En République tchèque, l’arrivée d’un enfant rime souvent, pour les mères, avec interruption de la vie professionnelle. Les structures d’accueil dédiées à la petite enfance sont insuffisantes et la pression sociale est telle que les mères n’ont souvent d’autre choix, en effet, que de rester à la maison.
Depuis la fin du régime communiste, les jeunes femmes tchèques connaissent une situation paradoxale: elles sont de plus en plus nombreuses à faire des études supérieures[1] mais l’arrivée du premier enfant est souvent un coup de frein, voire un arrêt, de leur carrière professionnelle. Pourquoi est-il aussi difficile pour les jeunes mères tchèques de poursuivre leur carrière et quelles en sont les conséquences?
Les mères de jeunes enfants doivent rester à la maison
Les jeunes parents tchèques d’aujourd’hui restent apparemment très marqués par leur propre expérience de fréquentation des crèches qui, durant la période communiste, devaient permettre aux mères de travailler dès le plus jeune âge de leur enfant. Ces souvenirs sont loin d’être idylliques. Les témoignages montrent en effet que ces institutions étaient peu adaptées aux besoins des petits. «Pour apprendre aux enfants d’un an à aller sur le pot, on les obligeait à y rester jusqu’à une demi-heure. Dans les toilettes, il faisait très froid en hiver et les enfants étaient tout le temps malades»[2], se souvient Marie Pechová, dont la fille élève aujourd’hui ses enfants en France.
Actuellement, en République tchèque, les femmes bénéficient d’un congé de maternité de 28 semaines (contre 16 semaines en France), puis d’un congé parental dont la durée dépend du choix de la femme: jusqu’à ce que l’enfant atteigne deux, trois ou quatre ans[3]. Les rares mères qui retournent travailler avant que leur enfant ait atteint trois ou quatre ans sont mal vues par la société qui considère qu’avant cet âge, les enfants doivent rester avec leur mère. «La plupart des femmes qui veulent reprendre leur travail avant cet âge se font traiter par leur famille d’égoïstes et de mauvaises mères», explique Kateřina Jonášová, journaliste qui enquête sur ce sujet. Les conseils des professionnels de la petite enfance vont dans le même sens: «Toute garde en collectivité est inadaptée pour les enfants de moins de trois ans», considère František Schneiberg[4], un pédiatre célèbre qui s’exprime souvent sur les sujets de société liés à la petite enfance. Affirmations qui s’appuient toutefois souvent sur des recherches sur la carence affective des très jeunes enfants menées dans les années 1960 dans ces crèches communistes si peu accueillantes. Nombre d’études, notamment celles réalisées à l’étranger, affirment le contraire.
Un accueil insuffisant des tout petits
Malgré les critiques que l’on peut adresser aux crèches communistes, de fait, les femmes avaient à cette époque le choix de retourner au travail ou pas. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Le nombre de crèches d’État capables d’accueillir les enfants de 6 mois à 3 ans est passé d‘un millier en 1990 à seulement 46 en 2011. Parallèlement à cette fonte, un réseau de crèches privées s’est développé. Mais ces dernières sont inaccessibles à un grand nombre de parents, car les frais mensuels peuvent atteindre jusqu’à 20.000 couronnes tchèques (soit environ 800 euros), alors que le salaire moyen dans le pays est de 24.000 couronnes. Le système des nounous, assistantes maternelles ou des jeunes filles au-pair étant quasiment inexistant, les femmes n’ont donc aucune possibilité de faire garder leurs enfants, sauf par les grand-parents.
Depuis quelques années, ce problème concerne également les enfants entre 3 à 6 ans, car le pays connaît un mini baby-boom qui est le résultat de la politique nataliste des années 1970. En septembre 2013, presque 60.000 enfants, soit 16% des enfants âgés de 3 à 6 ans, ne pourront pas être accueillis dans les écoles maternelles. «Si sa soeur n’y était pas déjà scolarisée, Šimon n’aurait pas eu de place, alors qu’il a eu trois ans en décembre dernier», décrit Jitka Silárzská. Pour résoudre le problème du manque de place dans les écoles maternelles, cette mère de trois enfants a créé son propre centre familial, «Rolnička» («Grelot»), où elle propose trois fois par semaine un service de garde pour les enfants de moins de trois ans: les places sont prises d’assaut. D’autres jeunes mères ont moins de chance: «Mon fils a commencé à fréquenter l’école maternelle à l’âge de trois ans mais c’est à une demi-heure de chez nous, car il n’y avait pas de place dans l’école qui est à côté. En septembre prochain, il n’y aura pas de place non plus, alors qu’il aura déjà quatre ans», raconte Irena Kolčárková[5].
Pour éviter d’avoir à financer la construction de nouvelles écoles maternelles, le gouvernement a approuvé en mai 2013 le principe de création de «groupes scolaires», à l’initiative d’entreprises ou de collectifs de parents. Ces établissements auront des règles de fonctionnement moins contraignantes que les écoles publiques. À la différence de ces dernières, ces groupes pourront accueillir les enfants dès l’âge d’un an. Mais ils seront également plus chers: environs 5.500 couronnes par mois (220 euros), contre 800 couronnes (32 euros) dans les écoles maternelles publiques. Les parents et les employeurs qui décideront de mettre en place ces groupes bénéficieront toutefois d’une réduction d’impôt.
Des employeurs peu flexibles
Même si certaines entreprises se disent prêtes à aider leurs employés à trouver un mode de garde pour leurs enfants, par exemple par la mise en place de ces «groupes scolaires», les employeurs restent peu flexibles face aux demandes des jeunes mères.
Pour les femmes qui ont deux enfants, la coupure dans la carrière professionnelle peut atteindre jusqu’à huit ans. C’est pourquoi plus de la moitié des femmes plébiscitent le travail à temps partiel, et ce même pendant leur congé parental. La loi accorde aux parents de jeunes enfants le droit d’exercer leur activité professionnelle à temps partiel mais, en réalité, ces postes ne représentent que 6% des emplois (contre 20% à l’échelle de l’Union européenne). «Pour les entreprises qui proposent des postes à temps partiel, il s’agit en général d’une solution de secours, plutôt que d’une stratégie de longue durée. En général, ces postes ne sont pas occupés par les jeunes mères mais par les retraités», explique Petr Skondrojanis, ancien propriétaire de deux agences de recrutement.
La République tchèque, mauvais élève de l’Europe
En conséquence, la République tchèque figure en bas des statistiques européennes sur le travail des jeunes mères. Le pourcentage de femmes actives sans enfant âgées de 20 et 49 est identique à celui des autres pays européens. Mais, avec l’arrivée du premier enfant, presque la moitié d’entre elles disparaissent du marché du travail, situation unique dans l’Union européenne où la moyenne se situe autour de 10%. Les femmes tchèques doivent donc choisir entre la carrière et les enfants.
Évidemment, cette coupure professionnelle a aussi des conséquences économiques: à l’issue de leur congé parental de trois ou quatre ans, les femmes retrouvent rarement leur niveau de revenus antérieur et, le plus souvent, elles doivent repartir de zéro. Ainsi, l’écart entre le salaire des hommes et celui des femmes est parmi les plus élevés de l’Union européenne: il atteint 26%, alors que la moyenne de l’UE est de 17,5%. En cas de divorce, de nombreuses femmes sont touchées par la pauvreté. Cela concerne également leurs enfants, car la garde est confiée dans la majorité des cas à la mère. Il en va de même avec les retraites: 22% des femmes retraitées sont touchées par la pauvreté contre 15% des hommes. Des études récentes ont même montré un lien avec l’alcoolisme: un cinquième des femmes qui suivent aujourd’hui un traitement anti-alcool ont commencé à boire pendant leur congé parental.
L’OCDE martèle régulièrement que, sans l’ouverture du marché du travail aux jeunes mères, le pays aura du mal à sortir de la crise économique. En effet, investir pendant des années dans l’éducation des femmes pour les voir disparaître du marché de travail quelques années plus tard est un non-sens économique. L’autre conséquence est le vieillissement de la population. En effet, les femmes ont des enfants plus tard (l’âge moyen au premier enfant est passé de 22 ans en 1989 à 28 ans en 2012) et elles en ont moins (le taux de fécondité est passé de 1,9 enfant par femme en 1989 à 1,5 en 2012[6]). Si cette situation perdure, la population tchèque risque de baisser de moitié d’ici 2100[7]. Mettre fin à la précarité des jeunes mères représente donc un véritable défi pour l’avenir économique et démographique du pays.
Notes :
[1] En 2008-2009, 29.000 étudiantes ont terminé leurs études à l’Université Charles de Prague contre 19.000 étudiants.
[2] Les propos rapportés dans cet article ont été recueillis par l’auteure en mai 2013.
[3] Pendant leur congé maternité, les femmes perçoivent 69% de leur salaire. Pendant le congé parental, elles reçoivent une allocation totale de 220.000 couronnes (8.800 euros), répartie sur deux, trois ou quatre ans, en fonction de la durée de leur congé parental.
[4] František Schneiberg est également professeur de médecine à l’université Charles de Prague et directeur de la Société de pédiatrie sociale. On le considère parfois comme opposé à toute innovation. Ce fut notamment le cas lors du débat sur les «babybox», ces boîtes chauffées où les mères en détresse peuvent déposer de manière anonyme leur nouveau-né, pratique qui existe en République tchèque depuis 2009. Voir Zuzana Loubet del Bayle, «République tchèque: Une vingtaine de babybox pour les enfants abandonnés», Regard sur l’Est, 7 février 2009, http://www.regard-est.com/home/breves.php?idp=1065.
[5] De plus, les horaires des écoles ne sont pas adaptés à ceux des parents: la plupart des écoles ouvrent de 7h à 17h mais, dans les petites villes, elles ferment en général dès 16h sans proposer d’autre système de garde.
[6] Ces chiffres sont trompeurs: en 1999, le taux de fécondité a atteint 1,1 enfant par femme, un niveau historiquement bas. Depuis, le pays connaît un mini baby-boom mais, d’après les démographes, ce dernier est fini. Les femmes qui deviennent aujourd’hui mères sont nées dans les années 1980, marquées par un recul de la natalité.
[7] Pour enrayer cette menace, la République tchèque compte sur l’immigration. Dans les maternités tchèques, on voit en effet de plus en plus de femmes ukrainiennes ou vietnamiennes.
Vignette: © Zuzana Loubet del Bayle
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