Modes de garde, allaitement maternel, déroulement de la grossesse, recours à l’avortement… autant de sujets qui, en République tchèque comme ailleurs, captent l’attention des femmes envisageant d’avoir un enfant mais également des pouvoirs publics, conscients du lien entre conditions de vie et natalité.
Dans ce deuxième entretien accordé à Regard sur l’Est, Kateřina Lišková, professeur associée et directrice de recherches en histoire intellectuelle et transnationale contemporaine à l’Institut d’histoire de l’Académie des sciences de République tchèque, actuellement chercheuse invitée à l’université d’Utrecht, évoque les liens entre modes de vie et natalité en République tchèque.
Regard sur l’Est : Comment est conceptualisée la famille nucléaire en République tchèque et quel est le rôle de cette conception dans les problématiques démographiques actuelles, tant en République tchèque que dans le reste des pays européens ?
Kateřina Lišková : en République tchèque comme dans le reste du monde occidental, la vie familiale a changé. En effet, la famille est devenue plus nucléaire et la distance s’est agrandie avec ses proches et sa communauté au sens large. Les grands-parents ou les voisins ne sont plus aussi facilement mobilisables pour appuyer la prise en charge des enfants. Les établissements préscolaires, en particulier pour les enfants de moins de 3 ans, sont moins accessibles. Il incombe dès lors aux familles de payer les frais de garde des enfants. Si une femme souhaite travailler, c’est à elle de déterminer qui va s’occuper de l’enfant quand elle sera au travail. Je parle des femmes, car ce sont surtout elles, et non les hommes, dont on s’attend à ce qu’elles s’occupent des enfants.
Une autre tendance qui affecte le taux de fécondité dans les sociétés occidentales est que les enfants dont les parents ont un niveau d’éducation élevé mobilisent désormais plus de ressources, à la fois en argent et en temps. Il en allait différemment dans les générations précédentes, quand les enfants étaient plus autonomes. Même dans années 1970 et 1980, lorsque j’étais enfant, il était normal pour les enfants d’avoir du temps libre non-structuré, dont les parents n’étaient pas responsables. Ce n’est plus vraiment le cas de nos jours. Aujourd’hui, on attend des parents un gros investissement en temps dans la garde de leurs enfants, au-delà de l’âge d’entrée à l’école, et les parents ou les personnes qui envisagent d’être parents sont conscients de ces attentes. Elles sont plus prononcées encore chez les couples ayant un niveau d’éducation plus élevé.
Dans l’un de vos articles, vous évoquez la question des substituts à l’allaitement, recommandés dès les années 1950 par le ministère tchécoslovaque de la Santé. Vous soulignez qu’avant les années 1960, la Tchécoslovaquie faisait figure d’exception parmi les pays d’Europe centrale et orientale sur cette question. Cette politique a-t-elle des répercussions en matière de santé en République tchèque aujourd’hui ? Par ailleurs, est-ce que l’allaitement dans des lieux publics est controversé, comme c’est le cas par exemple en France ou dans d’autres pays ?
Ce que nous avons remarqué au cours de nos recherches, c’est que la position des experts tchécoslovaques sur les substituts du lait maternel avait déjà changé dans les années 1960 et que la recommandation de les prioriser au détriment de l’allaitement maternel a décliné. Donc, dans les années 1960, la Tchécoslovaquie recommandait déjà l’allaitement maternel, comme les autres pays ou l’OMS.
Aujourd’hui, l’allaitement dans des lieux publics est plutôt bien accepté. Il était controversé il y a une quinzaine d’années, quand les médias en parlaient et que certaines personnes voyaient cela comme une forme de nudité sexuelle en public. Qu’est-ce qu’une poitrine ? C’est essentialiste que de penser qu’une poitrine dénudée est sexuelle dans toutes les circonstances. Cela a demandé de l’organisation de la part des mères et d’ONG défendant les droits des femmes pour persuader le public que l’allaitement maternel n’est pas sexuel, que ce n’est pas de la nudité pour de la nudité. Qu’il faut nourrir son enfant et le nourrir quand il a faim. De nos jours, cela est beaucoup plus accepté et je n’ai pas entendu depuis longtemps que cela pose problème.
Dans un autre article, vous mettez en avant le lien établi par certains professionnels de santé entre les mariages ou l’ambiance au foyer et les problèmes de grossesse. Si ce discours très marqué idéologiquement, genré et stéréotypé, semble disparaître avec la bio-médicalisation de la discipline, qu’en reste-t-il dans les mentalités ?
Je ne peux pas parler des pratiques actuelles des médecins car ce n’était pas l’objet de nos recherches. Et je ne suis pas d’accord avec votre caractérisation du lien entre une grossesse en bonne santé et les aspects sociaux de la vie des femmes comme stéréotypée. La vie des femmes est influencée par leur travail et par leur conjoint, et les médecins considèrent que ces aspects sociaux ont une grande influence. L’importance de leur prise en compte a faibli dans les années 1980, lorsque des dispositifs technologiques et pharmacologiques sont devenus disponibles pour surveiller et aider une grossesse en bonne santé.
Qu’on ne se méprenne pas, ces dispositifs et les avancées de la médecine sont très bénéfiques, mais cela de signifie pas que, maintenant que nous les avons, les aspects sociaux de la vie des femmes n’ont plus d’importance. Nous ne pouvons pas nous contenter de nous demander si elles mangent sainement ou si elles font suffisamment d’exercices physiques, mais devons également nous intéresser à l’organisation de la vie professionnelle des femmes enceintes et à leur vie conjugale. Il s’agit là de questions relatives à l’épanouissement général de l’être humain, qui ont un impact sur le déroulement de la grossesse. Aucun médicament ne peut se substituer à cela. Seule une compréhension sociétale et médicale élargie de l’importance des aspects sociaux de la vie des gens peut permettre aux femmes d’avoir une vie plus équilibrée en dehors de leur grossesse et de la garde de leurs enfants.
Des droits tels que celui d’avorter ont été légalisés en Europe de l’Ouest dans les années 1970, sous l’effet de revendications sociales. En Europe centrale et orientale, la libéralisation est intervenue dès les années 1950 et par le haut. Comment expliquer les trajectoires qui divergent aujourd’hui entre la République tchèque et d’autres pays d’Europe centrale et orientale, comme la Pologne où ce droit est en recul et enflamme le débat public ?
La Pologne est un cas vraiment atypique de nos jours. Je pense que la question de l’accès à l’avortement illustre les angoisses d’une société donnée à un moment donné. Il est vrai que, dans la plupart des États socialistes d’Europe de l’Est, l’avortement a été légalisé au milieu des années 1950. Ensuite, cela a duré jusqu’à la fin du socialisme d’État, à l’exception de la Roumanie où l’avortement a été recriminalisé en 1966 et nous connaissons tous les résultats de l’horrible « démographie politisée » de Ceausescu comme l’ont appelée les historiens : accès illégal à l’avortement, accès difficile voire impossible à la contraception, examens gynécologiques forcés pour s’assurer que les femmes n’avortent pas illégalement… Certes, plus d’enfants sont nés mais le prix social et individuel en a été effarant. Lorsque le socialisme a pris fin en Roumanie et que le couple Ceausescu a connu sa fin tragique, la loi sur l’avortement a été l’une des premières choses que les Roumains ont changée, rendant son accès légal.
La Pologne a connu une trajectoire opposée. Les autorités socialistes polonaises ont encouragé l'avortement. Elles ont même donné la priorité à l'avortement par rapport à la contraception moderne, en dépit des recommandations des experts polonais. La raison en est que le gouvernement socialiste polonais avait considéré l'accès à l'avortement comme un signe de modernisation, qui allait à l'encontre de la prétendue « arriération » de l'Église catholique. Dans les années 1980, les dissidents polonais de Solidarność se sont rapprochés de l’Église catholique pour lutter contre leur ennemi commun, le gouvernement socialiste. Ainsi, lorsque le régime socialiste a pris fin, les choses se sont passées de manières très différentes en Pologne et en Roumanie. En Pologne, les forces qui avaient vaincu le communisme avaient un programme très conservateur et la suppression de l’accès à l’avortement est intervenue dès le début des années 1990. Aujourd’hui, il est presque impossible d’avorter, quelle qu’en soit la raison, en Pologne.
En 2022, le taux d’avortements en République tchèque a atteint son niveau le plus bas depuis 1956. Comment expliquer cela ? Un meilleur accès à la contraception ou un changement de mentalité concernant le recours à celle-ci ou l’avortement lui-même ?
L’accès aux moyens de contraception modernes joue un rôle important. Dans les années 1980, l’utilisation des contraceptifs était très faible, le dispositif intra-utérin (DIU, ou stérilet) étant la forme moderne de contraception la plus fréquemment utilisée. En outre, le stérilet ou la pilule n’étaient pas prescrits aux femmes qui n’avaient pas encore accouché, de sorte que les jeunes femmes, qui sont les plus susceptibles de tomber enceintes, se retrouvaient sans contraception fiable. L’avortement était alors leur seule option, l’autre étant d’avoir un enfant.
La situation a changé dans les années 1990, lorsque l’accès aux contraceptifs s’est amélioré. Avec le temps, la connaissance qu’ont les femmes de leur cycle de reproduction s’est elle aussi améliorée. Dans les années 1950 et 1960, les médecins s’étonnaient encore de rencontrer des patientes qui n’avaient aucune idée de l’ovulation et qui n’utilisaient même pas les méthodes « naturelles » ou « traditionnelles » pour prévenir une grossesse. Ce type d’ignorance a aujourd’hui complètement disparu.
Vignette : Kateřina Lišková (© Dita Pepe).
Lien vers la version anglaise de l’article.
* Nathan Hourcade est traducteur et titulaire d’un Master de recherches en Histoire obtenu à l’Université Paris Cité. Son projet de recherche actuel porte sur les politiques de sécurité énergétique dans l’espace post-soviétique à travers une approche comparative et d’histoire des mentalités. Ses travaux précédents portent sur la construction étatique et la politique étrangère ukrainienne au sortir de l’URSS.. Il a réalisé cet entretien dans le cadre d’un stage à Regard sur l’Est.