Ouglitch : le revenu touristique retarde la crise industrielle

Notre dernière escale avant d’arriver à Moscou est restée célèbre dans l’histoire russe pour avoir été le théâtre de l’assassinat du dernier héritier de la dynastie des Rurikides, Dimitri. Les touristes, qui se pressent aujourd’hui sur les lieux de la mort du dernier fils d’Ivan le Terrible, réveillent en été les 35 000 habitants de cette petite ville de l’arrondissement de Iaroslavl qui peine à sortir de la crise ses industries traditionnelles, notamment ses célèbres usines d’horlogerie.


Un funeste jour de mai, le petit garçon, âgé de neuf ans, trouve la mort dans des circonstances mystérieuses. Après une sanglante émeute populaire, les enquêteurs moscovites concluent à un accident. Cette thèse laisse encore aujourd’hui les historiens dubitatifs. En tout cas, avec Dimitri, s’éteint la lignée des dynastes qui se réclament de l’héritage de Rurik, le fondateur mythique de l’Etat russe. L’une des plus graves crises politiques de l’histoire du pays, marquée par l’invasion polonaise qui se terminera avec l’élection du premier Romanov, Michel Feodorovitch, s’ouvre dans les mois qui suivent. L’un des plus célèbres ensembles architecturaux de l’Anneau d’Or (1) se dresse aujourd’hui sur les lieux du crime. Les fresques à l’italienne de l’église au bulbes bleus étoilés de Saint-Dimitri-sur-le-Sang-Versé, construite au XVIIIe siècle au côté de la cathédrale de l’Annonciation, dans le kremlin d’Ouglitch, traduisent la fascination exercée par cette mort mystérieuse sur les artistes au fil des siècles.

Les touristes qui viennent aujourd’hui, principalement par voie fluviale, dans cette petite ville située dans le district administratif de Iaroslavl, à 300 km de Moscou, ne font pas exception à cette règle. Leur arrivée saisonnière occupe à près d’un millier de familles, employées dans le secteur du tourisme: marchands de souvenirs, guides polyglottes, formés à l’Université de Iaroslavl, gardiennes fidèles des musées du Kremlin… Même les babouchkas en bottes de feutre, posant complaisamment sur les photographies d’intention ethnographique, profitent à leur manière des retombées financières générées par le passage des bateaux, vendant au coin de la rue des bouquets de fleurs et des cartes postales. Colonne vertébrale de la Russie, le fleuve Volga reste la principale voie de communication empruntée par les touristes dans le pays, bien que la construction de nouvelles routes permette désormais de relier par exemple Moscou à Ouglitch en moins de trois heures. Le manque d’infrastructures hôtelières freine néanmoins le développement touristique de la petite ville, de même que la lente restauration du patrimoine architectural; en témoigne notamment la décrépitude des splendides bâtiments du XVIIe siècle du monastère Alexeievski, qu’évitent généralement les groupes de visiteurs.

La «Suisse de Iaroslavl»

Ce développement offre néanmoins une alternative économique vitale dans une région dont les industries traditionnelles peinent à sortir de la crise, qu’il s’agisse des usines de production de fromage, de l’élevage industriel de volailles, ou encore de la métallurgie, liée notamment à la construction automobile, un secteur jadis florissant sur les bords de la Volga et désormais sérieusement concurrencé dans le pays par les marques étrangères. Fleuron d’Ouglitch, «Suisse de Iaroslavl» depuis 1943, le fabricant de montres Tchaïka connaît les pires difficultés depuis la perestroïka. «Dans toutes les familles d’Ouglitch, on a un jour travaillé chez Tchaïka. Après la guerre, des ouvriers de tout le pays, de Penza, de Tchistopol sont venus travailler ici», indique Olga, une jeune guide originaire de la ville de Iaroslavl. «Mes grands-parents ont eux-mêmes travaillé toute leur vie chez Tchaïka. Mais lorsqu’ils sont partis à la retraite, ils n’ont jamais été remplacés.» La firme, qui employait encore 10.000 personnes dans les années 1970, n’en emploie plus que 2.000 aujourd’hui. Comparativement aux concurrents qui se sont développés en lieu et place depuis la perestroïka, elle reste encore la première par le nombre d’ouvriers. Mais Anna, qui propose sur son stand de souvenirs les traditionnelles montres à quartz au bracelet décoré d’émaux colorés, reconnaît également que «Tchaïka n’est plus aujourd’hui une entreprise dynamique.»

Dans la famille d’Alexeï, 24 ans, designer de montres, on est pourtant resté dans le secteur de père en fils. «Toute ma famille a toujours travaillé chez Tchaïka, comme la majorité des gens d’Ouglitch jusqu’au milieu des années 1990», indique ce jeune père. « Moi-même, après avoir obtenu un diplôme d’ingénieur mécanicien à l’Académie technologique d’Etat de Moscou et effectué mon service militaire dans la région de Moscou, je suis revenu à Ouglitch pour travailler chez Tchaïka. J’y suis resté trois ans.» Comme beaucoup d’ouvriers de Tchaïka, Alexeï a été par la suite «débauché» par un jeune concurrent, apparu dans les années 1990, la firme Sokol: «J’y travaille depuis trois ans. La place et le salaire étaient meilleurs. Les projets étaient également plus intéressants: Sokol prévoit actuellement de se développer dans les pays de la CEI (2), l’Ukraine, la Biélorussie et surtout le Kazakhstan.»

Production délocalisée

«La perestroïka a été fatale à Tchaïka, qui n’a pas réussi à mettre en place de véritables projets de développement», ajoute Alexeï. «Le problème d’Ouglitch, c’est le vieillissement de la population et l’absence de dynamisme.» Sokol, qui n’emploie encore à l’heure actuelle que 200 personnes, mise cependant sur la qualité de ses produits, qu’elle juge bien entendu supérieure à celle de ses concurrents, ainsi que sur l’attractivité des prix pour sortir de la crise industrielle qui touche le pays. Sa production est presque entièrement délocalisée. «Nous achetons nos pièces détachées en Suisse, au Japon et en Corée», explique Alexeï. «Les montres sont ensuite assemblées à Ouglitch, à la main, conformément à la tradition.»

(1) L’Anneau d’Or désigne les plus anciennes villes de la région de Moscou.
(2) Communauté des Etats Indépendants.

Le tourisme russe en recherche de développement

Par Marie-Anne SORBA

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