Kultura et les mythes polonais

Rayée de la carte pendant plus d’un siècle (entre 1795 et 1918), la Pologne s’est dotée d’une riche mythologie nationale visant à compenser ses frustrations historiques et à démontrer qu’elle demeurait une nation bien vivante. Cette mythologie fait aujourd’hui l’objet d’une mise à plat, dont la revue Kultura a été la plus prestigieuse inspiratrice.


La plupart des représentations imprégnant la culture politique et l’imaginaire collectif polonais se rattachent aux mythes concurrents des Piasts et des Jagellons.

Piasts contre Jagellons

La dynastie des Piasts (966-1370) fonda le royaume de Pologne et régna sur un territoire recoupant approximativement les limites de la Pologne actuelle. Son nom est associé à l’idée d’une Pologne ramassée dans ses «frontières naturelles» et servant de rempart à l’expansion germanique. Il est également invoqué pour défendre une conception ethnique de la nation, où prédomine le stéréotype du Polonais catholique.

Sous les Jagellons (1386-1572), la Pologne devint une République nobiliaire associant deux nations, polonaise et lituanienne, et s’étendant sur de vastes territoires peuplés de Polonais, de Lituaniens, d’Allemands, de Biélorusses, de Juifs et d’Ukrainiens. Elle comprenait la plus grande part de la Biélorussie, de la Lituanie et de l’Ukraine actuelles.

A mesure que l’expansion russe repoussa la Pologne vers l’Ouest, se développa une image mythifiée des territoires perdus, ces confins orientaux dont les Polonais auraient été les civilisateurs. Dans cette représentation, la Pologne joue le rôle de pont entre l’Occident civilisé et l’Asie barbare et despotique. Elle est décrite comme une terre d’harmonie, de bien-être, les conflits sociaux et les problèmes de coexistence étant passés sous silence, notamment ceux opposant les seigneurs polonais aux masses paysannes ukrainiennes. La Pologne des Jagellons est aussi un rempart, rempart contre la Russie orthodoxe, les Tatars, les Turcs et, plus tard, contre les bolcheviks.

Cette vision, exaltée par les écrivains romantiques, a déteint sur la pensée politique polonaise. Sa dernière matérialisation remonte à 1920, lorsque Jozef Pilsudski tenta, durant la guerre polono-soviétique, d’établir une fédération polono-lituano-ruthène dominée par la Pologne.

Lorsque naît Kultura, en 1947, la fin de la Seconde Guerre mondiale a amputé la Pologne de ses provinces orientales, perte compensée par des gains territoriaux à l’Ouest. Les déplacements de population parachèvent la création d’un Etat monoethnique, succédant à la Pologne multiethnique de l’entre-deux-guerres. Le mythe des Piasts retrouve une nouvelle jeunesse.

Les Piasts au secours des communistes

Soucieux d’asseoir sa légitimité et de faire accepter les nouvelles frontières, le régime communiste n’hésite pas à adopter une rhétorique puisant aux sources du nationalisme polonais. L’appel aux Piasts permet de cultiver un antigermanisme parfaitement en phase avec la situation géopolitique du moment. La mise sous tutelle soviétique apparaît comme une alliance avantageuse, offrant une protection contre le révisionnisme allemand et l’impérialisme occidental. La haine de l’Allemand est habilement entretenue afin de détourner les Polonais de leurs sentiments antirusses. Renforçant le rappel de la barbarie nazie, l’évocation des frontières du royaume des Piasts vient justifier l’expulsion des Allemands habitant les «territoires recouvrés». Le rattachement symbolique aux Piasts permet enfin à l’équipe dirigeante, arrivée en Pologne dans les fourgons de l’Armée rouge, de s’inscrire dans la continuité de l’histoire nationale (1)

Le mythe des Jagellons, aux relents antirusses, est officiellement jeté aux poubelles de l’histoire mais subsiste dans certains milieux comme symbole d’opposition au régime. Loin de participer à cette guerre des mythes, Kultura se fixe pour ambition d’y faire renoncer les Polonais. Fondée par d’anciens soldats de l’armée Anders, qui a combattu l’Allemagne nazie aux côtés des Alliés, la revue s’installe en 1947 à Maisons-Laffitte. Jerzy Giedroyc la dirige jusqu’à sa mort, en 2000(2)

Le travail de déconstruction du mythe qu’entreprend Kultura s’inscrit dans un projet politique et culturel de longue haleine. Considérant la disparition de l’URSS comme une perspective lointaine mais inéluctable, la revue souhaite la préparer en encourageant l’autonomie de plus en plus grande de la Pologne au sein du bloc socialiste. Elle élabore donc un programme politique qu’elle ne cessera d’adapter au cours changeant des événements. Juliusz Mieroszewski, son éditorialiste politique de 1950 à 1975, en est le principal concepteur.

Le programme politique de Kultura

L’évolution du statut international de la Pologne vers plus d’autonomie passe, d’après lui, par l’établissement d’un système collectif de sécurité en Europe. Celui-ci réunirait dans une fédération les deux Allemagnes, la Pologne, la Tchécoslovaquie et la Hongrie, qui sortiraient des alliances militaires des deux blocs. Ce système mettrait fin à la politique des sphères d’influence et assurerait la sécurité de la Pologne vis-à-vis de l’Allemagne et de la Russie, résolvant le dilemme historique de sa diplomatie, tiraillée entre orientations occidentale et orientale.

La diplomatie d’une Pologne libérée de la tutelle soviétique devrait travailler à la réconciliation avec l’Ukraine, la Lituanie et la Biélorussie, pays parcourus de volontés émancipatrices. Cette réconciliation suppose l’acceptation des frontières de 1945 et la sortie du cercle vicieux des rancoeurs historiques. Convaincu que les changements en URSS vont conduire à sa dislocation, Mieroszewski propose, parallèlement à l’établissement de relations de confiance avec les Etats situés entre la Pologne et la Russie, de favoriser l’européanisation de cette dernière, sa démocratisation. Seule la coexistence d’une Russie renonçant à son empire, éventuellement transformé en une sorte de commonwealth, et d’une Pologne réconciliée avec ses voisins ukrainien, lituanien et biélorusse pourrait garantir l’indépendance de la seconde, en mettant fin à l’opposition séculaire de deux impérialismes de force inégale. Pour que cet objectif soit atteint, Mieroszewski compte sur les évolutions intérieures affectant le bloc soviétique et ses satellites.

Déconstruction ou reformulation du mythe?

Le renoncement à toute forme d’impérialisme, la réconciliation avec les pays voisins, la reconnaissance des identités nationales et étatiques biélorusse, lituanienne et ukrainienne participent d’une vision démythifiée du passé. Cette vision, Kultura entend également la promouvoir à travers l’écriture d’une histoire dépassionnée. Les cahiers historiques (Zeszyty historyczne), publiés par sa maison d’édition, s’efforcent ainsi de faire contrepoids à l’histoire officielle. Après 1989, Kultura allie à la volonté de combler les «taches blanches» de l’histoire polonaise une exigence de mémoire. Elle milite par exemple pour la publication des archives de l’opération «Vistule» et le dédommagement de ses victimes(3) Lors de cette opération, en 1947, les autorités polonaises chassent les quelque 150 000 Ukrainiens vivant dans les Beskides.

Loin de se limiter à l’anecdote, ces engagements traduisent le souci de ne délaisser aucun des registres où s’élabore l’image du passé. Ils correspondent à une conception ouverte et tolérante de la nation, respectueuse des minorités (allemande, biélorusse, lituanienne et ukrainienne).

Le programme politique de Kultura, son rapport à l’histoire et à la mémoire pourraient laisser penser qu’elle a moins contribué à une déconstruction du mythe qu’à sa reformulation. Les idées de la revue ne renvoient-elles pas à une conception jagellone épurée de sa composante expansionniste? (4)

Le croire serait oublier que Kultura n’a jamais fait du passé un modèle. Sa pensée a toujours été évolutive, tournée vers l’action, ancrée dans le présent. Entrant progressivement dans la «conscience sociale» des Polonais, ouvrant ses colonnes aux mouvements d’opposition au régime, la revue de Jerzy Giedroyc atteint une renommée inégalée en septembre 1989, quand est formé le premier gouvernement non communiste depuis l’après-guerre.

Dès lors, la synergie de la politique étrangère polonaise et des conceptions de Kultura frappe l’esprit. A partir de juillet 1990, les initiatives diplomatiques du gouvernement évoquent la politique d’équilibre prônée par Mieroszewski vis-à-vis des voisins orientaux: elles consistent à conserver de bonnes relations avec l’URSS tout en établissant des rapports de confiance avec la Lituanie autoproclamée indépendante et les Républiques désormais souveraines de Russie, de Biélorussie et d’Ukraine. Consolider la stabilité régionale favorise l’amarrage souhaité de la Pologne à l’Occident et modèle les frontières à venir de la CEE et de l’OTAN, deux institutions à la porte desquelles elle s’apprête à frapper.

Après la disparition de l’URSS, cette synergie d’ambitions ne se dément pas. Aujourd’hui, les mythes nationaux polonais semblent avoir définitivement déserté la sphère diplomatique. Kultura, dont l’action est relayée par les historiens, n’y est sans doute pas étrangère.

 

Par Nicolas PARINAUD

 

 

1 PROKOP, Jan, "Les Piasts contre les Jagellons, combat mythique", BEAUVOIS, Daniel, "Le mythe des Confins ou comment y mettre fin", in RUBES, Jan, VAN CRUGTEN, Alain, Mythologie polonaise, Bruxelles, Editions Complexe, 1998.
2 JELENSKI, Konstanty A., " "Kultura": la Pologne en exil ", Le Débat, n°9, 1981.
3 Lors de cette opération, en 1947, les autorités polonaises chassent les quelque 150 000 Ukrainiens vivant dans les Beskides.
4 MENCWEL, Andrzej, " "Pont" des Jagellons et "rempart" des Piast, ou l'inverse? ", in DELSOL, Chantal, MASLOWSKI, Michel, NOWICKI, Joanna (dir.), Mythes et symboles politiques en Europe centrale, Paris, PUF, 2002, p. 124-137.