Du rêve de l’union parfaite à la vie en commun

L’année 1989 a constitué pour l’Europe de l’Est l’amorce d’une nouvelle reconstruction continentale après la chute d’un empire. La fin de la guerre froide et la brutale débâcle de l’URSS ont laissé les pays de l’ancien Pacte de Varsovie maîtres de leur destinée.


Tour de l’Hôtel de ville de Cracovie le soir de l’entrée de la Pologne dans l’UEMais cette Europe dite «de l’Est» n’a pas eu à tout réinventer: en se tournant vers un Occident qui lui sert à la fois de modèle et de puissance protectrice, elle a renoué avec le rêve, né à la fin du 18e siècle, de rejoindre une «modernité occidentale» prometteuse de progrès social et économique. De son côté, la Communauté européenne, modestement née dans l’ombre protectrice des Etats-Unis durant la guerre froide, s’apprêtait, au travers du Traité de Maastricht, à devenir une Union politique de douze Etats, bientôt élargie à quinze. De par sa seule masse, elle acquérait un pouvoir d’attraction certain sur ces anciens satellites à la dérive. Pouvoir d’autant plus fort qu’il apaisait la crainte de retourner un jour dans le giron de la Russie, notamment pour les Etats baltes et la Pologne.

C’est ainsi que les trois valeurs fondatrices de l’Union, paix, prospérité et démocratie, perçues dans les pays déjà membres comme des poncifs abstraits et rhétoriques (sans doute parce qu’ils sont une réalité depuis des décennies), se sont transformés à l’Est en arguments marketing d’une force irrésistible[1]. Les représentants de pays qui avaient pour la plupart connu une dictature, une économie collectiviste, un passé récent de vives tensions entre Etats, voire (pour l’ex-Yougoslavie) une véritable guerre, se révélèrent affamés de ce qu’ils considéraient comme trois aliments de base. Dans un élan d’enthousiasme qui n’est pas sans rappeler d’autres élans idéologiques du passé, l’adhésion à l’Europe politique a fait figure de sésame pour le bonheur des peuples.

C’est cette alchimie qui explique l’adhésion de huit de ces pays en 2004 (Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République tchèque, Slovaquie, Hongrie et Slovénie) puis celles de la Roumanie et de la Bulgarie en 2007, dans une vague d’élargissement sans précédent[2].

La percée-éclair en direction de l’Est et du Sud-Est a ensuite déterminé trois situations aussi inattendues que différentes: celle des nouveaux Etats membres qui ont testé la vie en commun, celle des candidats des Balkans occidentaux formant désormais une sorte de «poche» promise à se résorber, enfin celle des pays de l’ancienne URSS, dont les perspectives d’adhésion sont, quant à elles, nettement plus éloignées.

Nouveaux Etats membres: entre euphorie et scènes de ménage

Alors, quel regard les dix nouveaux Etats membres de l’Est portent-ils sur cette Union européenne qu’ils ont choisie comme alternative au «grand-frère» de naguère? Avec le développement de la démocratie, le nouvel essor de l’économie, du commerce et des transports, tout devrait être pour le mieux dans le meilleur des mondes. Mais, comme pour de jeunes mariés, ce qui a été naguère perçu comme un aboutissement n’est en réalité qu’un commencement: le pas est parfois douloureux du rêve de l’union parfaite à la réalité.

Les nécessités et les sacrifices de la vie en commun (les critères d’adhésion, la reprise à marches forcées de «l’acquis communautaire», la Politique agricole commune, les critères de convergence pour l’euro) ne peuvent manquer de soulever protestations et ressentiments. Le développement économique lui-même, qui ne bénéficie pas également à toutes les couches de la société, a causé une envolée des prix qui a frappé ceux dont le revenu dépendait de l’Etat, notamment les fonctionnaires et les retraités, une situation que la crise financière des derniers mois rend encore plus tendue.

Pire encore, les colères réveillent des démons que l’on avait crus endormis: idéologies nationales-populistes virulentes, quand ce n’est pas xénophobies, marginalisations de minorités telles que les Roms. En retour, les pesantes critiques de Bruxelles (comme dans la récente affaire de la loi sur les médias en Hongrie) tendent à renforcer le sentiment de ces mêmes mouvements: l’adhésion n’était pas forcément une bonne affaire. A cela, il faut ajouter des peurs diffuses, comme celle du grand capital alimentée par le libre-marché continental. Mais, à dire vrai, de semblables réflexes protectionnistes se retrouvent aussi dans les Etats membres d’Europe de l’Ouest. Faut-il y voir, paradoxalement, un indice de convergence européenne dans cette similarité entre les euroscepticismes?

Un conflit générationnel

Quoi qu’il en soit, force est de constater que la famille européenne recomposée se déconcerte mutuellement, ce qui rend parfois les réunions assez houleuses. La scène que nous présentent la «bof génération» des anciens membres ostensiblement blasés de leurs acquis (mais prompts à monter aux barricades dès qu’il s’agit de les remettre en question), la nouvelle génération en proie alternativement à l’espoir et à la frustration et, enfin, la cour empressée des soupirants, forme un véritable tableau de mœurs du Vieux continent, où le sérieux et le comique se mêlent parfois.

Citons à ce sujet un incident assez révélateur qui suivit l’inauguration d’une sculpture satirique nommée Entropa, inaugurée dans le hall du siège du Conseil de l’Union européenne, à Bruxelles, à l’occasion de la présidence tchèque de 2009: elle représentait (entre autres) des Français perpétuellement en grève, des Italiens obsédés du ballon rond et des Bulgares utilisateurs de toilettes à la turque. L’accueil fut pour le moins glacé[3]. Au-delà du mauvais goût, il aurait fallu sans doute y déceler une manifestation de la culture de la transgression grotesque (faudrait-il l’appeler dorénavant «entropisme»?), un art de fâcher les institutions qui s’accorde avec la tradition d’un pays de l’ancien bloc communiste, où la liberté d’expression avait été étouffée pendant des décennies.

Cet exemple a du moins le mérite d’illustrer les efforts que les politiques et les fonctionnaires à Bruxelles doivent déployer quotidiennement pour assimiler les codes sociaux et les coutumes politiques de vingt-sept pays différents. Il s’agit d’un apprentissage de savoir-vivre indispensable pour aboutir à des protocoles communs qui permettront (on veut l’espérer) aux institutions communautaires de fonctionner sans à-coups[4].

Balkans occidentaux: le long chemin vers la pax europaea

Après les nouveaux membres, ce sont les prochains pressentis. Les Balkans occidentaux, naguère en proie à une guerre meurtrière, sont désormais une poche débordée à l’Est et au Sud par des nouveaux membres. L’Union européenne y poursuit donc une stratégie d’élargissement dont les objectifs ne suscitent plus guère de débat: la pacification définitive, le renforcement des Etats de droit et, globalement, le développement économique. Elle manifeste désormais ouvertement sa confiance dans le fait que l’avenir de la région est en son sein[5]. Les négociations d’adhésion de la Croatie, de la Macédoine et du Monténégro sont entrées dans leur phase finale. L’Albanie et la Serbie ont officiellement déposé leur candidature. Quant à la Bosnie-Herzégovine et au Kosovo, ils sont les deux dernières pièces du puzzle et figurent comme tels dans la stratégie d’élargissement.

Pour ces «élèves» naguère turbulents, devenus aujourd’hui zélés, la route jusqu’au diplôme semble cependant bien tracée, quoique longue et exigeante. La puissance russe, traditionnelle protectrice de la Serbie, s’étant graduellement et relativement effacée de la région, les Etats-Unis ayant renoncé à jouer un rôle actif, l’Union peut désormais être le seul acteur majeur. La géopolitique, les flux commerciaux et les intérêts mutuels, tout enfin semble désormais s’accorder -à moins d’un bouleversement majeur- à ce que l’ensemble de la région soit un jour incorporé dans le système continental de la pax europaea.

Cette image prometteuse ne devrait toutefois pas faire oublier que les blessures de la guerre civile n’ont pas toutes été effacées dans l’ex-Yougoslavie, tant s’en faut, dans le paysage et dans les esprits. Comme ailleurs, la crise économique mondiale a prélevé son dû. Plus qu’ailleurs, les nationalismes fratricides couvent, tels une braise sous la cendre. Dans ce contexte, l’Union pourrait faire figure, pour une partie de l’opinion de ces pays, d’enseignant trop exigeant et exagérément à cheval sur la discipline; par reflet, les dirigeants politiques pourraient être considérés trop serviables.

Quant aux réseaux autoroutiers internationaux, indicateurs concrets de l’intégration entre les peuples, ils sont encore à l’image de la «balkanisation» politique qui a prévalu jusqu’ici: à quand une autoroute côtière européenne, reliant Trieste à Athènes à travers la Slovénie, la Croatie, la Bosnie-Herzégovine, le Monténégro, l’Albanie et la Grèce?

Pays de l’ex-URSS: la politique de voisinage, entre espoirs et sentiment d’exclusion

Plus loin à l’Est, c’est-à-dire de l’autre côté de la Roumanie et de la Bulgarie, c’est aux anciens pays de l’URSS (mais également à d’autres pays non européens) que s’adresse la Politique européenne de voisinage (PEV) de l’UE. Il s’agit nommément de l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Géorgie, la Moldavie et l’Ukraine, ainsi que –théoriquement– le Bélarus. La nuance sémantique entre «stratégie d’élargissement» et «politique de voisinage» ne peut échapper à personne.

En même temps, l’Europe de Schengen vue de l’extérieur prend l’aspect d’une forteresse: les ressortissants de pays riverains, notamment les Ukrainiens et les Moldaves (du moins ceux qui n’ont pas bénéficié de passeports roumains), ont soudain vu s’accroître la difficulté d’obtenir des visas. Peut-être ne s’agit-il que d’un phénomène transitoire. Toutefois, pour des pays naguère divisés entre eux par des fils barbelés, l’image d’une frontière fermée ne peut manquer de ré-évoquer des souvenirs particulièrement sinistres, et causer ainsi une désillusion.

Mais l’Union doit faire surtout les comptes avec la puissance tutélaire de cet espace, la Russie, qu’elle n’a pas le désir de contrarier. Sur cet échiquier où se joue une partie séculaire dont l’enjeu sont les ressources énergétiques de la région, et où la décision s’impose traditionnellement par la force militaire, l’UE n’a pas les moyens de jouer le rôle d’une grande puissance. Elle préfère donc incarner un soft power dont la force réside dans le marketing toujours efficace de la paix, de la démocratie et de la prospérité, et ce à l’égard de sociétés encore profondément marquées par le modèle bureaucratique de l’Union soviétique.

Pourtant, à force d’exiger des évolutions vers le modèle communautaire en contrepartie d’accords de circulation des personnes et des marchandises, ceci sans réelle perspective d’adhésion à court terme, l’Union court le risque de frustrer les attentes. Pour des gouvernements ou des partis qui en arrivent parfois à attribuer des vertus messianiques à l’Europe, la politique nécessairement prudente de Bruxelles peut susciter des sentiments d’exclusion (pour les voisins les plus proches) ou l’impression d’être laissés pour compte (pour les plus éloignés). Si élargissement il doit y avoir, la voie pour y parvenir est encore longue et incertaine.

«Et si le vague à l’âme européen était un effet de l’élargissement?», se demande Elie Barnavi dans son dernier essai L’Europe frigide[6]. Quoi qu’il en soit, les élargissements passés et futurs de l’Union européenne continuent de faire problème. Mais en dépit des tensions internes et même des éclats à Bruxelles, aucun des nouveaux Etats membres n’a envisagé sérieusement le divorce jusqu’ici, pas plus que les pays candidats (à l’exception peut-être de la Turquie) ne semblent perdre de leur foi dans leur avenir au sein de l’Union. S’il y a des préoccupations à émettre en ce sens, c’est plutôt en direction des pays de l’ex-URSS.

En définitive, ces différents points de vue ne sont que la déclinaison variée et multiple du thème du regard de l’Est (et du Sud-Est) sur l’Europe politique, au gré des cultures, des langues et des positions idéologiques individuelles, dans l’infinie diversité du continent. C’est la tension toujours renouvelée entre un rêve quelque peu idéalisé et une réalité en profonde mutation. Une réalité politique qui, malgré ses hésitations et ses faux-pas, en dépit de ses craintes et de ses rancœurs, poursuit son chemin avec une obstination stoïque qui finit par forcer l’admiration.

Notes :
[1] Stella Ghervas, «Les valeurs du projet de Constitution peuvent-elles fonder un imaginaire européen?», in Corin Braga (dir.), Les imaginaires européens, Cluj, Dacia, (Cahiers de l’Echinox, n° 10), 2006, pp.41-50.
[2] Voir l’interview de Stella Ghervas sur l’Europe élargie: http://www.dailymotion.com/video/xglveg_interview-de-stella-ghervas-fellow-a-l-iea-paris-part-i_school.
[3] Brochure Entropa: http://euxtv.files.wordpress.com/2009/01/entropa.pdf.
[4] Une expérience que la Suisse, par exemple, a dû faire avec ses quatre langues, ses trois grandes confessions, ses populations citadines et rurales ainsi que ses multiples régionalismes. Le résultat est une sorte de code social très élaboré entre Suisses, qu’ils ont appelé fédéralisme.
[5] Stratégie d’élargissement et principaux défis 2010-2011, p.16: http://ec.europa.eu/enlargement/pdf/key_documents/2010/package/strategy_paper_2010_fr.pdf.
[6] Elie Barnavi, L’Europe frigide, André Versaille éditeur, Bruxelles, 2008, p.27.

Photo : Tour de l’Hôtel de ville de Cracovie le soir de l’entrée de la Pologne dans l’UE (nuit du 30 avril au 1er mai 2004). © Amélie Bonnet

* Stella GHERVAS est Visiting Associate Professor, Department of Political Science/Department of History, University of Chicago (Etats-Unis).

 

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