Sofia, à la recherche d’un plan d’urbanisme

L’absence d’application d’un plan d’urbanisme dans la capitale bulgare a favorisé, depuis une vingtaine d’années, l’occupation irraisonnée de parcelles, sans que les autorités municipales jouent leur rôle d’arbitre et avec la complicité des cabinets d’architectes. La physionomie de la ville en est modifiée, à ses dépens et à ceux de ses habitants.


La Sofia stalinienne (© Petko Georgiev, étudiant en architecture - Université Nouvelle bulgare)Dès que le vendredi après-midi se profile, de même que lors des fêtes de Noël ou de Pâques, les embouteillages engorgent Sofia et rendent la circulation tout simplement impossible dans la capitale. L’attraction que suscite la capitale provoque un véritable surpeuplement, alors que rien ne semble avoir été prévu pour accueillir cette population sans cesse croissante. Que reste-t-il, aujourd’hui, de la Sofia des années 1980, avec ses vieilles maisons et ses espaces verts ? Et pour quelle raison un « mur » de nouveaux bâtiments est-il en train de s’ériger, cachant la seule belle vue qu’avaient les Sofiotes, celle de la montagne Vitosha ?

L’attraction de la grande ville

Comme dans bien d’autres grandes villes de l’Est, durant la période socialiste, l’un des droits humains fondamentaux, celui concernant la liberté de choisir son lieu de résidence à l’intérieur d’un pays, n’était pas respecté à Sofia, de même qu’à Plovdiv ou Varna. Pour y vivre, il fallait obtenir le précieux sésame, le permis de résidence.

Cette autorisation a été levée avec les changements intervenus en 1989, entraînant un accroissement considérable de la population dans les grandes villes, explosion que ni les infrastructures, ni la mise en œuvre de plans d’urbanisme dignes de ce nom ne sont parvenus à organiser.

Or cet accroissement a été considérable. Entre 1880 et 2011, la population de Sofia a augmenté de 54 fois, alors que dans le même temps celle du pays tout entier se contentait de tripler. Entre 1992 et 2011, Sofia s’est enrichie de quelque 245 044 habitants. D’après le recensement de 2011, 1 359 520 personnes vivent officiellement à Sofia, soit 16,4 % de la population de la Bulgarie. Entre 2001 et 2011, ont été recensées 118 965 nouveaux habitants à Sofia. Cet apport est le fait d'un flux migratoire, car la croissance démographique naturelle en Bulgarie reste négative. Pendant la même période, Plovdiv, Varna et Bourgas, les trois principales villes du pays, ont vu leur population croître respectivement de 15.824, 13 461 et de 8 566 habitants.

Les plans d’urbanisme de Sofia

Caractéristique des années 1930 en Europe de l'Est, le plan général d'aménagement de Sofia, commandé par le maire et ingénieur Ivan Ivanov en 1934 et entré en vigueur le 12 avril 1938, prévoyait la croissance de la ville sous forme de cités-jardins et attachait une grande importance au relief et à l'environnement montagneux de la capitale. Ce plan tablait sur un doublement de la population en vingt ans, soit 600 000 Sofiotes en 1954. Malheureusement, la mise en œuvre de ce plan sera interrompue par la Seconde Guerre mondiale.

Le 9 septembre 1944, le maire Ivan Ivanov est arrêté et jeté en prison, inaugurant une période à partir de laquelle la plupart des décisions seront plutôt prises par le Comité central du Parti communiste bulgare, plus ou moins compétent en matière urbanistique.

Un plan temporaire est adopté en 1945 par le Comité du parti communiste qui prévoit surtout l'agrandissement futur de la ville et la croissance de sa population, sans préciser comment les choses vont s’organiser concrètement. C’est à partir de 1949 que les projets d'urbanisme vont se préciser.

Dans la ville qui a souffert des bombardements, on voit alors apparaître des immeubles de style stalinien. Imposants et symétriques, ces nouveaux bâtiments sont en réalité un mélange des genres, à la fois rustiques -les façades sont couvertes de grandes pierres qui rappellent leur inspiration romaine- et à la décoration élaborées, qui inclut frontons, balustrades et corniches, ne laissant que de petites ouvertures pour les fenêtres (afin de lutter contre un froid sibérien). Peu adaptée au style et au climat de Sofia, cette architecture à la soviétique ne se fond pas dans le paysage urbain. Les projets d'urbanisme s’y conforment encore moins. C’est à la même époque que sont construits le Magasin central universel -TSOUM- et le siège du Parti communiste, autour desquels sont créées de grandes places prêtes à accueillir des défilés militaires et des manifestations organisées.

L'Assemblée nationale bulgare

Ancien siège du Parti communiste bulgare conçu par l'architecte Petso Zlatev. Actuellement le bâtiment abrite l'Assemblée nationale (© Henri Dorion)

Les architectes bulgares se réfugient alors dans le métier d'enseignant, pour ne pas participer à cette « création » forcée puisque des règles leur sont imposées. Aujourd'hui, les bâtiments construits par cette « dernière » génération d'architectes modernes des années 1930 paraissent plus contemporains que l'héritage de l'époque communiste. À titre d’exemple, on peut citer les architectes Vasiliov et Tzolov, qui ont construits les bâtiments de la Banque nationale bulgare ou de l'hôtel Bulgaria, doté d’une salle de restaurant et d’une salle de concert.

À partir de 1956, la démographie de Sofia change brusquement, avec la construction de l’usine métallurgique de Kremikovtsi, située à nord-est de la ville. Outre la pollution qui va désormais constamment envahir la capitale, elle apporte avec elle une population ouvrière nombreuse qui s’installe à Sofia et dans ses banlieues, renforçant la pénurie de logements : principale usine du pays et des Balkans, dans ses meilleurs années elle emploiera jusqu’à 20 000 salariés (déclarée en faillite en 2006, l’usine a fermé ses portes définitivement en 2010).

En 1961, un nouveau plan d'aménagement général de la ville est adopté qui, de fait, restera en vigueur jusqu’en… 2007. Il se base sur un développement démographique modéré de la ville, la population étant évaluée à 800 000 habitants à horizon 1990. Le contexte des années 1960 est en outre celui du faible équipement automobile de cette population : 10 % seulement des Sofiotes détiennent un véhicule et la plupart d’entre eux patientent des années, sur liste d’attente, avant de pouvoir acheter une Lada, une Moskvitch ou une Trabant. On comprend bien qu’aujourd’hui, en dépit de la création de quelques voies supplémentaires, il est difficile d’échapper aux embouteillages qui gangrènent littéralement la capitale.

À partir de 1972, de nouvelles études ont toutefois été entreprises, pour aboutir en 1979 à un plan général d’urbanisme conforme aux changements et au développement de la ville. Cette fois, l’estimation de la population projetée à horizon 2000 est de 1 250 000, et ce projet envisage une extension des limites de Sofia au sud-ouest et au sud-est, en s’arrêtant à la limite constituée par le boulevard périphérique et à celle, naturelle, de la montagne Vitosha. La création du métro est également évoquée dans ce projet. Mais le Comité central du Parti communiste rejette ce plan en 1980, le déclarant irréaliste sans plus préciser ses reproches.

À ce plan il préfère la multiplication des cités-dortoirs. C’est ainsi que de nouveaux quartiers voient le jour: Droujba-2 à l'est, Levski-G au nord-est et Ovcha Kupel-2 au sud, situés sur des terrains non-occupés à la limite de la ville. Poussent alors ces quartiers monotones et sans âme de type préfabriqué, dont la population accuse aujourd’hui encore les architectes bulgares de l’époque.

L’anarchie pour plan d’urbanisme ?

Au cours des trente dernières années, Sofia a grandi sans aucun projet d’urbanisme cohérent et sans plan général. Quand il faut changer ou construire, on modifie seulement le plan de la parcelle concernée. Et si, en 1991, le nombre de modifications partielles a été de 105, en 2008 il a atteint plusieurs centaines…

Les transformations de la propriété foncière, le boum de l’immobilier et de la construction par des investisseurs privés, tout cela contribue à la destruction des zones vertes et des espaces de loisirs, tandis qu’on assiste à une densification de la surface urbaine. Certains estiment d’ailleurs qu’en répondant à des commandes privées, les architectes portent leur part de responsabilité.

Aujourd’hui, la population de Sofia atteint ce que les projections de 1961 prévoyaient pour… 2020 : près de 1,5 million de personnes vivent dans la capitale, soit le double des prévisions, et plus de 100 000 personnes viennent quotidiennement gonfler cette population, en provenance des communes voisines.

Suscitant quelque espoir, un nouveau plan général est toutefois entré en vigueur en 2007. Présenté en 2003, il a été largement contesté et discuté, ce qui explique le retard de sa mise en œuvre. Il prévoit notamment l’allongement de l’unique ligne de métro de la capitale, qui comporte 14 stations et suit un axe est-ouest, et l’installation, à terme, de deux lignes supplémentaires. La deuxième ligne devrait entrer en fonction en septembre 2012, reliant sur 11 stations (15 à terme) les quartiers nord-est et sud-ouest. La troisième est encore au stade de projet (elle comportera 19 stations, sur un axe nord-sud).

Le nouveau plan doit par ailleurs veiller à la préservation des zones vertes (si violemment grignotées au cours des dernières années) et à celle des façades (transformées en patchworks après les travaux d’améliorations décidés par les divers propriétaires en l’absence de toute concertation). Interrogée par nous à ce sujet, l’expert en chef « Espaces verts et loisirs » auprès du Plan général de Sofia, l’architecte-paysagiste Velyana Naidenova, explique que le Plan se consacre au développement de la ville jusqu’en 2030 en mettant l’accent sur la partie septentrionale de la capitale, dans la vallée du Balkan (Stara Planina), terrain réputé pour ses qualités climatologiques. Les projets portent sur l’amélioration des infrastructures et, notamment, sur l’agrandissement du périphérique nord. Par ailleurs, le Plan envisage la création de cités abritant des centres de recherche et d’éducation, des bureaux et des centres de production non-polluants de type écologique. Des pistes cyclables sillonnent désormais la ville et une zone piétonnière est en cours de création, partant du boulevard Vitosha et se prolongeant jusqu’au pied de la montagne éponyme. En outre, sept parcs thématiques sont actuellement aménagés, chacun ayant ses spécificités naturelles. L’agglomération compte 60 sources d’eau minérale et elles sont un élément important de ces parcs.

Les Sofiotes, excédés par l’urbanisme sauvage qui est devenu leur quotidien, espèrent que, bientôt, les pistes cyclables seront plus accessibles, les rues vidées du trafic superflu… et que Sofia, dont la devise est « qui grandit, mais ne vieillit pas » pourra enfin aspirer à devenir une capitale moderne.

* Architecte-enseignante à l'Université Nouvelle bulgare.

Sources principales :
Institut national de statistiques : www.NSI.BG/
SOFPROEKT (institution chargée du nouveau plan d'urbanisme) : http://www.sofproect.com/

Vignette : La Sofia stalinienne (© Petko Georgiev, étudiant en architecture - Université Nouvelle bulgare).