Courses inégales à la métropolisation

Le système socialiste et l'isolement ont plongé les capitales d'Europe de l'Est dans une hibernation qui a duré presque un demi-siècle. Leurs couleurs se sont estompées et le gris a fini par dominer. La disparition du rideau de fer a eu l'effet d'une pastille effervescente jetée dans un verre d'eau. La chape de plomb a été rompue, les passions artistiques qui n'avaient pu s'exprimer ou si peu depuis plusieurs décennies ont explosé et le bouillonnement culturel et économique est devenu le trait majeur de ces capitales.


Celui qui a visité Budapest, Prague, Varsovie, Sofia ou Bucarest avant l'ouverture est aujourd'hui frappé par la restauration des bâtiments historiques, la construction de gratte-ciels (notamment à Varsovie), la présence de firmes multinationales, la réouverture des lieux de rencontre comme les cafés et les restaurants (en particulier à Budapest) et l'explosion des petits commerces au centre et des supermarchés à la périphérie, mais également par la présence de mendiants. Ce sont les preuves des transformations profondes qui ont lieu dans ces pays, le reflet de l'ouverture de ces villes au monde et pour certaines peut-être l'expression d'une course effrénée à la métropolisation.

Bucarest, Budapest, Prague, Sofia ou Varsovie sont-elles en voie de métropolisation ? Seront-elles dans un futur proche prêtes à entrer dans les réseaux européens d'affaires ? Comme le voyageur ne peut l'ignorer, du fait de leurs spécificités historiques, géographiques et culturelles, ces villes s'honorent de performances économiques inégales. Seules certaines d'entre elles concentrent suffisamment de fonctions stratégiques de niveau mondial pour pouvoir entrer dans le club des grandes métropoles.

La métropolisation en question

Toutes les villes ne peuvent prétendre au statut de métropole. Si la grande taille est une condition nécessaire, elle n'est pas suffisante. Une métropole, dans l'économie post-industrielle en émergence, est une ville qui remplit des fonctions de coordination d'activités complexes à portée internationale. Cette fonction de coordination ne peut être remplie que par des villes qui concentrent des activités de haut niveau, c'est-à-dire des activités de création, de décision, de contrôle, d'organisation de l'activité économique, appliquées à des stratégies de localisation, de produits, de prix ou d'emploi de portée internationale. Ainsi, seule la présence de services de très haut niveau, comme l'intermédiation financière et les services aux entreprises (consulting, publicité, services juridiques) ou encore celle des sièges sociaux de firmes multinationales, permet à une ville de devenir une métropole et un centre de pouvoir économique dans un monde globalisé.

En s'ouvrant au monde, les capitales de l'Est font face à une économie globalisée où le rôle stratégique est tenu par les services et l'information. Trouver sa place en tant que "ville qui compte" dans ce monde globalisé, être en mesure de jouer le jeu de la métropolisation, c'est le défi lancé à Bucarest, Budapest, Prague, Sofia et Varsovie.

Répondre à un tel défi suppose à la fois engendrer et concentrer les services de haut niveau, attirer les firmes et les capitaux étrangers, et s'imposer sur la scène mondiale, dans le réseau des métropoles qui coordonnent l'économie globale.

Le palmarès de la métropolisation

Encore marquées par leur passé, Bucarest, Budapest, Prague, Sofia et Varsovie ressemblent peu aux métropoles européennes reconnues. L'activité industrielle y reste relativement importante (16,4 % de l'emploi), particulièrement à Bucarest, où environ un quart des travailleurs sont encore employés dans l'industrie manufacturière, contre 6 % à Paris ; la finance et les services aux entreprises sont presque deux fois moins développés que dans la capitale française, occupant en moyenne 17 % des travailleurs.

Cependant, chacune des cinq capitales a sa personnalité. Varsovie, Prague et Budapest sont plus avancées dans le processus de métropolisation que leurs voisines Bucarest et Sofia. Dans les trois premières, les services supérieurs sont relativement plus développés. C'est le cas en particulier de la finance à Varsovie, qui permet à la capitale polonaise d'émerger comme centre financier au sein de ces capitales de l'Est.

Participer à la globalisation ?

Lancées dans une course à l'ouverture, cherchant à attirer à elles les investisseurs internationaux, les plus grandes multinationales et les touristes, ces villes occupent encore une place modeste dans le réseau des grandes villes mondiales.

Elles ne bénéficient pas d'une image très brillante en tant que centres d'investissement auprès des chefs d'entreprises européens. Dans les classements effectués par les responsables des plus grandes firmes internationales, Sofia et Bucarest sont tout simplement ignorées, tandis que Varsovie et Budapest sont respectivement classées aux 22e et 23e places sur 30 villes européennes retenues. Seule Prague bénéficie d'une meilleure image et occupe la 17e place. Elle le doit certes à son incontestable attrait touristique, mais plus encore à la présence entre ses murs de nombreuses firmes internationales, spécialisées dans la publicité, la finance et les services juridiques.

En effet, Prague est classée comme centre majeur (derrière les centres premiers et devant les centre mineurs) pour ces trois types de services supérieurs aux entreprises parmi 123 villes au monde. Elle fait partie des 35 "Gamma World Cities" avec Varsovie (centre majeur pour la finance et les services juridiques) et Budapest (centre majeur essentiellement pour les services juridiques), devant les "Evidence of World City Formation", comme Bucarest et derrière les "Alpha World Cities and Beta World Cities", telles que Londres, New-York, Tokyo et Paris[1].

Prague, Varsovie et Budapest sont donc plus attractives que Bucarest et Sofia. Elles sont en relation plus étroite avec les autres villes mondiales où sont localisées les 100 plus importantes firmes multinationales dans les services supérieurs. Leur insertion dans le réseau des métropoles mondiales est donc plus effective.

Des chances inégales

Entre l'immobilisme, le démarrage et la vitesse de croisière, les capitales de l'Est se placent inégalement sur la voie de la métropolisation. Chacune de ces villes s'est ouverte et a suivi son propre chemin, se transformant à son propre rythme et de manière originale.

Ainsi, Varsovie s'est spécialisée dans les services supérieurs, en particulier dans l'activité financière. Cette ville, qui ne bénéficie pas d'une bonne image, a profité de sa fonction de capitale malgré la concurrence de villes polonaises comme Cracovie. Elle a tiré parti de sa position géographique favorable et s'est imposée auprès des investisseurs étrangers comme le point d'entrée d'un large marché à l'Est.

Prague a bénéficié d'un avantage initial que ne possédait pas (aux yeux des étrangers) la capitale polonaise, celui de capitale culturelle. Elle a développé une activité touristique, prenant ainsi la première place parmi les capitales de l'Est en termes de trafic aérien, sans pour autant négliger les affaires. Son pouvoir d'attraction est important, ce dont témoigne la présence de firmes internationales notamment dans les services supérieurs.

La capitale hongroise a suivi tant bien que mal le même schéma que sa voisine tchèque, cependant ses fonctions métropolitaines sont à ce jour moins développées.

Les capitales bulgare et roumaine cumulent un certain nombre de désavantages. Leurs structures productives sont encore très éloignées de celles de métropoles incontestables, parce qu'elles privilégient l'industrie et délaissent les services supérieurs. Ces villes pâtissent d'une image médiocre chez les investisseurs potentiels et sont très peu intégrées dans le réseau international des affaires, tandis que leurs transformations paraissent inachevées. Ces retards reflètent en grande partie ceux de leurs pays respectifs. De plus, elles ne bénéficient pas d'une position géographique favorable face à l'Union européenne. Leur potentiel d'interaction avec les autres villes européennes en matière de services supérieurs est plus faible que pour Varsovie, Budapest et Prague.

Dans l'immédiat, Sofia et Bucarest sont en assez mauvaise posture pour prétendre rejoindre le club des métropoles européennes. Au contraire, les premières étapes de la métropolisation semblent achevées à Varsovie, Prague et Budapest. Ces villes sont des métropoles en émergence. Il s'agit aujourd'hui pour ces trois capitales de gagner le pari de l'intégration à l'Union européenne. Elles doivent s'affirmer comme centres de pouvoir économique au sein de l'espace européen élargi afin de participer à l'activité économique comme toute autre métropole européenne. Cette étape n'est pas simple ; Varsovie, Prague et Budapest sont en compétition, particulièrement lorsqu'il s'agit d'attirer des investisseurs étrangers dans des secteurs stratégiques comme la finance. Il est fort probable que chacune de ces villes sera amenée à jouer un rôle spécifique dans l'espace européen. Dans cette perspective, la recherche de complémentarités permettrait à chacune de participer à l'économie mondiale tout en exploitant ses avantages comparatifs et en suivant sa propre voie de développement.

 

* Lise BOURDEAU-LEPAGE est docteur et ingénieur d'études au Laboratoire d'Economie et de Gestion (Université de Bourgogne)

Vignette : terrasse de café au cœur de Budapest (© Assen SLIM)

 

[1] Un classement mondial de 123 villes portant sur le critère de la présence de services "avancés" aux producteurs, est réalisé par le réseau Globalization and World Cities. Les services considérés sont la comptabilité, la publicité, les services bancaires et juridiques. Les villes sont ainsi regroupées en quatre grandes catégories: les Alpha World Cities (10 villes, dont Londres, Paris et New-York), les Beta World cities (10 villes, dont Bruxelles, Madrid et Moscou), les Gamma World Cities (35 villes) et les Evidence of World City Formation (67 villes, dont Lyon et Vienne).

 

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