Depuis la disparition de l'URSS, la Russie a cessé d'être, au profit de l'Iran, le premier producteur mondial de caviar noir. A cette constatation s'ajoute un autre problème, celui de la raréfaction des bancs d'esturgeons de la mer Caspienne, qui concentrent plus de 60 % des réserves mondiales d'esturgeons.
Depuis l'éclatement de l'URSS le nombre de pays riverains de la mer Caspienne est passé de deux à cinq (Iran, Russie, Azerbaïdjan, Kazakhstan, Kirghizstan). Dans ces trois derniers, où la situation économique est catastrophique, la population et nombres d'institutions légales pillent impunément les réserves d'esturgeon. En Russie, la partie du littoral caspien effectivement contrôlée par le pouvoir russe se limite à l'embouchure de la Volga autour d'Astrakhan, depuis que le Daghestan, province russe frontalière de la mer Caspienne, se révèle difficile à administrer: les brasseurs d'affaires de cette région, faisant fi des réseaux traditionnels de la contrebande russe, en viennent à vendre leur production directement sur le marché international. A l'heure actuelle la production officielle russe de caviar noir s'élève à 28 tonnes par an, alors que l'Union soviétique en produisait jusqu'à 150 tonnes, ce qui représentait une grande part du marché mondial, estimé alors à 150-200 tonnes. La quantité officielle d'esturgeons pêchés est passée de vingt mille tonnes à l'époque soviétique à mille tonnes à l'heure actuelle. Cependant, on estime qu'en dehors du circuit officiel les braconniers en pêchent également mille tonnes, ce qui représente 30% du marché mondial de caviar.
Le braconnage le long du littoral caspien n'est pas la seule cause de la raréfaction des esturgeons. On trouve également des braconniers le long de la Volga. Mais il semblerait que ce soient les entreprises étatiques même qui seraient les principaux responsables du pillage. Beaucoup de braconniers affirment pêcher peu de poissons parce que l'État en prélève trop. Il est vrai que lorsque le prix au kilo du caviar noir passe de $100 sur la côte caspienne à $1500 sur le marché mondial, il est difficile pour nombre de fonctionnaires, tels que les inspecteurs, la police ou les douaniers, de ne pas s'écarter du chemin de la légalité. Cela explique que le taux de criminalité de la province d'Astrakhan soit le plus élevé de Russie, la lutte contre le braconnage et la contrebande, à laquelle se sont joints des pays étrangers comme l'Iran, se révélant peu efficace.
Le caviar russe sur la scène internationale
A la différence de la Russie, l'Iran a réussi un mettre en place sur le marché mondial un système d'approvisionnement régulier et centralisé de caviar de qualité, sans pour autant avoir cherché à établir un monopole sur toute la production. Les spécialistes occidentaux qui cherchent à expliquer pourquoi la Russie a perdu son rôle de leader mondial mettent en cause l'incapacité des fournisseurs à livrer leurs marchandises dans les délais. Les analystes russes, au contraire, pensent que la Russie a perdu sa première place mondiale parce que les grossistes occidentaux préfèrent acheter auprès des contrebandiers du caviar bon marché même si cela se fait au détriment de la qualité, bien moindre que celle du caviar d'État. Cette production illégale serait ensuite commercialisée sous la même marque que le caviar produit légalement et contribuerait donc à dégrader le prestige du caviar russe. L'Iran occuperait alors la première place mondiale uniquement parce que les marques iraniennes donnent une meilleure garantie de qualité que les marques russes. Le caviar produit légalement dans les usines russes n'aurait donc rien à envier au caviar iranien.
Un avenir pour le caviar russe ?
Pour aider à la sauvegarde de l'espèce, une société, Rosrybkhoz, se charge de faire se reproduire des esturgeons et de les élever en vivier. Près de deux millions de tonnes de poissons sont ainsi produits tous les ans, ce qui est plus du double de la production européenne. Les œufs sont prélevés selon une méthode qui ne tue pas les animaux et sont intégralement destinés à la reproduction de l'espèce.
Des expériences sont en cours pour essayer de développer le caviar d'élevage, mais les résultats n'en seront connus que dans cinq ans. D'aucuns estiment qu'il est justement temps pour la Russie de s'investir dans cette voie, à l'instar des Scandinaves qui ont envahi l'Europe avec leur saumon d'élevage. Ceci serait peut-être le meilleur moyen de lutter contre la contrebande et d'éviter la prolifération de produits non conditionnés dans le monde. Un accord international pour interdire la commercialisation du caviar ne résoudrait pas le problème de la raréfaction des esturgeons, car il serait à l'origine d'une hausse du cours du caviar au marché noir et ne ferait qu'inciter les contrebandiers et les braconniers à redoubler d'activité[1].
Par Frédéric Derbesse
[1] d'après l'article de Nils Johansen, "Podsekli", in Izvestia, 7 décembre 2000.