Les enfants « délaissés » ou l' »enfance transnationale » en Moldavie roumaine

Depuis la chute du régime communiste, les enfants roumains vivant dans des orphelinats ou dans les rues de Bucarest se trouvent au centre de l’attention internationale. De nombreuses organisations internationales et ONG se sont en effet installées en Roumanie pour contribuer à l’amélioration des conditions de vie de ces jeunes, conformément aux exigences de la Convention internationale des droits de l’enfant.


Quelques femmes âgées discutent dans le village de Buruieneşti En Roumanie, l’engagement conjoint des ONG et de la société civile ainsi que la réorganisation du système de protection de l’enfant ont sensiblement amélioré les conditions de vie dans les orphelinats publics. Ce travail a également contribué à changer l’attitude des Roumains à l’égard des enfants défavorisés. Mais la situation reste néanmoins difficile et complexe.

En outre, l’intensification, en 2004-2005, des flux migratoires en provenance de Roumanie et à destination d’autres pays européens est allée de pair avec l’émergence d’un phénomène social nouveau dans les rues des grandes villes de France, d’Italie et d’Espagne, à savoir l’apparition de «mineurs roumains non-accompagnés» souvent impliqués dans des activités criminelles. Alors que ces municipalités se trouvaient confrontées à cette nouvelle donne, l’État roumain, quant à lui, a dû faire face à une autre catégorie d’enfants en grande difficulté, les «délaissés».On désigne ainsi les nombreux enfants restés seuls à la maison ou pris en charge par les grands-parents, les voisins ou les frères et sœurs plus âgés, pendant que leurs parents quittent la Roumanie pour chercher du travail ailleurs.

«Enfants délaissés: un phénomène nouveau?

Selon une étude internationale publiée en 2008 par l’Unicef et l’association roumaine Alternative sociale-Iaşi, 350.000 enfants roumains, soit 7% de la population âgée de 0 à 18 ans, ont un ou deux parents qui habitent à l’étranger. Selon les statistiques, 126.000 jeunes de moins de 10 ans vivent sans leurs deux parents, et 400.000 ont vécu l’expérience du départ d’au moins un parent. Par conséquent, on estime que, sur un total de 5 millions d’enfants vivant en Roumanie, 750.000 ont subi les conséquences plus au moins dures du départ de leurs parents.

Dans les zones rurales, la situation est particulièrement alarmante, notamment en Roumanie moldave où 100.000 enfants sont délaissés. Dans les régions de Transylvanie, Olténie et Munténie, le nombre d’enfants privés d’un ou des deux parents est également préoccupant. Les conséquences sur la vie des jeunes sont nombreuses. Il s’agit d’une situation de stress, qui provoque de la frustration, voire de la dépression. On note ainsi des manifestations d’échec scolaire, d’activités micro-criminelles et, dans les cas les plus dramatiques, des suicides.

Selon le psychologue Catalin Luca, directeur de l’association Alternative sociale, le phénomène des enfants délaissés n’est cependant pas nouveau en Roumanie. En effet, dans les années 1980, sous l’effet de l’industrialisation massive du pays, toute une génération d’enfants a grandi sans ses parents, obligés de travailler loin de leurs foyers et rentrant extrêmement tard le soir. On désigne cette génération comme celle des enfants «portant la clé autour du cou», habitude prise afin de ne pas perdre les clés pendant l’absence du père et de la mère. Nombreux sont ces enfants qui, devenus adultes, laissent à présent leurs propres enfants seuls à la maison; ils ont eux-mêmes grandi dans la conviction qu’il est plus important d’avoir des parents qui gagnent de l’argent et s’occupent du bien-être matériel de leurs enfants que d’être présents auprès d’eux et de les entourer d’affection.

Il n’en reste pas moins que la situation actuelle est bien différente: ces parents, aujourd’hui, non seulement ne rentrent pas tôt le soir, mais sont absents pendant des années. Qui plus est, la société a profondément changé.

Le cas du village de Buruieneşti en Moldavie roumaine

La Moldavie roumaine, située dans le nord-est du pays, est une région rurale et pauvre où le taux de la population qui migre est très élevé. Pour les habitants, la migration n’est pas un phénomène nouveau puisque, à l’époque du régime communiste, nombreux furent ceux qui durent s’installer dans les villes en raison de l’industrialisation massive des années 1970 et 1980. Dans les années 1990, la plupart des entreprises publiques ont été fermées, obligeant les salariés à retourner vivre dans leurs villages ou à chercher du travail à l’étranger. Ainsi, les problèmes sociaux et la dislocation des familles sont des phénomènes qui se sont amplifiés avec la chute du régime communiste, mais qui préexistaient déjà durant le régime de Nicolae Ceauşescu.

Buruieneşti est un petit village de Roumanie moldave situé dans le judeţ de Neamt et faisant partie de la municipalité de Doljeşti (7.000 habitants). Il a été dévasté par les inondations de 2008 et le taux de chômage y est parmi les plus élevés du pays (8% en 2009). Marzia Tiberti y vit et travaille depuis 2008 en tant que coordinatrice d’un projet de l’association Caritas pour les enfants défavorisés (Centre Don Bosco). Y vivent essentiellement des hommes, des enfants et des personnes âgées. Les maisons du village ont été reconstruites après les inondations, grâce aux fonds nationaux d’urgence et aux versements des personnes travaillant à l’étranger. Mais, derrière ces murs tout neufs, les familles ne sont pas forcément heureuses. Ainsi, nombreuses sont celles dans lesquelles les grands-parents s’occupent des enfants, même si les pères sont restés au village. L’alcoolisme et la violence contre les femmes y sont très répandus. On dit que nombre d’entre elles iraient volontiers travailler à l’étranger, ne serait-ce que pour se débarrasser d’un mari dont elles ne veulent plus. Le taux de divorce à Buruieneşti est en augmentation constante.


Une maison du village de Buruieneşti (© Cristina Bezzi).

Victor[1] est un des enfants dont le Centre Don Bosco a la charge. Âgé de 8 ans, il vit avec son père, sa sœur de 6 ans et sa grand-mère. Sa mère, partie en Italie depuis 4 ans, ne revient que rarement, entretient peu le contact avec ses enfants et envoie également peu d’argent. Victor est heureux de voir Marzia venir chez lui, dans sa maison construite selon la tradition locale avec de la paille et de la boue. La famille vit des légumes cultivés dans le jardin et de l’agriculture de subsistance. Il est clair que sa mère manque à Victor et que les relations sont difficiles avec un père alcoolique qui pense que son épouse l’a en fait quitté pour un autre homme.

L’histoire de chaque famille est différente. Il y a celles qui parviennent, grâce à l’argent envoyé de l’étranger, à fournir des conditions de vie et une éducation décentes aux enfants. Alina, 14 ans, estime par exemple avoir de la chance car sa famille est restée intacte malgré le départ à l’étranger de ses deux parents en 2010. Alina avait alors 11 ans, sa sœur 5 ans. Leur mère revient une ou deux fois par an, et c’est la grand-mère qui, dans un premier temps, s’est occupée des deux fillettes. Aujourd’hui, c’est Alina qui se charge des travaux ménagers et qui soigne sa grand-mère malade. Ayant terminé l’école élémentaire avec des notes excellentes, elle souhaiterait poursuivre ses études mais, pour le moment, elle ne peut pas laisser sa sœur et sa grand-mère seules à la maison.

Lors que les mères partent

Au cours des dernières décennies, les migrations en Europe se sont féminisées. Les femmes roumaines sont particulièrement concernées. Cette évolution génère, dans les pays dont ces femmes sont originaires, une situation de carence de soins. En même temps, et c’est tout le paradoxe de la situation, même si être séparés de leur mère est difficile pour les enfants, de nombreuses familles roumaines ne survivent, financièrement, que grâce à l’argent envoyé par ces femmes et dont profitent également leurs enfants… en vue d’un avenir meilleur.

Là encore, les situations ne se ressemblent jamais. Certaines mères communiquent avec leurs enfants en dépit de la distance et subviennent aux besoins de leur famille. D’autres, une fois parties, disparaissent et les abandonnent. Parfois, les enfants restent entre les mains de voisins, d’une sœur ou d’un frère plus âgés. En l’absence de leur mère partie pour l’Espagne, Andrei (8 ans) s’occupe de son frère (5ans). Les enfants n’habitent pas loin de la maison de leur oncle, mais ce dernier va travailler chaque matin. C’est Andrei qui donne à manger à son frère. Interrogé sur sa mère, Andrei invente souvent des conversations téléphoniques qu’il aurait eues avec elle. Ses parents ne s’occupant pas de son inscription à l’école, c’est le centre Don Bosco qui prend en charge les formalités.


Une maison traditionnelle du village de Buruieneşti (© Cristina Bezzi).

Enfants délaissés ou enfance transnationale?

Une étude internationale parue en 2013 et commanditée par l’Union européenne met en avant les droits des enfants qui rentrent après un séjour en Espagne et en Italie[2]. Car, autre cas, nombreux sont les enfants qui ont rejoint leurs parents dans ces pays, lorsque ces derniers y ont trouvé un emploi stable. Les chiffres montrent ainsi[3] que 21.323 enfants sont retournés en Roumanie entre janvier 2008 et mai 2011 et ont été réinscrits dans des écoles roumaines. Dans ce contexte, ne faut-il pas parler d’une enfance transnationale, liée au processus d’élargissement de l’Union européenne?

Les processus de migration au sein de l’Union européenne vont aller s’amplifiant dans les années à venir. La possibilité pour les migrants de rechercher un avenir meilleur pour eux-mêmes et pour leurs enfants fait partie des libertés fondamentales qui doivent être conservées. Il est donc nécessaire de comprendre comment faire face à ce phénomène afin d’en limiter les conséquences néfastes pour les membres les plus vulnérables de la société, à savoir les enfants.

Notes:
[1] Les noms des enfants ont été modifiés.
[2] http://www.alberodellavita.org/children-rights-EN/
[3] http://alternativesociale.ro 

Traduit de l’anglais par : Daniela Heimerl

Vignette : Quelques femmes âgées discutent dans le village de Buruieneşti (© Cristina Bezzi).

* Chercheur à l’Osservatorio Balcani e Caucaso (Rovereto, Italie):http://www.balcanicaucaso.org/