Dans une Europe qui se diversifie progressivement, le bilinguisme semble ne plus satisfaire les besoins de communication sociétale, tant au niveau officiel qu’au niveau de la locution courante à travers l’espace communautaire. Le slogan européen «Unité dans la diversité» s’appuie, au premier chef, sur la diversité linguistique et, par conséquent, culturelle, de l’Europe.
Outre un instrument de communication, la langue est un pouvoir du point de vue politique et social. Or, il nous apparaît que le bon exercice de la langue, aussi bien dans sa variante écrite qu’orale, mène inévitablement à la coercition de la langue.
La coercition de la langue russe
Ce terme juridique est proposé ici pour justifier toute une série de phénomènes sociaux ayant des racines linguistiques. L’histoire des sociétés modernes révèle on ne peut mieux les manifestations coercitives de la langue qui a été mise au service des pouvoirs politiques. A partir de 1812 – après l’annexion de la Bessarabie par la Russie – démarre un processus accru de dénationalisation et de russification par le biais d’abord de l’Église, ensuite par l’évincement du roumain comme langue de l’éducation. C’est là que commence la confusion identitaire qui règne sur le territoire actuel de la République de Moldova.
La coercition du russe s’est manifestée dans son statut de langue de communication dans une Fédération de quinze républiques, au sein de laquelle le russe est devenu la langue officielle de l'Union, sans que ce principe n'ait jamais été reconnu dans la Constitution soviétique. Le russe est devenu la langue d’un empire de 285 millions de personnes, comprenant quelque 130 langues nationales. Durant 70 ans, la langue russe a exporté dans les quinze républiques attitudes et comportements, idéologie et réactions. Cette exportation coercitive de la langue et, avec elle, de l’idéologie, continue jusqu’à aujourd’hui de maintenir ce brouillage impressionnant des essences identitaires.
Brouillages identitaires
Qui étions-nous, les habitants de la République de Moldova, au sein de l’URSS? Je suis née dans un village des bords du Prout, le fleuve qui sépare la République de Moldova de la Roumanie. Dès mon enfance, j’ai pu écouter et regarder sans aucun problème la radio et la télévision roumaines (la proximité frontalière des antennes le permettait largement). La bibliothèque familiale contenait des livres roumains, apportés de Roumanie par mes parents (mon arrière grand-mère avait quitté la Bessarabie en 1933 pour s’installer en Roumanie; notre famille avait fait un voyage à Galati et Iasi en 1967). J’éprouvais, quand à moi, une certaine confusion que je contenais en mon for intérieur – pourquoi écrire en roumain tout en utilisant l’alphabet cyrillique?
La phobie à l’égard de l’écriture de la langue roumaine en alphabet cyrillique a mené à un autre phénomène: celui de l’appropriation d’une autre langue et de sa culture. J’ai eu accès à la majorité des chefs–d’œuvre de la littérature universelle en russe. Cette littérature traduite a laissé une empreinte colossale dans mon esprit de future linguiste et professeure. C’est à cette époque, tout comme d’autres de mes compatriotes, que je suis devenue une bilingue parfaite, le roumain étant ma langue maternelle, le russe - ma langue maternelle seconde par appropriation. Le russe était conçu par moi à l’époque comme un fétiche. Cette langue d’un grand peuple a fait naître un sentiment identitaire qui, pensait-on souvent, ennoblissait spirituellement la personne. A l’époque soviétique, il était plus prisé de s’auto-identifier comme Russe plutôt que d’une autre nationalité. Implicitement, les Moldaves, les Géorgiens, les Asiatiques… étaient perçus comme des gens de seconde catégorie. Dans les villes tout particulièrement, on préférait s’identifier à des Russes. Les parents s’efforçaient d’envoyer leurs enfants dans des écoles russes, afin de leur assurer, disaient-ils, «un avenir sûr». Les hommes moldaves, surtout les hauts fonctionnaires du Parti communiste, préféraient se marier avec des femmes russes, car c’était «de bon ton» et bien vu par le Parti.
Les Russes qui sont venus habiter en Moldova après 1944 ont réussi à s’adapter dans un milieu linguistique non-slave, sans apprendre la langue roumaine. A présent, le bilinguisme est souvent pratiqué par les autochtones et non pas par leurs concitoyens d’autres ethnies. Ce bilinguisme moldave est une véritable «bigamie linguistique» qui n’est pas due à une jouissance réciproque. Or, comme dans tout couple, pour la solidité et le bonheur durable, cette jouissance doit être réciproque. A défaut, le phénomène dérape et donne naissance aux conflits linguistiques.
Mais la malédiction du phénomène réside dans le fait que la langue russe était porteuse d’une idéologie, tout en restant la langue d’un grand peuple, qui a donné au monde de grands écrivains, poètes, philosophes et penseurs. De ce point de vue, l’apprentissage du russe et sa coexistence à côté du roumain ont été une bénédiction pour la population cosmopolite de la République de Moldova.
Antinomie roumain-moldave
Il convient de préciser que la langue roumaine fait partie de la famille des langues romanes: d’origine latine, elle use de l’alphabet latin. Selon l’opinion des linguistes, y compris russes, la langue moldave n’existe pas (c’est un glottonyme). En revanche, le dialecte moldave a servi de base pour la constitution de la langue roumaine moderne. En 1924 a été créée la République autonome soviétique socialiste moldave (RASSM, l’actuel territoire de la Transnistrie), où le dialecte alors parlé a été élevé au rang de langue officielle utilisant l’alphabet cyrillique. Entre 1918 et 1940, puis entre 1941 et 1944, le territoire de la Bessarabie a été réuni avec la Roumanie. En 1944, avec l’arrivée de l’armée soviétique, la langue roumaine a été complètement évincée de l’éducation, et la langue moldave écrite en alphabet cyrillique a été utilisée jusqu’en 1989 en tant que langue de la République soviétique socialiste de Moldavie.
En 1989, le Parlement moldave a voté le passage de l’alphabet cyrillique à l’alphabet latin. En 1991 a été adoptée la Déclaration de souveraineté, dans laquelle le roumain figure comme langue de l’État souverain créé. Malheureusement, dans la Constitution de la République de Moldova, adoptée par une majorité du Parti politique agraire (héritier de l’ancien Parti communiste), l’article 13 stipule que la «langue d’État de la RM est le moldave, écrit en alphabet latin». Ce choix a provoqué nombre de disputes politiques et sociales, dont l’essence s’est réduit à un conflit entre les nostalgiques communistes et la vague démocratique. En 1995 a été adoptée une loi sur le fonctionnement des langues sur le territoire de la République de Moldova. Cette loi permettait aux minorités ethniques de développer et préserver leurs langues – le russe, le gagaouze, le bulgare, l’ukrainien - en les utilisant dans le système éducatif.
Selon l’opinion de la majorité des intellectuels du pays, la République de Moldova est un «morceau» d’espace géopolitique, un «morceau» de nation, un «morceau» de culture qui est roumain. En République de Moldova, le discours identitaire est loin de correspondre à la conception d’une monade nationale, il est plutôt triadique: roumain, russe et moldave. C’est un discours qui détermine même l’essence des partis politiques. Alors que le pays se trouve à la veille d’élections législatives (le 5 avril 2009), on sent bien que le discours identitaire prime sur la doctrine politique: aller vers la Roumanie (c’est-à-dire vers l’Union européenne), s’orienter vers la Russie, ou plaider pour le renforcement de l’État moldave. Ceux qui se définissent comme Roumains rendent tribut à la vérité scientifique linguistique et historique, dans un contexte intégrationniste avec la Roumanie. Ceux qui se définissent comme Russes – en dépit du fait qu’il sont des citoyens de la République de Moldova – sont soit issus de vieilles familles russes, depuis des générations, soit des descendants de familles mixtes (Russes et Ukrainiens ou Gagaouzes ou Moldaves, etc). Ceux qui se définissent comme Moldaves sont les représentants de la génération des nostalgiques, profondément marqués par l’idéologie communiste.
D’après les données statistiques du dernier recensement (2004), il y a en République de Moldova (Transnistrie mise à part) environ 77% de Moldaves, 8,3% d’Ukrainiens, 5,9% de Russes, 4,4% de Gagaouzes et 2,2% de représentants d’autres ethnies. Le gouvernement communiste, qui se maintient au pouvoir depuis 2001, est accusé d’avoir truqué les données, surtout du point de vue de l’auto-identification. Car, selon ces données, seulement 2,2% de la population recensée se seraient définis comme Roumains, ce qui semble être une falsification. Ne serait-ce que le nombre d’intellectuels membres du Forum démocratique roumain de la République de Moldova dépasse ce seuil: l’ONG rassemble en effet 250.000 membres, soit 6,4% de la population recensée en 2004. Le Forum plaide pour la réunification de la République de Moldova avec la Roumanie.
Des solutions
La République de Moldova doit actuellement brûler l’étape de la formation d’un État-nation, parce qu’il n’en est pas question dans le cadre d’une Europe qui se fédéralise. Selon nous, la République de Moldova ne sera jamais un État nation. L’identité moldave peut être assumée uniquement en tant qu’identité civique; la République de Moldova est un sujet de droit international, un État disposant de tous les attributs nécessaires mais, pour se doter d’une identité nationale, elle a besoin de temps.
La situation peut évoluer, surtout dans la perspective d’une politique adéquate en matière éducative. En République de Moldova, cette question n’a pas été encore résolue de manière judicieuse. Il incombe aux acteurs politiques de prévoir explicitement dans leurs programmes électoraux une stratégie spécifique concernant les politiques linguistiques à mettre en œuvre sur le territoire de la République de Moldova. Il s’agit d’envisager des politiques basées sur le respect de la population autochtone et de sa langue mais aussi de mettre en place des instruments efficaces pour favoriser l’intégration sociale des minorités ethniques.
La solution acceptée par la population moldave est celle du cosmopolitisme: tous parlent roumain, mais certains l’appellent le roumain (niveau de formation supérieur), d’autres - le moldave. Les jeunes citoyens de la République de Moldova sont facilement polyglottes: ils maîtrisent le roumain, le russe, l’anglais, le français, etc.. Ils se définissent comme Roumains. Le rôle de l’éducation dans ce processus est essentiel. L’avenir linguistique de l’Europe réside dans le développement de la communication interculturelle, qui, à son tour, est inconcevable en dehors d’un héritage polyglotte. Parce que les langues ouvrent les frontières et les horizons…
* Ana GUTU est professeure et premier vice-Recteur à l’Université Libre Internationale de Moldavie (ULIM). Déléguée de la communauté universitaire de la République de Moldova au Conseil directoire pour l’Enseignement supérieur et la recherche au Conseil de l’Europe (Strasbourg, France). Présidente du Comité de pilotage de la CONFRECO (Conférence des recteurs des universités francophones de l’Europe centrale et orientale). Membre du Conseil d’administration de l’IFAG (Institut francophone d’administration et de gestion), Sofia, Bulgarie.
Photo : Céline Bayou
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