politiques aux aspirations plus démocratiques. La Russie apparaît incontestablement comme la grande gagnante du 7 avril, que d’aucuns n’hésitent pas à qualifier de seconde révolution des tulipes. Toutefois, l’aggravation de la situation politique dans le pays a rapidement mis fin aux jubilations de la Russie, prise au dépourvu, comme l’ensemble de la communauté internationale, par l’horreur des pogroms anti-ouzbeks qui ont ensanglanté le sud du pays au mois de juin. En qualité de puissance légitime dans la région, la Russie se devait de prendre position.

Une attitude mesurée durant les affrontements interethniques

Le contexte d’instabilité politique après la chute de Bakiev, l’esprit revanchard de certains de ses anciens partisans, mais aussi l’existence latente bien que souvent méconnue d’un vrai problème identitaire et ethnique dans le sud du Kirghizstan, ont engendré des affrontements d’une rare violence entre Kirghizes et Ouzbeks dans les villes de Och et Jalalabad. Durant quatre jours, plusieurs quartiers ouzbeks ont été la cible de violentes attaques et expéditions meurtrières, faisant plusieurs centaines voire des milliers de victimes, ouzbeks ethniques pour la plupart. Avouant son impuissance à maîtriser la situation, la Présidente intérimaire, Roza Otounbaïeva, a officiellement fait appel à la Russie pour lui venir en aide, y compris militairement, et mettre fin aux affrontements. Mais la Russie s’est bien gardée d’intervenir dans ce dossier relevant, selon elle, des affaires intérieures d’un pays souverain. Malgré les critiques de nombreux analystes internationaux, la Russie a campé sur ses positions durant les semaines qui ont suivi et, en décembre 2010, elle restait encore attentiste. Il s’agit là d’une attitude de bon sens et de discernement, qui montre le pragmatisme et la lucidité de la Russie sur les vrais problèmes qui agitent le sud kirghiz.


Frontière kirghizo-ouzbèke, quatre jours après l'arrêt des affrontements (© Bayram Balci, 18 juin 2010).

Premièrement, la Russie ne pouvait envoyer directement ses soldats rétablir l’ordre dans cette ville chaotique de Och sans faire preuve d’ingérence. La population locale, se souvenant des massacres de 1990 qui avaient le même caractère et mettaient face à face les mêmes protagonistes dans pratiquement les mêmes lieux et conditions, pensait que l’intervention de Moscou réglerait le conflit. C’était oublier que la situation de 2010 n’était pas celle de 1990, en dépit des fortes similitudes apparentes. En effet, à l’époque, Moscou pouvait intervenir en toute légitimité, car il s’agissait d’un problème interne à un même État, l’Union soviétique. Or, en 2010 la Russie n’a plus cette légitimité ; l’oublier et intervenir l’aurait sans doute exposée aux critiques les plus virulentes, y compris de la part de ceux qui réclamaient son intervention.

Par ailleurs, et on peut comprendre une fois de plus l’attitude russe, intervenir aurait été mal perçu par les pays voisins dont l’Ouzbékistan, qui a été très prudent et distant dans la crise, et le Tadjikistan, pas forcément désireux de voir des forces russes à ses frontières. Mais persistait surtout la crainte qu’une présence militaire russe allait aggraver davantage la tension entre Ouzbeks et Kirghizes. En d’autres termes, une présence militaire étrangère, russe a fortiori, n’était pas la meilleure solution pour mettre fin au conflit.

A la rigueur, une intervention russe aurait été acceptable dans le cadre de l’Organisation du Traité de Sécurité collective (OTSC), l’organisation politique et militaire dont font partie la Russie et le Kirghizstan, mais aussi les pays voisins indirectement concernés mais préoccupés par la crise, Ouzbékistan et Tadjikistan. Là encore, les réticences russes étaient justifiées. En effet, cette organisation a été conçue pour régler non pas des conflits ethniques internes à un Etat souverain, ce que furent les pogroms anti-ouzbeks, mais pour la défense d’un pays membre en cas d’agression extérieure. Or, en réalité, même dans le cadre de l’OTSC, la présence de soldats étrangers interposés entre Kirghizes et Ouzbeks n’aurait pas suffi à rétablir l’ordre et le calme, notamment parce que les troupes de cette organisation n’ont pas été formées pour de telles tâches.

En définitive, la Russie a mené une politique quasi irréprochable dans la crise. Elle a soutenu le nouveau gouvernent provisoire dès la chute de K.Bakiev, lui a accordé une importante aide économique et un soutien politique indéniable depuis le début. Cette stratégie a été payante puisque, au lendemain des élections du 10 octobre, les partis politiques arrivés en tête du scrutin et donc amenés à former le nouveau gouvernement, se sont rendus directement à Moscou pour négocier avec leurs rivaux politiques la formation d’un nouveau gouvernement pour le Kirghizstan, indépendant et souverain. La politique russe en Asie centrale depuis plusieurs années ne passe plus en force, mais arrange et négocie le maintien de sa présence militaire et stratégique dans ces pays par la voie politique, économique et médiatique. Elle a fait siens ces pouvoirs nouveaux et appris à partager sa suprématie régionale, y compris avec son rival principal, les États-Unis. En effet, durant la crise, les concertations entre Russes et Américains sont allées bon train, ouvrant une nouvelle ère dans la diplomatie russe en Asie centrale, faite de compromis et de négociation, pour garantir un maintien pérenne de la présence russe dans la région.

* Bayram Balci, CNRS/CERI, ancien directeur de l’Institut Français d’Etudes sur l’Asie Centrale, IFEAC.

Photographie en vignette: Bichkek, lendemain de l'insurrection populaire qui a provoqué la destitution et l'exil du président Kourmanbek Bakiev (© Bayram Balci, 8 avril 2010).

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