Au commencement, il y a une panique sourde. Le cri silencieux de milliers d'hommes et de femmes déchus de leurs emplois, de leur liberté, de leurs moyens de vivre dignement. La complainte pacifique de centaines d'Andijanais, sans slogans ni bannières, qui manifestent leur solidarité avec 23 chefs d'entreprise accusés de fraude fiscale, de « coopération économique » (sic) et d'islamisme. Beaucoup sont ouvriers, menuisiers ou boulangers, employés par ces « entrepreneurs sociaux » investis auprès des familles de leurs employés et aidant, via des fondations caritatives, au financement des onéreuses fêtes traditionnelles. Mais cette révolte sourde est avant tout un cri contre la corruption et les abus des autorités, lancé depuis le début du mois de mai 2005 en face du tribunal et de la prison d'Andijan, grosse bourgade de 300 000 habitants située au cœur de la vallée de Ferghana, en Ouzbékistan.
Puis il y a le bruit des balles, qui pleuvent du haut du immeubles et explosent l'écorce des arbres. Des témoins diront de la Place du théâtre qu'elle était entièrement recouverte de sang et des canaux traversent la ville qu'ils regorgeaient de chaussures orphelines. Il y a des hurlements, des départs pour l'exil, des menaces. Des deuils clandestins, des larmes versées en silence. Depuis la répression du 13 mai 2005, qui n'a comme équivalent récent que le massacre de la place Tiananmen (1989), tout a été fait pour en éliminer les traces, comme s'il s'agissait tout juste d'une mauvaise tempête. Les peintures du théâtre sont encore fraîches, les impacts de balles ont été colmatés et la vie a repris son cours à Andijan. Les habitants ont peur. Peur de parler, peur de critiquer, peur de devoir subir, à leur tour, les visites des agents du SNB, les services secrets, qui passent le pays au peigne fin sur ordre présidentiel. On ne critique pas le premier président élu de l'Ouzbékistan, même si celui-ci a ordonné le massacre de près d'un millier d'Ouzbeks[1], présentés comme des terroristes en puissance voulant renverser le régime et instaurer un califat (État islamique).
Amnisties et chasse aux dissidents
Pour éliminer les preuves du massacre de civils, le régime ouzbek s'est lancé dans une démentielle chasse aux témoins et aux dissidents, tant à travers ses douze provinces qu'à l'étranger -essentiellement dans les pays de l'ex-URSS, où se sont réfugiés environ 1 500 Ouzbeks. Les semaines qui suivirent le carnage, des agents du SNB ont investi les maisons des familles des victimes, pour confisquer et détruire les actes de décès. Les centaines de prisonniers capturés pêle-mêle dans la foulée de la répression sont pour la plupart encore en attente de procès. 400 ont déjà été jugés et 3 500 Andijanais relaxés. Les présumés organisateurs de la révolte ont tous fait aveu de leur culpabilité. Au tribunal de Tachkent ou dans d'autres villes, dans de fidèles remake des procès staliniens, à huis clos, ils ont un par un affirmé avoir été «financés et armés par l'étranger» et avoir voulu «organiser le djihad». Les confessions sont rythmées comme du papier à musique. Les rares étrangers qui assistent aux procès, correspondants de presse autorisés au compte-goutte ou représentants d'ONG internationales exceptionnellement accrédités, parleront d’un sentiment de « livre récité ».
« Dans notre mahalla (quartier), quatre hommes ont participé aux événements d'Andijan. La famille des deux premiers a dû quitter la ville et la seconde est encore sur place. Il est impossible de parler avec eux, ils sont accusés d'islamisme », explique ce chef de mahalla d'une petite ville proche d'Andijan, qui compte sous sa responsabilité près de 3 000 personnes. Jassur, frère d'un des « participants » d'Andijan, accepte de témoigner, entre quatre murs protecteurs, de la pression qui l'accable depuis deux ans : « Mon frère a été arrêté à Andijan parce qu'il transportait des corps de blessés vers l'hôpital. Il n'a rien d'un terroriste, c'est un bon musulman. La police l'a attrapé parce qu'il essayait de sauver des vies et ils l'ont pris pour un complice. » Depuis cette arrestation, la famille de Jassur a été visitée toutes les semaines par le SNB pendant un an et demi, avec interdiction de parler aux étrangers -un véritable châtiment dans ce pays où les hôtes sont des envoyés de Dieu- et de participer aux fêtes nationales, grands rendez-vous d'osmose populaire dans chaque ville du pays. Ils ont été placés en résidence surveillée pendant un an et demi, puis les mesures d'enfermement ont été levées, fin 2006. « Le régime nous a laissés tranquille mais je n'ai toujours pas revu mon frère depuis deux ans. Nous n'avons aucune nouvelle de lui », déplore-t-il, avant de soutenir, résigné, le président Karimov qui, dit-il, est «un bon Président pour l'Ouzbékistan».
Aveux nationaux
C'est que le régime a exhibé sa bonne âme, même à ceux qu'il a sévèrement réprimés. « À la télévision, on montre des prisonniers qui demandent pardon. Le Président les a amnistiés et a décidé d'aider leurs enfants pour ne pas qu'ils deviennent des terroristes comme leurs pères », explique autour d'une tasse de thé noir cet habitant d'un village proche de la frontière kirghize. Aveux et confessions ont plu sur les ondes ouzbèkes l'an passé. Près de 22 000 personnes ont bénéficié d'une amnistie en 2006 et 13 500 au moins ont vu leurs peines « pardonnées », selon le ministère de l'Intérieur, qui informe tout simplement que « leurs peines n'étaient pas liées à leur détention ». En 2005, l’un des ex-prisonniers d'Andijan, Khoussan Chakirov, avait été condamné à huit ans de prison pour «participation à la rébellion d’Andijan». Fin mars, à la télévision nationale, il a demandé pardon au président Karimov, comme cinq autres anciens détenus accusés d'appartenir au Hizb Ut-Tahrir -Parti de la Libération[2]. Les mères ont remercié le chef de l’Etat pour la grâce accordée à leurs fils, « en dépit de leurs crimes ». Amnistier des gens présentés à la nation comme des islamistes, une technique toute karimovienne pour maintenir la réalité du danger extrémiste auprès du peuple d'Ouzbékistan et se présenter en rédempteur soucieux de l'unité nationale. Pourtant, si les grâces sont nombreuses, les arrestations ne tarissent pas. Les ONG estiment entre 6 000 et 10 000 le nombre de détenus religieux et politiques en Ouzbékistan.
En avril dernier, M. Sarymsakov, directeur la lutte antiterroriste au sein des services secrets ouzbeks, a livré depuis la capitale du Kazakhstan quelques pistes quant au sort réservé aux dissidents politiques et religieux. « N'ayant plus de capacités d'actions armées, le Hizb Ut-Tahrir est passé à la guerre d’information sur Internet. Il a intensifié les activités de son aile féminine et créé des écoles coraniques pour les enfants. Le Hizb Ut-Tahrir essaie d’attirer des fonctionnaires et des criminels de droit commun », a-t-il affirmé. Cette déclaration marque un tournant dans la lutte engagée il y a quelques années sur Internet. Le régime Karimov a bien compris que le réseau pouvait devenir une source d'informations indépendantes, voire un motif d'émancipation aux yeux de sa population, et continue d'accroître son contrôle de la toile. Il a déjà fait bloquer de nombreux sites comme celui de ferghana.ru, portail d'information russophone et anglophone très critique envers le régime de Tachkent.
Mais le reste de la déclaration de Sarymsakov est plus inquiétant. Selon de nombreux observateurs, il faut s'attendre à une recrudescence des arrestations de femmes, de fonctionnaires et d'écoliers parce que, selon la nouvelle doctrine du SNB, ils seraient susceptibles de rentrer dans la sphère d'influence du parti islamiste. Le seul fait que l'un d'entre eux entre en contact avec une personne accusée de « propager les idées antipatriotiques » peut donc mener à une arrestation.
Le socle du système répressif mis en place par Islam Karimov consiste à faire peser sur les familles, les amis, les collègues de travail ou les camarades de classe, des menaces assez lourdes pour que personne n'ose remettre en cause la parole du Président. Cette peur des sanctions -le régime a prouvé qu'il pouvait punir rapidement les déviants- constitue le terreau de la culpabilité des Ouzbeks, qui finissent par se blâmer eux-mêmes de n'avoir pas agi à temps. C'est ce qui a rendu célèbre l'insulte en forme de métaphore du nationaliste russe Vladimir Jirinovski, qui a qualifié les Ouzbeks de... poissons. Les Ouzbeks rejettent évidemment cette caricature, mais certains se demandent si l'image d'un peuple vivant dans une bulle et acceptant docilement ce qui vient d'en haut ne reflète pas une certaine vérité.
Appel à la délation
En 17 ans d'un règne sans partage[3], Islam Karimov a réduit à néant la sphère politique, laissant ainsi prospérer la seule opposition possible, celle de l'islamisme social, incarnée par plusieurs milliers de militants clandestins éparpillés autour de la vallée de Ferghana. Dans son dernier livre (mai 2007) intitulé « Le progrès de la nation et l'amélioration du niveau de vie des habitants comme uniques objectifs des innovations démocratiques et des réformes économiques » (sic), Islam Karimov enjoint les Ouzbeks à arrêter de «frimer» et à coopérer davantage avec le régime. L'écrivain (ou plutôt son nègre) conseille à ses citoyens d'être plus attentifs, c'est-à-dire de « livrer les mauvais aux bons et de faire la différence entre amis et traîtres à la Nation. » Une nouvelle salve patriotique faisant la part belle à la délation qui, si elle n'a rien de nouveau, confirme le cynisme avec lequel Karimov dirige cet État qui a gardé de l'ère soviétique les pires techniques d'oppression. Agiter l'épouvantail du chaos pour s'imposer comme seul à même de diriger le pays, une attitude digne des meilleures fictions orweliennes.
Mais, à la différence de Big Brother, l'ancien Premier secrétaire du PC ouzbek a de solides alliés à l'étranger. Soutenu par Pékin et Moscou, Islam Karimov moque l'Occident depuis la tragédie, tout en tentant de l'amadouer pour clore définitivement le dossier Andijan. Si le 14 mai dernier, les 27 ont reconduit pour six mois leurs sanctions (interdiction de visa pour huit hauts responsables et embargo sur les ventes d'armes), ils font tout pour ne pas brusquer le régime. Islam Karimov n'est pas lui-même sur cette liste de persona non grata. Certains de ses anciens ministres, à l'instar du ministre de l'Intérieur, Zokir Almatov, sont parvenus à enfreindre l'interdiction de visa pour se faire soigner en Europe, en l'occurrence en Allemagne (2005). L'UE a répondu « motif humanitaire » à cette visite illégale. Il faut dire que la dernière base militaire occidentale encore opérationnelle en Ouzbékistan est occupée par des soldats allemands, à Termez, dans le sud du pays.
La Russie et la Chine ont apporté un soutien inconditionnel à I. Karimov au moment où les Américains se faisaient expulser sur ultimatum fin 2005. L'évacuation de la base américaine de Khanabad, opérant également pour le compte de l'Isaf (la mission de l'Otan en Afghanistan), a coïncidé avec le rapprochement politico-militaire de Karimov et Poutine. L'Ouzbékistan, pays clé de «l'étranger proche» de la Russie, s’est depuis largement rouvert à Gazprom, le géant russe du gaz. Ses réserves sont les troisièmes plus importantes de la CEI, après la Russie et le Turkménistan.
* Par Raphaël VANHOUCKE
Vignette : © Raphaël VANHOUCKE
[1] Selon l'ONG américaine Human Rights Watch, la répression du 13 mai 2005 a fait entre 500 et 1 000 victimes. Le parti d'opposition Paysans Libres a établi le bilan humain à 748 victimes.
[2] Hizb Ut-Tahrir : Parti de la Libération. Mouvance transnationale à caractère islamiste et utopiste qui prône l'instauration d'un califat (État islamique) de la Mauritanie à l'Indonésie. Les militants du HT revendiquent l'utilisation de moyens pacifiques pour parvenir à leurs fins.
[3] Le troisième mandat consécutif d'Islam Karimov, élu à 91,9 % le 9 janvier 2000, a pris fin, selon la Constitution, le 22 janvier dernier. Aucune campagne n'a été organisée et les élections devraient se tenir fin décembre 2007, en pleines célébrations de fin d'année, pour éviter les réactions négatives de l'opinion internationale.