Pologne : les effets paradoxaux de l’anticommunisme

Depuis le retour au pouvoir du parti Droit et Justice (PiS), l’accélération du processus dit de « décommunisation » via des débaptisations de rue est de mise au-delà de l'Oder. Cette campagne de diabolisation du passé récent de la Pologne suscite de vives réactions, notamment, dans le nord de la France.


Inauguration de la rue Edward Gierek, à Auby, le 13 juillet 2018

Dès 1990 et la restauration du capitalisme en Pologne, la « décommunisation » revêt divers aspects, tant économiques (privatisation des entreprises, des logements), stratégiques (adhésions à l’OTAN puis à l’Union européenne), administratifs (lois de lustration de 1997 et 2006 visant à interdire l’accès à la fonction publique d’anciens « collaborateurs du régime ») que politiques (interdiction des symboles communistes en 2009). Le souci de réappropriation de l’espace public par les tenants du libéralisme se traduit aussi par une première vague de débaptisations de rues et places évoquant le mouvement ouvrier. Exit les rues portant le patronyme de Rosa Luxembourg, militante féministe et pacifiste, théoricienne du marxisme ; déboulonnées les statues de Lénine, le père de la révolution d’Octobre. Fleurissent alors les artères à la gloire de Jean-Paul II, le chef de l’Église catholique, du général Władysław Anders, héros de la bataille du Monte-Cassino et croisé de l’anticommunisme, ou encore du maréchal Józef Piłsudski, « père » de l’indépendance recouvrée en 1918 et dirigeant, de 1926 à sa disparition en 1935, d’une Pologne sombrant dans l’autoritarisme.

Réécriture de l’Histoire

Depuis le retour au pouvoir, à l’automne 2015, du parti Droit et Justice (Prawo i Sprawiedliwość, PiS) de Jarosław Kaczyński, cette campagne dite de « décommunisation » gagne en intensité. Même si ce concept doit être mis entre guillemets tant « le mot communisme n’a pratiquement plus été utilisé en Pologne depuis la Seconde Guerre mondiale jusque dans les années 1980 puisque le régime était ‘socialiste’. À ce moment, les courants d’opposition les plus pro-libéraux ou nationalistes l’ont repris pour désigner ‘le régime’ et ses partisans sous un angle péjoratif. Ce terme a constitué après 1989 un élément de légitimation et de recherche d’un ennemi pour le nouveau régime, toutes orientations confondues. Simultanément a commencé une réécriture de l’histoire, dans les manuels scolaires notamment, et de la symbolique visuelle du pays (monuments, noms de lieux, etc.) », précise l’historien Bruno Drweski(1).

Le jusqu’au-boutisme du PiS

Désormais, le PiS imagine parachever l’œuvre amorcée il y a près de trois décennies. Ainsi en septembre 2016 entrait en vigueur une loi interdisant toute référence au « communisme » dans l’espace public. Les collectivités locales ont alors un an pour changer les noms des rues et places évoquant des « personnes, organisations, événements ou dates qui symbolisent le communisme ». Il s'agit de bannir de l’espace public toute référence à la Pologne populaire (1944 – 1989). Mais pas seulement. Opposants au tsarisme au début du XXe siècle, combattants du fascisme en Espagne, résistants à l’occupant nazi, pour peu qu’ils aient été porteurs d’un idéal d’émancipation, aucun militant n’échappe à la stigmatisation du PiS et de son bras idéologique, l’Institut de la mémoire nationale (Instytut pamieci narodowej, IPN) qui a établi sur son site Internet une « liste noire » d'indésirables. Comme s’il s’agissait de « nier toute la tradition de la gauche radicale polonaise », souligne l’universitaire Pawel Sekowski de Cracovie(2). Fonctionnant comme un véritable « ministère de la Mémoire », selon la terminologie empruntée à l’univers orwellien, l'IPN ambitionne la réécriture de l’histoire de la Pologne dans un sens ultranationaliste et clérical.

Écho hexagonal

Rien d’étonnant cependant à cette offensive sans précédent à l’heure où « une majorité de citoyens polonais continue à considérer que le bilan de la Pologne populaire est positif » et où la crise « économique et sociale commence à être de plus en plus mal supportée », poursuit Bruno Drweski.

Moins attendue peut-être, cette campagne de démonisation du passé socialiste de la Pologne a suscité une levée de boucliers dans le nord de la France. Et pour cause : en effet, dès l’entre-deux-guerres, des liens privilégiés y ont été noués avec le pays de Mickiewicz. Au cœur d’un bassin livré, jadis, à l’exploitation charbonnière et où vivent des milliers de descendants d’immigrés polonais venus dans l’entre-deux-guerres relancer la production charbonnière(3), des voix se sont élevées contre la volonté des autorités polonaises de revisiter l’histoire. Ici, l’attention de la population s’est portée sur la Silésie où, dès 1945, ont été rapatriés des centaines de mineurs polonais soucieux de participer au redressement d’une Pologne meurtrie par six années d’occupation nazie et les combats de la libération(4).

La mémoire de la Résistance affectée

Sous l’impulsion de l’IPN, la municipalité de Walbrzych (Basse-Silésie) a d’emblée envisagé de débaptiser la rue de la Famille Burczykowski, du nom de résistants de Sallaumines (Pas-de-Calais). Le père est mort à Sachsenhausen (Allemagne) où il a été déporté en raison de sa participation à la grève patriotique des mineurs de charbon de mai-juin 1941. Trois de ses fils ont été assassinés par les nazis qu’ils ont combattus les armes à la main. Sur la sellette également, Bronislaw Kania des Francs-tireurs et partisans (FTP), décapité à la prison de Cuincy, près de Douai, en 1943. Idem pour le syndicaliste de la CGT Thomas Rabiega qui, du temps du Front populaire, s'était illustré sur les carreaux de fosse en grève. Au cœur du bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, le choc est immense. Et l’incompréhension totale. « Comment osent-ils toucher à la mémoire de héros de la lutte antinazie ? », se demande-t-on.

Le maire (PCF) de Sallaumines, Christian Pedowski, écrit alors à Roman Szelemej, son homologue de Walbrzych, pour lui signifier qu’ici le nom des Burczykowski « symbolise la résistance à l’occupant nazi dont votre pays comme le nôtre ont eu tant à souffrir. L’engagement de ces Francs-tireurs et partisans était un modèle d’abnégation. Il a largement facilité les conditions de la libération de notre territoire. Prétendre débaptiser cette rue, ce serait faire offense à la mémoire commune franco-polonaise de la résistance au nazisme, mais ce serait aussi s’attaquer au prestige de la France en Basse-Silésie ». En février 2017, l'association Les Amis d'Edward Gierek lance l’Appel des 133(5), signé par des parlementaires, d’anciens résistants et autres syndicalistes et envoyé à l’ambassadeur de Pologne en France. Il lui est demandé de « bien vouloir signifier aux autorités compétentes notre volonté de conserver intacts ces témoignages de la France combattante au cœur des Sudètes ». Celui-ci restera cependant silencieux.

L’A21 rebaptisée aux couleurs de la Pologne

Le 8 juillet 2017, l’A21 qui relie Lens (Pas-de-Calais) à Denain (Nord) est inaugurée et baptisée « Autoroute de la Liberté Rabiega/Kania » à l’initiative du maire d’Auby (Nord), Freddy Kaczmarek(6). Tout un symbole quand on sait que cette voie est empruntée par les touristes qui se rendent des villes du Nord-Pas-de-Calais vers la Pologne ! Pour F. Kaczmarek, il s’agit de « libérer la Pologne » qui semble renouer avec ses démons d’avant-guerre : « Je pense que ce qui se produit en Pologne est une deuxième exécution de ces résistants qui ont donné leur vie pour notre liberté. Ils ont été exécutés une première fois par les nazis. Et ils sont exécutés aujourd’hui une deuxième fois par le gouvernement polonais », s’indigne le maire. Ni l’ambassade de Pologne en France, ni le consul de Pologne à Lille, pourtant invités, ne participent à cette cérémonie. Cette mobilisation portera néanmoins en partie ses fruits puisque la municipalité de Walbrzych renoncera finalement à débaptiser les rues de la Famille Burczykowski et Kania. Thomas Rabiega, lui, ne bénéficiera pas de la même mansuétude.

Pour la sauvegarde du rond-point Gierek à Sosnowiec

En Pologne même, des résistances se font jour. Ainsi, la population de Gdańsk se mobilise pour le maintien de la rue de la Brigade Dabrowski, une unité combattante qui a accueilli, au service des Républicains, une majorité de volontaires polonais pendant la guerre civile en Espagne. Idem à Katowice pour le général communiste Jerzy Ziętek (1901 – 1985), homme fort de la Silésie des années 1960-70.

En juin 2017, à Sosnowiec (Haute-Silésie), la population s’est prononcée par référendum, à une large majorité, contre la débaptisation du rond-point Gierek. Edward Gierek (1913 – 2001) contribua comme dirigeant de la Pologne populaire à l'essor de la Silésie, où sa popularité reste forte. Avant la Seconde Guerre mondiale, il avait travaillé dans les mines de charbon en France, jusqu'à son expulsion de Leforest (Pas-de-Calais) en août 1934 pour cause de participation à une grève. La nouvelle de ce projet de débaptisation a suscité une levée de boucliers dans la région et, en décembre 2017, Christian Musial, le maire PS de Leforest (dont E. Gierek est « citoyen d'honneur » depuis 1972) a écrit en ce sens à son homologue de Sosnowiec. Puis F. Kaczmarek, décidément à la pointe de la contre-offensive, a pris, le 13 juillet 2018, l'initiative de l'inauguration d'une rue Edward-Gierek dans sa ville d'Auby. Une cérémonie qui s’est déroulée en présence d'Adam Gierek, le propre fils d'Edward, aujourd'hui député européen, et de Wilhem Zych, président du Conseil municipal de Sosnowiec. Quelques jours plus tard, la municipalité de Sosnowiec a fait appel devant la Cour administrative centrale de Varsovie de la décision du préfet de Silésie d'imposer le changement de nom du rond-point ! À ce jour, personne n'a osé toucher à la plaque, c'est le statu quo.

Des parcours militants remis en lumière

Au final, cette campagne de diabolisation du passé « populaire » de la Pologne aura, et c’est bien là le paradoxe, remis en lumière les parcours de militants plus ou moins tombés dans l’oubli comme les Burczykowski, Bronislaw Kania ou Thomas Rabiega. Une vraie dynamique est aussi née de cette mobilisation contre les débaptisations. Elle a ainsi logiquement conduit ses acteurs à s’intéresser aux autres facettes de la campagne anticommuniste orchestrée par le gouvernement polonais. Et, notamment, à prendre position contre la démolition des monuments érigés à la gloire de l’Armée rouge « libératrice » du pays en 1944-45 ou à s’élever contre les menaces de délégalisation du Parti communiste polonais dont trois militants, accusés de faire de la propagande pour un régime totalitaire, restent poursuivis par la Justice polonaise.

Notes :

(1) Courriel de Bruno Drweski à Jacques Kmieciak. 7 janvier 2017.

(2) Interview téléphonique de Pawel Sekowski par Jacques Kmieciak. juin 2017.

(3) Janine Ponty, Polonais méconnus. Histoire des travailleurs immigrés en France dans l’entre-deux-guerres, Éd. de la Sorbonne, Paris, 1990, 474p.

(4) Jacques Kmieciak, « 1946 – 1948. Le ‘grand retour à la maison’ des mineurs polonais du Nord », Gauheria, décembre 2016, pp. 53-61.

(5) Le texte est disponible sur le site de l’Humanité.

(6) La Voix du Nord, 8 juillet 2017.

Vignette : inauguration de la rue Edward Gierek, à Auby, le 13 juillet 2018 (crédit photo : Service communication de la ville d’Auby).

* Jacques KMIECIAK est journaliste, spécialiste de l’immigration polonaise, auteur de Pologne. J’écris ton nom Liberté, Éd. Nord Avril, Bouvignies, 2018, 102 p.

 

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