Enjeu de plusieurs compétitions internationales, l’espace urbain de la capitale albanaise ne cesse de faire débat, comme en atteste, dernier en date, le projet qui porte aujourd’hui sur l’aménagement du boulevard principal et de la rivière de Tirana, porté par son nouveau maire issu du parti démocrate albanais et qui succède à un maire socialiste.
Au-delà de l’évidente visée socio-économique qui l’inspire, par quelles considérations est guidé l’ambitieux chantier qui domine la ville depuis près de vingt ans maintenant ? Plusieurs éléments doivent être mentionnés, parmi lesquels l’essor démographique (la capitale compte aujourd’hui plus de 700 000 habitants), l’exigence de transparence à l’égard des Albanais et la recomposition d’un nouvel espace public doté d’une infrastructure européenne. Parmi les priorités retenues domine l’extension géographique programmée de Tirana (la superficie actuelle du territoire administratif de la capitale est de 1 238 km²) et de fortes ambitions économiques.
Un espace urbain en recomposition
Le surpeuplement de Tirana, dû à la croissance démographique mais également à l’exode rural constaté au cours des dernières années, justifie la boulimie de constructions. L’essor économique de la capitale, centre industriel et économique décisif pour l’Albanie a entraîné, au cours des dernières années, l’apparition de nouveaux centres commerciaux, installés principalement à la périphérie de Tirana. La densité du trafic, incarnée notamment par les difficultés de circulation autour de la place Skanderberg, centre culturel et historique de la capitale et principale place de la ville, participe d’une véritable suffocation de la ville.
La jeune génération -population majoritaire de l’Albanie- remplit les nombreux cafés, pubs, bars et restaurants de la capitale. Tirana demeure un espace culturel où se tiennent des rituels traditionnels et contemporains, allant de l’organisation de concerts ou de spectacles aux fêtes nationales.
Mais le plan de la ville, dénué de la classique structure orthogonale dans laquelle cohabiteraient centre et périphérie, alourdit l’urbanisme et rend plus flagrante encore la paupérisation économique d’une partie de la population. Quelques tours érigées au cours des années 2000 dans le centre ne rompent pas l’horizontalité de la ville, tandis que la couleur des constructions basses contribue désormais à façonner l’image d’un nouvel urbanisme, plus festif.
Edi Rama, le maire-artiste
Le film documentaire de l’artiste albanais de renommée internationale Anri Sala Dammi i colori (Donnez-moi les couleurs)[1] évoque le choix effectué en 2001 par Edi Rama[2], lui-même peintre et, à l’époque, maire de la ville. Durant son mandat, il a fait repeindre de couleurs vives nombres d’immeubles de la capitale. Ces couleurs chatoyantes, qui effaçaient brusquement le passé douloureux et les vestiges de la dictature, transformaient, selon ses propres paroles, « une ville où la fatalité vous condamne à vivre, en une ville où vous choisissez de vivre ». Destinée à modifier l’image d’une ville «modernisée» par l’abandon de la grisaille, cette démarche renvoie directement aux mutations économiques et sociales qu’a connues le pays durant la transition démocratique et qui ont concerné au premier chef les habitants de la capitale.
Que reste-t-il, aujourd’hui, de cette volonté de « coloration » ? La vision du socialiste Edi Rama et celle de son successeur, le démocrate Lulzim Basha, ne sont pas identiques. Quels acteurs et quels opérateurs sont en lice pour changer la face de Tirana ? Aujourd’hui, le nouveau projet d’extension de la capitale vise plus particulièrement à répondre à l’accroissement démographique.
Visions des maires de Tirana
De 2000 à 2011, les trois mandats d’Edi Rama à la tête de la mairie de Tirana ont suscité des discussions nombreuses sur le concept de couleur et ont fait naître une polémique autour de l’architecture de la capitale et de la mission de cette métropole. Il faut dire qu’Edi Rama, chantre d’une cité résolument chromatique, a aussi fortement contribué à modifier l’espace urbain. Outre à la mise en couleurs des façades d’immeubles ou au réaménagement des bords de la rivière Lana, il a plus largement contribué à la rénovation de l’espace public de Tirana et de sa vie culturelle.
Dans un pays comme l’Albanie, otage d’un discours politique très personnalisé et souvent partisan, l’indépendance des projets à l’égard du politique est loin d’être assurée. De même que leur potentiel achèvement. Immanquablement, les attentes du pouvoir ont stimulé la croissance urbaine et l’élaboration de projets par les agences d’architecture. Lauréat, en 2003, du concours organisé par la mairie de Tirana, le Français Architecture-Studio a présenté un projet prévoyant la construction de tours destinées à mettre en valeur la place Skanderbeg, située en plein centre de la ville. Le projet envisageait également la plantation de palmiers, en référence à l’urbanisme méditerranéen (Cannes, Nice, Barcelone), et le passage d’un tramway censé contribuer à fluidifier le trafic dense de la ville[3]. Même si le travail de l’agence parisienne n’a finalement pas abouti, Edi Rama ne s’en est pas moins vu décerner, en 2004, le titre de « Maire de l’année », attribué par le réseau Internet City Mayors.
À l’issue des dernières élections municipales, organisées en mai 2011, le candidat démocrate Lulzim Basha est devenu le nouveau maire de Tirana, dans un contexte de vives confrontations entre socialistes et démocrates et d’irrégularités constatées lors du scrutin, aboutissant à un résultat serré dans un climat alourdi.
Mais en quoi la vision du nouveau maire diffère-t-elle de celle mise en œuvre par l’ancien édile socialiste ?
Si les approches des deux maires convergent quant à la nécessité de désengorger la ville et de construire un deuxième centre-ville lié à une nouvelle gare, le projet de développement global de la ville porté par le successeur d’E. Rama vise à renforcer le poids économique de Tirana en Albanie. L. Basha reproche au fameux projet du studio parisien lauréat du concours de 2003 de se contenter d’une « requalification urbaine ». Or, la « Tirana du XXIe siècle » -c’est ainsi que le nouveau maire désigne son projet pour la capitale- est conçue comme un espace où prévaut le mot d’ordre « la verdure à tout prix » avec pour but essentiel « le développement de la propriété privée et le retour de l’espace public »[4] grâce à l’extension de la ville. Le projet parisien, exclusivement concentré sur l’espace urbain selon L. Basha, pêchait par manque de vision socio-économique et ne répondait pas aux attentes des habitants. Il ne sera donc pas mis en œuvre.
Le camp socialiste se défend, et accuse notamment la nouvelle majorité d’utiliser certains de ses projets antérieurs qu’elle reprend à son compte: ces critiques portent notamment sur l’aménagement de la rivière de Tirana et sur les projets urbanistiques définis en 2008. Les socialistes dénoncent en outre l’interruption de certains chantiers et réclament une évaluation du coût de ce qu’ils considèrent comme un gaspillage éhonté. Ils regrettent enfin l’opacité de l’actuelle équipe municipale concernant la facture des projets actuellement envisagés.
Un nouveau concours international a été organisé en 2011-2012, portant sur l'extension de 1,7 km du boulevard Zogu 1er, la réhabilitation de la rivière de Tirana et l’aménagement d’une zone adjacente couvrant 132,8 hectares. Sept cabinets d’architectes ont concouru : DAR Group Turquie et Royaume-Uni, West 8 (Pays-Bas), Albert Speer & Partners (Allemagne), Cino Zuçhi Architetti (Italie), Gerkan, Marg und Partners (Allemagne), Kees Christiaanse & Partners (Pays-Bas) et Grimshaw Architects (Royaume-Uni)[5].
Le nouveau maire de Tirana, qui préside lui-même le jury, a choisi de se démarquer de son prédécesseur en choisissant -et en le faisant savoir- d’opter pour « la transparence ». Le concours s’est déroulé en deux phases: dans un premier temps, le jury a pré-selectionné deux projets parmi tous ceux en lice, puis les maquettes des deux élus ont été exposées publiquement pour les habitants de Tirana.
Ingénierie économique et sociale: les différents acteurs
DAR et Grimshaw Architects ont donc été choisis parmi les sept candidats. Après huit heures de discussions au sein de la commission d’évaluation composée, outre du maire, d’architectes de renommée mondiale comme Daniel Libeskind (président du Cabinet Daniel Libeskind) ou Sarah Whiting (doyenne de l’école d'Architecture de l'université de Rice à Houston), les deux protagonistes n’ont pu être départagés. Après avoir pris en considération l’avis des habitants et leurs questionnements, le jury a décidé, le 16 mai 2012, de déclarer gagnant le studio Grimshaw Architects.
Le projet du studio DAR impliquait l'extension du centre actuel et l’aménagement d'espaces verts, en donnant la priorité à la construction de campus universitaires. Le boulevard Zogu Ier devait être bordé de deux parcs et d’un plan d’eau. Le dossier présenté par cette agence misait sur le développement économique de Tirana, en particulier pour sa partie nord, et sur la création de 200 000 emplois d’ici 2020.
Grimshaw[6], quant à lui, insiste sur le bien-être des citoyens en diminuant les clivages sociaux et en contribuant à développer les infrastructures, priorité étant accordée, là aussi, aux espaces verts. L’agence propose l’édification de bâtiments destinés à abriter des institutions publiques. Le boulevard principal sera divisé en trois zones, espaces devant accueillir des parcs, des centres commerciaux mais aussi des bâtiments publics comme la Bibliothèque, le nouvel Opéra ou un Palais de justice. Grimshaw souhaite par ailleurs édifier une « zone agricole et culturelle » à Paskuqan, dans la banlieue de Tirana, et promet, au final, le développement « d’un pôle économique à travers la création d’emplois ».
Tirana se trouve ainsi placée au carrefour des mutations sociales, démographiques et économiques de l’Albanie postcommuniste. Comme souvent, les rêves architecturaux et urbanistiques doivent y être déchiffrés à l’aune de ce qu’ils sont, à savoir la condensation de projets de société contrastés qui inspirent les ambitions affichées par les maires successifs.
Pour autant, il existe bien des présupposés communs aux démarches mises en avant. Mais la volonté d’inscrire Tirana dans le réseau des villes méditerranéennes semble devoir s’estomper au bénéfice d’une vision axée sur le développement économique de la capitale, allant de pair avec son extension géographique et l’insistance mise sur l’accès à la propriété du logement.
Si les considérations environnementales ainsi que celles qui touchent à la desserte de la ville guident les démarches mises en œuvre, il est encore difficile d’évaluer l’impact des choix annoncés sur la composition sociologique de la ville. Deviendra-t-elle le sanctuaire d’une nouvelle classe aisée, consumériste et soucieuse de son standing et de la qualité de la vie ?
Notes :
[1] http://www.youtube.com/watch?v=-Zo8PHSsTZM.
[2] Voir la page officielle d’Edi Rama, leader du Parti socialiste: http://www.edirama.al.
[3] Architecture Studio. Le centre de Tirana -notamment la place Skanderbeg- et les multiples projets envisagés, y compris celui du studio parisien, ont fait l’objet de désaccords entre la Marie de Tirana, dirigée par Edi Rama, et le gouvernement démocrate albanais. Objets de controverses, ces projets ne sont pas tous acceptés et le centre de Tirana est perpétuellement en travaux.
[4] http://www.tirana.gov.al/?cid=2,37 (lien de la mairie de Tirana qui présente le nouveau projet d’urbanisme).
[5] BusinessFrance.
[6] Site officiel de Grimshaw Architects.
* Chercheur et spécialiste des Balkans, École normale supérieure, Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Cerem/IRSEM). A publié, notamment, dans les revues Défense Nationale et Questions internationales (Documentation française).
Vignette : Tirana © Arta Seiti.
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