Ukraine: la place du père, entre avancées législatives et difficultés quotidiennes

Dans l’Ukraine d’aujourd’hui, il n’est pas courant de rencontrer un père seul se baladant avec une poussette. Au cours des dernières années, le gouvernement a pourtant adopté une série de mesures visant à reconnaître les droits des pères. Alors pourquoi ces derniers ne s’engagent-ils pas davantage dans l’éducation de leurs enfants ?


Site officiel du réseau ukrainien d'écoles de papasSi, pendant les décennies du régime soviétique, les mères étaient les seules à être considérées comme légitimes à assumer la responsabilité de l’éducation des enfants et étaient donc, à ce titre, les seules bénéficiaires des prestations sociales, l’Ukraine post-communiste a élargi ces droits aux pères. Ces réformes, menées principalement sous l’impulsion de Viktor Iouchtchenko, l'un des principaux acteurs de la Révolution orange, visaient «un meilleur développement de l’enfant, l’épanouissement émotionnel des hommes, ainsi qu’une vie familiale plus égalitaire et équilibrée»[1]. Le discours politique attribue en outre à ces réformes des vertus encore plus larges. La lutte contre la crise démographique causée principalement, selon les autorités, par une faible natalité, en est un enjeu important. Selon les statistiques, la population du pays a diminué de 6 millions depuis l’indépendance (passant de 51,8 à 45,6 millions de personnes entre 1990 et 2012). Si cette tendance se confirme, les experts indiquent que vers 2050, la population ukrainienne pourrait n’être plus que de 32 millions de personnes[2].

De plus, le fait que les hommes retrouvent la joie de passer du temps avec leur progéniture permettrait, selon les autorités, d’améliorer leur bien-être et de réduire leur mortalité précoce due principalement à un mode de vie malsain qui se traduit, entre autres, par une forte consommation d’alcool. Selon le ministère de la Santé, la durée de vie moyenne des hommes en Ukraine ne dépasse pas 65 ans.

La nouvelle législation a été, par ailleurs, présentée à plusieurs reprises comme la plus progressiste de l’espace post-communiste et compatible avec la législation européenne.

Des avancées en faveur des droits des pères

Le Code de la famille adopté en 2002[3] établit une égalité entre les hommes et les femmes dans les droits, obligations et avantages qu’il accorde aux parents. La possibilité de prendre un congé de paternité, qui peut aller jusqu’à trois ans, et de bénéficier des allocations familiales a été, par conséquent, élargie aux pères, sur un pied d’égalité avec les mères.

Pour motiver les pères à bénéficier de ces nouveaux avantages, de nombreuses mesures symboliques ont été progressivement adoptées afin de valoriser leur participation dans la vie familiale. Ainsi, une Journée des pères (Vsenarodnyï den batka) a été créée en septembre 2009. Célébrée tous les ans le troisième dimanche de septembre, à l’image de la Journée des mères, elle est habituellement marquée par des festivités qui glorifient le rôle des pères dans la société et dans la famille. À cette occasion, un diplôme est décerné au Meilleur père ainsi qu’au Meilleur père célibataire.

D’autres mesures symboliques concernent les campagnes publicitaires montrant des hommes, souvent des célébrités, être fiers de participer à l’éducation de leur progéniture et même d’assister à l’accouchement de leur conjointe. De plus, le gouvernement a soutenu, en partenariat avec des ONG locales, la création d’écoles spécialisées pour les pères, dans lesquelles ils peuvent apprendre comment participer davantage à l’éducation de leurs enfants.

Les Écoles de papas

Les Écoles de papas (Tato-chkoly) dispensent aux pères des connaissances de base en lien avec l’accueil d’un jeune enfant. Les formateurs y expliquent aux pères l’importance de leur présence pour le bébé et pour leur conjointe, et les incitent à utiliser leur congé de paternité.

La première École de papas a été créée à Vinnytsia, au centre-ouest de l’Ukraine, en 2003 dans le cadre d’un projet financé par l’Agence suédoise de la coopération internationale et du développement (SIDA) et en partenariat avec l’ONG Réseau de pères suédois. Une des incitations pour la création de cette école était le constat que, dans les Écoles de la responsabilité parentale qui existaient déjà en Ukraine pour les deux parents, les hommes étaient marginalisés et se sentaient généralement mal à l’aise. Une école pour les pères faisant intervenir des formateurs exclusivement masculins a été ainsi créée dans cette ville, sur le modèle des écoles de ce type qui fonctionnaient depuis plusieurs années en Suède.

L’organisation non-gouvernementale OLEH située à Vinnytsia, née de cette coopération ukraino-suédoise, a lancé l’initiative en faveur de la création d’autres écoles à travers l’Ukraine. Des institutions internationales comme l'Unicef et la Délégation de l’Union européenne en Ukraine ont soutenu la création du Réseau ukrainien des écoles de papas[4], qui s’étend désormais dans 13 des 28 régions du pays. Celui-ci a notamment pour objectif de favoriser l’échange de bonnes pratiques entre des organisations ukrainiennes et étrangères[5] et de faciliter la création de nouvelles écoles à travers le pays.

Les cours des Écoles de papas sont dispensés gratuitement à des groupes de 10 à 15 pères. L’ambiance y est plutôt décontractée et se base beaucoup sur l’échange entre les participants. Les formateurs d'une des écoles situées à Kiev[6] dispensaient initialement leurs cours au sein d’une des maternités de la ville. Progressivement, ils ont privilégié des lieux plus informels comme des cafés et des restaurants où, selon eux, les pères se sentaient plus à l’aise. Ces formations sont courtes et s’étalent sur 5 à 6 séances environ. Cependant, les pères qui ont déjà participé à la formation sont régulièrement invités pour échanger et partager les bonnes pratiques avec les nouvelles recrues.

La plupart des participants sont âgés de 25 à 40 ans et issus de la classe moyenne. Plusieurs d’entre eux ont déjà suivi une formation à l’École de la responsabilité parentale, avec leur épouse et souvent à l’initiative de cette dernière. Cependant, ayant entendu parler de l’existence de l’École de papas, ils ont choisi eux-mêmes de compléter leur formation. Les pères interviewés ont indiqué qu’à l’École de papas ils sont «plus à l’aise pour poser des questions», qu’ils ne se sentent pas «gênés de connaître peu de choses sur la grossesse et sur comment s’occuper d’un bébé» et que «les formateurs sont plus disponibles pour eux». Ils jugent important de suivre une formation dans cette école, principalement pour «mieux savoir comment s’occuper de leurs enfants», pouvoir «aider leur épouse» ou être «un père moderne».

Si, pour la plupart, ils sortent satisfaits de leur formation, presque tous indiquent que c’est néanmoins leur partenaire qui sera la principale parente à s’occuper de l’enfant. Pour expliquer cet état de fait, les pères évitent de dire que c’est «plus naturel pour une femme», suivant en cela l'exigence des formateurs, et mettent en avant des difficultés d’ordre pratique ou sociétal.

Difficultés rencontrées par les pères

Les pères qui ont suivi la formation indiquent tout d’abord qu’elle était trop courte pour qu’ils puissent se sentir prêts à s’occuper de leurs enfants de façon autonome, notamment lors d’un congé de paternité offert par le nouveau Code de la famille. Ils se sentent «effrayés» à l’idée de rester seuls avec un nourrisson et craignent de ne pas réussir à tout gérer correctement. Ils disent, cependant, que quand l’enfant a au moins un an, ce problème ne se pose plus. À la question de savoir comment leur épouse parvient, elle, à s’occuper de leur premier nourrisson, ils répondent que c’est plus facile pour elle car «elle s’intéresse plus au sujet», «elle passe plus de temps sur Internet à lire des informations en lien avec la maternité» et «elle a ses copines et surtout sa mère à côté pour demander un conseil».

Les hommes avouent que, socialement, il n’est pas facile d’être vu en tant que «père-poule». Que leur entourage s’est déjà moqué d’eux en apprenant qu’ils suivaient des cours à l’École de papas. On les a déjà qualifiés de «podioupochnik», ce qui désigne péjorativement des hommes qui obéissent à tous les ordres de leur épouse. Ils précisent cependant à nouveau que tout dépend de l’âge de l’enfant. Si, pour leur entourage, il paraît «ridicule» et «pas viril» qu’un homme change les couches de son bébé, au contraire, quand l’enfant est plus grand, il est valorisé de l’amener à la pêche ou à un match de foot.

Par conséquent, aucun des pères interrogés n’avait l’intention d’utiliser le congé de paternité à la naissance de son enfant. Ils ajoutaient qu’un obstacle important viendrait de leur employeur et de leurs collègues. Seule une personne indiquait en avoir parlé à son employeur. Celui-ci l’a ridiculisé devant les autres collègues disant qu’«il en avait déjà assez avec les remplacements des femmes pendant leur congé de maternité». Les formateurs de l’école ajoutent qu’il est difficile de mobiliser davantage les pères car les hommes sont aujourd’hui les principaux pourvoyeurs de revenus de la famille, ils travaillent beaucoup et n’ont simplement pas le temps de s’occuper de leurs enfants.

C’est bien ici que semble reposer le problème le plus important. Les inégalités des salaires et la ségrégation au niveau des métiers entre les hommes et les femmes est un problème important aujourd’hui en Ukraine. Quand il s’agit d’opter au sein du couple pour un congé de maternité ou de paternité, c’est le premier qui est choisi habituellement afin de préserver le salaire le plus haut. En outre, l’État se désengage de plus en plus de l’aide aux familles. Les allocations familiales ont un objectif purement nataliste attribuant des primes importantes à la naissance (de 3.000 à 10.000 euros selon le nombre d’enfants, lorsque le salaire moyen est de 300-400 euros par mois) auxquelles font suite des allocations mensuelles de quelques dizaines d’euros seulement, attribuées aux familles à bas revenus. Les crèches publiques sont de plus en plus coûteuses et inaccessibles faute de places. Les crèches privées coûtent au minimum 150 euros par mois. Dans cette situation, de nombreuses mères préfèrent quitter leur emploi pour s’occuper de leurs enfants à la maison.

Au-delà de la question de la maternité, un autre problème majeur est que toutes les tâches ménagères (cuisine, courses, ménage, soins aux personnes âgées de la famille) reposent entièrement sur les femmes. Ce poids n’est pas pour rien dans leur lente progression dans la carrière, dans leur faible engagement dans des activités politiques ou tout simplement dans leur épanouissement personnel contraint hors du champ de leur rôle de mères et d’épouses. Certes, les agences de services d’aide à domicile fleurissent à Kiev aujourd’hui, mais seuls les plus aisés peuvent se les offrir. C’est sans doute là que se situe le prochain défi des Écoles de papas: faire prendre conscience aux pères que le vrai partage des tâches familiales passe aussi par la participation aux tâches ménagères.

Par ailleurs, le gouvernement de l’actuel Président Viktor Ianoukovitch semble se démarquer des avancées législatives promues par son prédécesseur. Avant que sa principale opposante Ioulia Timochenko ne soit emprisonnée, V.Ianoukovitch a dit à plusieurs reprise que la place où elle devrait montrer ses exploits, c’était la cuisine et non l’échiquier politique[7]. Dans le discours politique en Ukraine persistent les stéréotypes quant au «rôle naturel et traditionnel des femmes-mères ukrainiennes», attitude qui a été dénoncée à plusieurs reprises par le groupe féministe Feministychna Ofenziva[8].

Notes :
[1] Ministère ukrainien de la Politique sociale: http://www.mlsp.gov.ua/labour/control/uk/publish/article?art_id=138170&cat_id=138142
[2] Les données statistiques détaillées: http://www.ukrstat.gov.ua/
[3]Le Code de la famille est consultable en russe et en ukrainien sur: http://zakon3.rada.gov.ua/laws/show/2947-14. Une version en anglais peut être téléchargée sur: http://www.familylaw.com.ua/docs/FAMILY_CODE_OF_UKRAINE.doc (vérifier les mises à jour).
[4] http ://papa-ua.net
[5] Réseau des organisations de pères en Europe de l’Est, déclinaison russophone du réseau Men Care qui s’est développée dans quelques pays de l’espace post-soviétique: http://www.mencan.net
[6] Entretiens menés par l’auteure auprès de dix pères, lors d’un séjour en Ukraine en septembre 2009.
[7] http://www.pravda.com.ua/rus/news/2010/01/21/4651468/http://www.ekhokavkaza.com/content/article/1938852.html
[8] Voir notamment les actions de l’organisation à l’occasion du 8 mars de chaque année: http://ofenzyva.wordpress.com/

Vignette : Site officiel du réseau ukrainien d'écoles de papas : http://papa-ua.net/news/1100.html

* Doctorante à Institut d’études politiques de Paris, rattachée au CERI.