Pologne : vers la fin du chaos urbanistique?

Publicités sauvages, harmonie architecturale douteuse... les paysages urbains polonais peuvent être déconcertants pour les visiteurs étrangers. Après avoir longtemps blâmé le régime communiste et le réalisme socialiste, de nombreux Polonais admettent aussi désormais que le libéralisme à outrance n'est pas davantage en mesure de générer l'ordre urbanistique qui leur convient.


Sur la route qui mène du principal aéroport de Varsovie à son centre-ville, l'accueil est d'abord assuré par une longue colonne de panneaux publicitaires avant de faire place, quelques kilomètres plus loin, à une belle allée des tilleuls plantés dans les années 1930. Ils sèment à l'automne un tapis ocre dont la sobriété contraste avec les façades bariolées situées de part et d'autre de la grande artère.

Après avoir traversé le quartier historique d'Ochota, de style essentiellement moderniste, le visiteur se retrouve soudain sur l'avenue de Jérusalem. À sa gauche, l'hôtel Sobieski aux couleurs pastel et à la coupole de verre contraste avec, en face, l'horizon des gratte-ciel qui donne au lieu des faux airs de Manhattan.

Times Square a aussi son équivalent au rond-point Roman Dmowski, plus communément appelé «Centrum», du nom de la station de métro qui le borde. C'est là qu'on trouve les espaces publicitaires les plus chers de Pologne. C’est à se demander parfois si les bâtiments alentour remplissent une fonction autre que de servir de gigantesque panneau d'affichage pour des agences de voyages ou des marques automobiles.

La balade se termine –ou commence, pour le piéton– au rond-point Charles de Gaulle et à l'angle de la rue du Nouveau Monde (Nowy Świat), détruite pendant la Seconde Guerre mondiale et reconstruite peu après de façon relativement fidèle à son modèle du XIXe siècle. L'inscription «La nation tout entière bâtit sa capitale» (Cały naród buduje swoją stolicę) rappelle cet exploit, réussite architecturale certes, mais aussi exercice de propagande pour un régime communiste en mal de légitimité.

Cet itinéraire révèle en substance la plupart des maux dont est atteint, selon Filip Springer, l'urbanisme polonais contemporain. Son photoreportage, intitulé Baignoire à colonnade (Wanna z kolumnadą), a fait grand bruit en Pologne lors de sa parution en 2013, en raison du constat sans appel de l'auteur: «La Pologne est laide et tout indique qu'elle le sera bientôt encore davantage.»

Regain d'intérêt pour l'esthétique urbaine

Le large écho rencontré par le travail de Filip Springer, déjà remarqué pour ses Reportages sur l'architecture de la Pologne communiste (Źle urodzone. Reportaże o architekturze PRL), révèle un certain regain d'intérêt du public pour l'esthétique urbaine et l'architecture, après une longue période de négligence délibérée.

Comme l'explique Tadeusz Markowski, président de l'Association des urbanistes polonais, un demi-siècle de communisme a rendu une grande partie des citoyens allergiques à toute idée de planification et l'État, «en se débarrassant des plans quinquennaux, a par la même occasion abandonné les plans d'urbanisme». À partir du début des années 1990, l'aménagement du territoire a donc été laissé à la main invisible du marché, si bien qu'à l'heure actuelle, un quart seulement de la superficie totale du pays est couvert par des plans.

Les conséquences de cette absence de régulation de l'espace sont multiples. Tout d'abord, le problème de l'étalement urbain, quoique partagé par d'autres pays dans le monde, est particulièrement sévère en Pologne. Les quartiers de Białołęka et de Wilanów à Varsovie sont devenus des cas d'école d'urbanisation non maîtrisée, avec une croissance rapide du nombre d'habitations sans qu'aient été prévues les infrastructures correspondantes en termes de transports en commun, d'écoles ou de services de proximité. L'absence de plan signifie également que le style des bâtiments est laissé à la libre inspiration des architectes ou, plus précisément, de leurs donneurs d'ordre. Les villes de Gdynia et de Wrocław ont ainsi chacune leur (unique) gratte-ciel à l'articulation douteuse avec le reste du paysage. À une moindre échelle, les façades d'immeubles aux teintes les plus diverses et les nouvelles villas agrémentées de colonnes et d'animaux fantastiques en plâtre ont donné naissance à un style «kitsch» qui se retrouve à la ville comme à la campagne.

Les paysages sont aussi pris d'assaut par la publicité, faute de réglementation effective pour limiter le nombre ou la taille des panneaux. À la résidence universitaire Riviera de l'École polytechnique de Varsovie, certains étudiants habitent même des chambres dont l'unique fenêtre est masquée derrière un panneau recouvrant treize des seize étages de l'immeuble. En théorie interdite pour des raisons sanitaires, cette pratique est néanmoins relativement courante, en particulier lorsque les habitants ne sont pas propriétaires de leur logement.

Indifférence ou faute de goût ?

Le pessimisme de Filip Springer sur l'avenir de l'esthétique paysagère en Pologne prend avant tout racine dans l'indifférence de la majorité de la population à l'égard de ces phénomènes, voire d'une certaine approbation. Le journaliste relève en effet que souvent, ce sont les résidents eux-mêmes qui demandent à avoir des façades colorées pour marquer la rupture avec la grisaille du communisme. La publicité, pour sa part, ne serait généralement pas perçue comme une gêne, selon les études d'opinion, et les autorités publiques ou les candidats aux élections n'ont d'ailleurs pas de scrupules à utiliser des espaces d'affichage pourtant illégaux pour leurs campagnes de communication.

Dans le même temps, de nombreux Polonais rejettent toute intervention de l'État pour réguler l'organisation ou l'esthétique de l'espace public. À la suite d'un demi-siècle d'économie socialisée, le droit de propriété a en effet acquis un caractère quasi-absolu, malgré les importants coûts sociaux qu’entraîne ce chaos urbanistique: mauvaise connexion des banlieues qui entrave l'accès aux activités culturelles et sociales, pollution atmosphérique et bouchons... Varsovie arrive ainsi en quatrième position du classement des villes les plus embouteillées en Europe[1].

On observe néanmoins, depuis quelques années, une prise de conscience croissante des lacunes de l'urbanisme de marché et de la nécessité d'un minimum de régulation. Au sein de la société civile, les mouvements urbains recourent à un large répertoire d'actions pour faire valoir le «droit à la ville»: découpe sauvage des publicités installées de façon illégale, organisation de débats publics avec la participation d'experts étrangers –souvent allemands ou américains–, édition d'un Manuel contre l'impuissance urbanistique[2] et, plus récemment, entrée en politique à l'approche des élections locales de novembre 2014[3].

Les pouvoirs publics ne sont pas en reste et la présidence de la République, qui a dans le régime polonais le droit de proposer au Parlement des textes de loi, est particulièrement active sur le sujet. Son projet visant à renforcer les instruments de protection du paysage devrait ajouter un nouvel étage à l'édifice réglementaire en matière de planification urbaine avec l'adoption, à l'échelle des assemblées de voïvodie (équivalents des Conseils régionaux français), de «règles urbanistiques de protection du paysage» qui seraient contraignantes pour tous les autres documents –plans locaux d'urbanisme mais aussi permis de construire-, de sorte que même les zones non couvertes par des plans soient soumises à un minimum de conditions, notamment en termes de hauteur maximale des bâtiments ou de style architectural.

Cette loi devrait en outre autoriser les communes à lever comme en France une taxe sur les enseignes et publicités extérieures, tandis que les sanctions pour non-respect des règles dans ce domaine seraient alourdies. De la même façon, le niveau maximum des astreintes prononcées à l'encontre des propriétaires de bâtiments dont le mauvais entretien porte atteinte à l'esthétique du voisinage devrait être relevé pour avoir un effet dissuasif plus important.

Appropriation par les pouvoirs publics

Au sein du gouvernement, c'est le ministère des Infrastructures et du Développement qui est responsable de l'aménagement du territoire. Il a dévoilé au printemps 2014 son projet de Politique urbaine nationale, premier document de ce type en Pologne avec pour objectifs affichés «le renforcement des capacités des villes et des zones urbaines à générer une croissance durable et des emplois, ainsi que l'amélioration de la qualité de vie des habitants». L'État polonais suit ainsi la tendance prônée par la Commission européenne d'une plus grande attention portée aux villes, comme le démontre l'ajout explicite en 2012 de la politique urbaine au champ de compétence de sa Direction générale de la politique régionale.

Le projet de Politique urbaine nationale, quoiqu'encore relativement peu substantiel, reconnaît que la ville dense, économe en espace et en autres ressources (eau, énergie), doit être le modèle à suivre et qu'elle doit s'appuyer en termes de gouvernance à la fois sur une participation citoyenne accrue et sur une meilleure coopération entre collectivités locales voisines ou de niveau différent. Actuellement en cours de consultation, le document est cependant critiqué pour son caractère non contraignant, en particulier vis-à-vis des collectivités territoriales dont l'autonomie très prononcée pourrait faire obstacle à l'application de la stratégie.

Enfin, depuis 2012 fonctionne une commission de codification du droit de la construction et de l'urbanisme. Sous l'égide du ministère des Infrastructures et du Développement, elle a dévoilé en avril 2014 un premier projet de Code qui simplifie et harmonise les dispositions encadrant l'adoption des documents de planification et la délivrance des permis de construire. Le Code, s'il est adopté, forcera les communes à élaborer des plans locaux d'urbanisme pour les nouvelles zones qu'elles désirent aménager, tout en facilitant dans le même temps les procédures d'autorisation administrative. Par exemple, la construction de maisons individuelles pourra se baser sur une simple information et l'absence de réaction des autorités municipales dans un délai d'un mois vaudra accord.

Cette dernière mesure montre que le souci des autorités polonaises de mettre un terme au chaos urbanistique n'est pas uniquement motivé par des raisons esthétiques ou sociales. La faiblesse de la réglementation en vigueur est en effet critiquée par les investisseurs et les architectes eux-mêmes, dont les réalisations peuvent vite perdre de la valeur lorsqu'est érigé sur une parcelle voisine un bâtiment aux caractéristiques peu en adéquation avec son environnement. Selon un raisonnement analogue, certaines entreprises de publicité se plaignent de la mauvaise image de leur secteur dans l'opinion publique et de la dissolution des affichages légaux dans la jungle des panneaux sauvages.

Les questions urbaines non strictement économiques sont par conséquent encore peu traitées par les pouvoirs publics. C’est le cas, par exemple, de la multiplication des résidences fermées et de leur impact sur la circulation dans l'espace public et sur la mixité sociale. La Pologne compte parmi les champions d'Europe en la matière, alors qu'elle serait, selon le Better Life Index, le deuxième pays le plus sûr de l'OCDE derrière le Japon. Cette généralisation des clôtures, qui n'est pas propre à la Pologne, signale que les tendances urbaines à l'œuvre dans ce pays ne sont finalement pas très différentes des phénomènes observés ailleurs en Europe.

Notes :
[1] TomTom, TomTom European Traffic Index, 2014.
[2] Lech Mergler, Kacper Pobłocki, Maciej Wudarski, Anty-Bezradnik przestrzenny: prawo do miasta w działaniu, Varsovie, 2013.
[3] Voir notre article précédent, «Place du Sauveur à Varsovie: Quels clivages dans la société polonaise?», Regard sur l'Est, 1er octobre 2014.

Vignette : Le rond-point Roman Dmowski, carrefour le plus cher de Pologne pour les publicitaires (photo: wikimedias commons).

Rédacteur en chef du Courrier de Pologne.