Bulgarie : les séries turques entrées dans les mœurs

Au cours des dix dernières années, la Turquie a vendu des dizaines de soap operas à l'étranger, notamment dans les territoires de l'ancien empire ottoman. Cette activité économique et culturelle est diversement appréciée par les sociétés d'accueil, la diffusion de ces séries y provoquant parfois des questionnements ou des débats houleux.


Binbir GeceL'importation de téléfilms turcs en Bulgarie est récente, puisque les productions stambouliotes n'ont succédé aux soap operas italiens et espagnols qu'à la fin des années 2000. La contextualisation de ce phénomène permet de mieux comprendre l'engouement populaire autour de ces séries, ainsi que les réactions qui en découlent au sein de la société.

L'invasion des sagas turques

Première série télévisée achetée par la chaîne de télévision bulgare Nova Televisija (Nova TV), le drame romantique 1001 nošt (Binbir Gece/Mille et une nuits) avait rencontré un immense succès en Turquie entre 2007 et 2009 avant d'être exporté au Moyen-Orient et dans les Balkans (Bulgarie, Macédoine, Grèce). Ses 90 épisodes ont été diffusés sur la chaîne sofiote entre décembre 2008 et juin 2009 avant que, devant des records d'audience inattendus, ne débute leur rediffusion. À la suite du succès rencontré, d'autres soap operas stambouliotes lui ont rapidement succédé sur le petit écran. Ainsi, Diema (Diamant), Melodija na sărceto (Mélodie du cœur), Sălzi na Bosfora (Les larmes du Bosphore) ont été diffusés sur Nova TV au cours des années suivantes. Avec leurs histoires d'amour, de mariage, d'amitié et de trahison, ces téléfilms ont su gagner le cœur de millions de téléspectateurs, jeunes ou retraités, urbains ou ruraux. Chaîne de télévision privée concurrente, BTV (Bălgarskata televizija) s'est également lancée dans l'aventure en juin 2009, en achetant Gümüş (Perla/Perle). In fine, de 2008 à 2011, 27 « serials » turcs ont été achetés par les chaînes locales, la Bulgarie devenant ainsi le second pays importateur de ce produit après le Kazakhstan[1].

Pourquoi un tel succès ?

Plusieurs facteurs ont concouru à la réussite des séries télévisées turques en Bulgarie. Après une transition postsocialiste particulièrement difficile pour la société civile (crises économico-financières, privations, baisse du niveau de vie), certains Bulgares aspirent à s'éloigner du quotidien, de son âpreté, et à rêver d'une autre vie. Or, regarder ces fictions leur permet de satisfaire ce besoin. De plus, à mi-chemin entre le conte oriental, le mélodrame et la saga historique (« Velikolepnijat vek »), ces téléfilms se révèlent adaptés aux attentes d'un public qui, peu intéressé par les films d'action, d'horreur ou encore par la téléréalité, aspire à un changement programmatique de cette nature. En regardant ces séries, beaucoup se sont rendus compte de la proximité culturelle qui existait entre les sociétés bulgare et turque. Elles ont changé la vision des téléspectateurs bulgares à l'égard de leurs voisins stambouliotes et turcs occidentaux. En effet, ils ont pu s'apercevoir que leurs modes de vie respectifs étaient relativement similaires, contrairement à certaines idées reçues. À ce titre, ces sagas ont donc constitué un facteur d'amélioration de l'image de la Turquie auprès de l'opinion publique bulgare. L'attrait de ces sagas auprès du public féminin et les records d'audience obtenus s'expliquent en partie par l'esthétique des premiers rôles, dont plusieurs exercent en tant que modèles professionnels (tel Kavanch Tatlatu), chanteurs (comme Gökhan Tepe) ou musiciens (Aslı Tandoğan, Ergün Demir). Pour encourager encore cet engouement, les producteurs turcs ont associé des Bulgares à la réalisation d'une des sagas turques les plus coûteuses, Ezdatši (Cavaliers). Cette saga a été tournée en Bulgarie en 2012 avec des artistes originaires des deux pays, mais avec une équipe de tournage presque exclusivement de nationalité bulgare. Puis, en 2015, les stambouliotes ont organisé une campagne publicitaire mettant en avant l'ascendance bulgare de l'acteur Çağatay Ulusoy. Une exposition qui a profité à la série d'origine turque Ogledalen Svjat (Le miroir du monde), diffusée en Bulgarie.

Le prix à l'achat de ces sagas, relativement bas comparativement au marché international (de 500 à 5 000 euros par épisode au début des années 2010), est à l'origine de l'intérêt prononcé des chaînes de télévision bulgares pour ces feuilletons. Mais ces investissements ont mis en difficulté certains professionnels locaux, qui avaient dans ce contexte plus de difficulté à écouler la production bulgare. À l’automne 2014, au nom de la défense de la culture bulgare, les producteurs nationaux, emmenés par les frères Halvadžijan, ont demandé à la nouvelle majorité parlementaire de voter des mesures protectionnistes en faveur des téléfilms produits localement. Leurs demandes sont cependant restées lettre morte.

Enfin, il est remarquable que le niveau d'audience de ces soap operas sur le petit écran bulgare est également lié à une des stratégies des producteurs turcs: adapter des séries hollywoodiennes à succès. Ce fut le cas de Desperate Housewives, devenu Umutsuz Ekvadinlari (Drugite otčajani săprugi en bulgare/Les autres femmes mariées désespérées).

Diversité des réactions sociétales

Dans ces feuilletons, certains thèmes sont prégnants, notamment la confrontation entre d'une part une vision patriarcale, traditionnelle de la vie familiale, et d'autre part des mœurs influencées par la modernité occidentale offrant une place significative à la jeunesse et aux femmes libérées. Le drame familial le plus populaire en Bulgarie, Listopad (Yaprak Dökümü/La défeuillaison), a été construit sur ce modèle.

Au cœur du pays d'importation, médias et politiciens nationalistes ont au cours des dix dernières années montré leur opposition à la diffusion de ces sagas, en tentant de rappeler l'histoire de la Bulgarie « sous le joug »[2] ottoman (1396-1878). La majorité des populations bulgares intégrées à l'empire n'ont retrouvé leur fierté qu'à la libération survenue en 1878, lorsque l'État bulgare est né de nouveau à la suite de la défaite turque face à la Russie. En conséquence, le nationalisme bulgare s'est construit à partir d'un discours anti-turc, encore très vivant et s'exprimant à l'encontre de la Turquie contemporaine. Il explique certaines réactions de l'extrême droite. Ainsi, Volen Siderov, dirigeant de la formation politique ATAKA, a demandé en janvier 2013 la démission du ministre de la Cuture Veždi Rašidov, qu'il rendait responsable de l'inertie de son administration face à une forme de « néo-ottomanisme » culturel. Cependant, si une partie du public se montre hostile à l'arrivée de ces téléfilms turcs, ce n'est pas tant à cause de leur provenance et de leur turcité qu'à cause de leur profusion qui réduit la diversité programmatique. Malgré ces réticences, les séries turques sont majoritairement bien accueillies par l'opinion publique bulgare. On note d'ailleurs le développement de nombreux fan-clubs, très actifs sur les réseaux sociaux. Sur Facebook, plusieurs groupes ont été créés : « Ogledalen cvjat–sezon 2 » (Miroir du monde–saison 2), « Kvartalăt na bogatite/Medcezir/-Serial » (Le quartier des riches/Medcezir/-série), « Turskijat televizionen serial » (série télévisée turque) avec respectivement près de 41 800, 23 500 et 9 600 visiteurs. De plus, une grande partie des « serials » turcs sont régulièrement visionnés sur YouTube (par exemple, l'épisode 25 de Listopad a été vu plus de 73 000 fois) et agrémentés de nombreux commentaires. Indéniablement, malgré ses détracteurs la culture de masse cinématographique stambouliote continue à s'imposer en Bulgarie.

La contre-attaque des chaînes de télévision et des producteurs bulgares

À l'automne 2014, l'Association des producteurs télévisuels (ATP) lançait un appel à l'arrêt de la diffusion des séries turques, au motif qu'elles mettaient en danger le patrimoine culturel national et seraient l'arme d'un néo-impérialisme turc[3]. L'organisme télévisuel souhaitait inciter les chaînes bulgares à privilégier l'achat et la diffusion de téléfilms de haute qualité produits localement, vantant à cette occasion les capacités de production des studios bulgares, dont est issue la série Pod prikritie (Sous couverture) exportée dans huit pays, dont la Russie.

En 2017, leurs actions ont enfin porté leurs fruits. Dès le printemps, la première saison de Nie, našite i vašite (Nous, les nôtres et les vôtres) et Skăpi naslednici (Chers héritiers) était diffusée respectivement sur Nova TV et BTV. Cette dernière annonçait dans le même temps la prochaine diffusion de la 12e saison de la série bulgare Stoličani v poveče (Banlieusards de la capitale), un des téléfilms les plus appréciés par ce public. En cours d'année, Nova TV programmait également les saisons 3 et 4 de Okradnat život (Vie volée). De la comédie dramatique au thriller haletant, cette reprogrammation à base de productions bulgares cherche visiblement à satisfaire un large public. Par ailleurs, de nouvelles émissions, Glasăt ot Bălgarija (La voix de la Bulgarie) et Master Chef, ainsi que des diffusions cinématographiques doivent progressivement accompagner ce changement et un retour à une certaine pluralité des programmes télévisuels.

Néanmoins, cette réaction n'est rien de plus qu'un rééquilibrage entre importations turques et productions nationales, car plusieurs « serials » continuent à être régulièrement retransmis sur les canaux bulgares. Ainsi, depuis avril 2017, les chaines Diema Family, ATV et Kanal D Bulgarie ont respectivement diffusé Kiraz Mevsimi (Saison des cerises), un téléfilm romantique, Kanatsis Kuslar et Meryem.

Notes :
[1] «Bulgaria Second Largest Client of Turkish TV Soap Operas», Sofia News Agency, 9 février 2011 et «Bulgaria Crazy Over Turkish Soap Operas», BalkanInsight, 9 février 2011.
[2] Expression habituellement usitée en référence au titre du livre d\'Ivan Vazov Pod igoto (Sous le joug) publié en 1894.
[3] «Producentite: Na nož sreštu turskite seriali», ATP, 1er novembre 2014.

Vignette 1001 nošt (Binbir Gece/Mille et une nuits).

* Stéphan ALTASSERRE est Docteur en Études slaves, spécialiste des Balkans.

 

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