La perspective d’adhésion européenne de la Bosnie-Herzégovine: un «casse-tête» inextricable?

Depuis le mois de mai, un nouveau bras de fer s’est installé entre les Serbes de Bosnie-Herzégovine et la Communauté internationale.


Ancien hôtel de ville de SarajevoLe Haut représentant en Bosnie-Herzégovine[1], Valentin Inzko, a imposé une série de décisions que refuse la Republika Srpska. Alors que le Haut représentant s’évertue depuis quelques années à renforcer l’Etat central, le 14 mai dernier l’assemblée de la Republika Srpska adoptait une résolution qui réclamait le retour des compétences au niveau des entités et annulait des décisions prises par l’OHR. Le Haut représentant décidait alors d’utiliser ses pouvoirs de coercition, les « pouvoirs de Bonn »[2]. Si le climat politique était déjà délétère depuis la crise de 2006, la situation semble désormais s’aggraver.

Au mois d’octobre, s’est tenue une nouvelle réunion sur la base militaire de Butmir à Sarajevo, entre les représentants des principaux partis politiques serbes, croates, bosniaques et les représentants de la Communauté internationale. Cette rencontre, qualifiée de « réunion de la dernière chance » et de « nouveau départ », a été l’occasion, pour la énième fois, de constater à quel point les divergences entre les différentes communautés du pays sont profondes, et la Communauté internationale impuissante. Dans le processus de réformes constitutionnelles visant à centraliser davantage le pays afin de le rendre plus fonctionnel, les propositions occidentales ont été rejetées par les trois communautés : les Serbes considérant qu’elles allaient trop loin, les Croates et les Bosniaques estimant au contraire qu’elles étaient insignifiantes. Les Hauts représentants se succèdent et malgré quelques maigres évolutions sur certains aspects, la situation en Bosnie-Herzégovine n’évolue pas, au point d’apparaître aujourd’hui inextricable.

L’épineuse question de Dayton

Rappelons que le statut de la Bosnie-Herzégovine repose sur la Constitution issue des accords de Dayton, qui mirent fin à la guerre dans le pays en 1995. Ces accords établirent le partage de la Bosnie-Herzégovine en deux parties quasi-égales (que l’on nomme « Entités ») entre la Fédération Croato-Bosniaque (ou Croato-Musulmane) d’un côté, et la Republika Srpska (l’Entité serbe) de l’autre côté. Le système fédéral de la Bosnie-Herzégovine est extrêmement décentralisé autour des deux entités. L’État central mis en place par les accords de Dayton a également introduit une séparation territoriale entre communautés. Ici se trouve la contradiction fondamentale des accords de Dayton : tout en reconnaissant l’unité de la Bosnie-Herzégovine et le caractère multiethnique de celle-ci, une séparation entérine l’existence de territoires issus du nettoyage ethnique. Les structures politiques et administratives, de même que l’activité politique, sont organisées selon les critères d’appartenance à l’une des trois communautés : bosniaque, croate ou serbe.
Alors que la Bosnie-Herzégovine fonctionne de manière divisée, de par le pouvoir très large accordé aux entités et l’importance dévolue aux peuples constituants[3], l’UE et la Communauté internationale tentent depuis des années de faire émerger un pouvoir central fort afin de relever tous les défis auxquels le pays est confronté. Cette tâche est d’autant plus difficile que, comme le fait remarquer la Commission de Venise[4], « les règles constitutionnelles régissant le fonctionnement des organes de l’État n’ont pas été conçues pour produire un gouvernement fort, mais pour empêcher la majorité de prendre des décisions nuisibles pour les autres groupes »[5]. On trouve ici l’une des raisons des difficultés à modifier la physionomie de l’État dans un sens plus unitaire. Il semble en effet difficile de mettre en place un système politique unitaire alors que le cadre institutionnel repose sur un système « ethnique ».

La question d’un « après-Dayton »

Alors que l’Union européenne est consciente de la nécessité de sortir du cadre institutionnel et constitutionnel actuel, qui rend impossible l’émergence d’un gouvernement efficace, la question de l’« après-Dayton » est un sujet tabou, de l’aveu même de bon nombre de fonctionnaires européens interrogés (« ne pas rouvrir la boîte de Pandore » est une phrase qui revient comme une antienne). Ainsi, face aux risques de dégradation du climat politique, voire d’une crise majeure allant vers de nouvelles fragmentations du pays, l’Union européenne se trouve contrainte de maintenir une forme de statu quo, de peur d’aboutir à une situation encore plus catastrophique, voire irrémédiablement dramatique[6]. Le système institutionnel et politique fonctionne tant bien que mal depuis 1995 du fait du rôle joué par le Bureau du Haut représentant. Cependant, son rôle n’est pas appelé à s’inscrire dans la durée.
Ainsi, la situation institutionnelle de la Bosnie-Herzégovine n’est pas viable et ne permet pas d’envisager l’adhésion du pays à l’Union européenne. Les tentatives de réformes constitutionnelles se heurtent aux visions antagonistes des représentants politiques des différentes communautés. Les dirigeants politiques bosniaques souhaitent une réforme importante afin de mettre en place un Etat plus unitaire et de rompre avec le système des entités. Les dirigeants serbes veulent à tout prix maintenir l’autonomie des entités et conserver l’existence de la Republika Srpska. Quant aux dirigeants croates, ils souhaiteraient créer leur propre entité, au même titre que les Serbes.

La difficile mise en place de la politique européenne sur la Bosnie-Herzégovine

L’un des éléments clés du problème est la difficulté de l’Union européenne à adopter une politique cohérente et unifiée vis-à-vis de la Bosnie-Herzégovine. Un manque de coordination et de dialogue au sein des institutions européennes explique l’absence de discours clair et efficace sur le dossier bosnien. Au sein de l’OHR, les divergences de vues sont assez prégnantes, non seulement entre Américains et Européens, mais également entre Européens eux-mêmes. La récente question de l’utilisation des « pouvoirs de Bonn » en juin 2009 a illustré ces divergences[7]. Par ailleurs, l’absence de position commune et la division entre les diverses parties prenantes des pays de l’UE et de la Communauté internationale est une ressource utilisée par les dirigeants politiques de la Republika Srpska afin de favoriser le statu quo.
Quant aux échanges du pays avec l’Union européenne, ils s’apparentent à un dialogue de sourds. Bien souvent, les dirigeants bosniens montrent des signes d’ouverture quand les responsables au sein des institutions européennes haussent le ton, mais la suite ne dépasse que très rarement le stade des déclarations d’intentions. Un haut responsable de la Communauté internationale cite ainsi une étude américaine : « L’Europe prétend imposer des réformes, les autorités bosniennes prétendent les appliquer ». Cette phrase semble en effet bien résumer la situation.
L’exemple récent (et récurrent) du recensement de la population bosniaque est à ce titre évocateur. Malgré les déclarations d’intentions des dirigeants bosniens suite aux pressions de l’UE, cette question ne connaît pas d’avancée et il est plus que probable que le statu quo perdure encore très longtemps. D’une manière générale, l’Union européenne montre des signes de lassitude quant à l’inefficacité et au manque d’efforts des dirigeants bosniens.
La question du recensement pose de sérieux problèmes. La Bosnie aurait dû entériner une loi sur le recensement avant le 1er novembre 2009 pour disposer du temps nécessaire à l’organisation d’un recensement pilote, au plus tard en avril 2010. Ce dernier lui aurait permis de participer au grand recensement de 2011, prévu dans 55 pays européens. Vraisemblablement, la loi ne verra pas le jour. D’après un haut responsable européen travaillant sur ce pays, « cela veut dire qu’ils vont prendre 20 ans de retard. Parce que l’Union européenne ne va pas les inonder avec des sous sans savoir où ils vont. Pour faire la politique macroéconomique, pour calculer les subventions, il faut avoir des statistiques fiables »[8]. Rappelons que le système politico-institutionnel de la Bosnie-Herzégovine repose toujours sur le recensement de 1991, c’est-à-dire antérieur à la guerre. La question du recensement est sensible puisque la plupart des postes clés au niveau institutionnel, politique et social sont répartis selon des quotas issus de ce recensement qui n’a plus vraiment de sens aujourd’hui[9].


Sarajevo, place de la Liberté (© Romuald Coussot 2007).

Milorad Dodik ou la « stratégie du Monténégro » ?

L’Union européenne semble réticente à l’idée de s’éloigner des accords de Dayton. Sa peur de « ne pas ouvrir la boîte de Pandore » se trouve renforcée par les propos de Milorad Dodik, Premier ministre de l’entité serbe. Ses déclarations provocatrices répétées et ses menaces de sécession enveniment la situation politique et ont pour but de maintenir le statu quo. Depuis quelques années, M. Dodik multiplie les déclarations sur l’impossibilité des trois peuples à vivre ensemble et la nécessité de diviser le pays. Ainsi a-t-il déclaré, lors d’une rencontre avec un haut responsable de la Communauté internationale, que la Bosnie-Herzégovine était une sorte de « mini Yougoslavie » et qu’il n’y avait pas de raison qu’on ne la laisse pas éclater de même[10].
Nous pouvons émettre l’hypothèse que Milorad Dodik joue une stratégie que l’on pourrait qualifier de « stratégie du Monténégro ». Malgré les intentions du Monténégro de devenir autonome, une union avec la Serbie fut établie en 2003 et le message du chef de la diplomatie européenne, Javier Solana, était, en substance, « faisons une union d’États et si dans trois ans cela ne fonctionne pas, le Monténégro pourra déclarer son indépendance ». En 2006, le Monténégro est devenu indépendant. Durant les trois années écoulées, les institutions communes n’avaient jamais pu fonctionner correctement. Les structures étatiques au niveau central n’avaient d’ailleurs jamais été réellement créées. L’Union européenne accepta finalement de négocier séparément avec les deux pays l’accord de stabilisation et d’association (ASA). Il est probable que Milorad Dodik souhaite s’inspirer de cet exemple : pourrir inexorablement la situation afin de montrer que l’État bosnien ne peut pas fonctionner, et amener ainsi la Commission européenne à négocier directement avec la Republika Srpska sa perspective d’intégration européenne.

La question du précédent du Kosovo

En 1999, la politique de l’Union européenne à l’égard du Kosovo reposait sur l’idée suivante: « standards before status »[11]. Cependant, en 2004, suite à des émeutes meurtrières entre Serbes et Albanais, l’Union européenne a mis de côté les standards et a décidé d’agir : le Kosovo a été mis sous tutelle pendant plus d’un an puis a obtenu son indépendance. Cet épisode a montré que le pourrissement de la situation et la montée de la violence ont fait évoluer la question de l’indépendance du Kosovo que l’Union européenne laissait traîner. Cela pourrait également donner des idées en Bosnie. Les provocations croissantes du Premier ministre serbe pourraient finir par déclencher des violences, confirmant en retour ses discours sur l’« impossibilité de vivre ensemble », et donnant ainsi un prétexte rêvé à la Republika Srpska de faire sécession.

Quelle marge de manœuvre pour l’Union européenne ?

Les risques d’échecs sont grands pour l’Union européenne. L’ethnicisation est tellement ancrée dans le pays qu’elle constitue l’alpha et l’oméga du fonctionnement de la vie sociale et sociétale. Ainsi, les nouvelles générations qui n’ont pas connu l’ancienne Yougoslavie reçoivent un enseignement au sein d’un système de ségrégation où coexistent trois curriculums différents. En Republika Srpska, l’essentiel du curriculum est celui de la Serbie voisine. Le principe est le même en Fédération pour les Croates. Il existe donc trois enseignements différents au sein du même pays, et les enfants se trouvent de fait séparés entre communautés. Le fait que les trois langues soient reconnues officiellement est utilisé par bon nombre de parents pour demander que leurs enfants reçoivent un enseignement dans la langue de leur « ethnie » et sur des sujets qui concernent leur « ethnie ». Les enfants bosno-croates de Bosnie apprennent la géographie de la Croatie, les enfants bosno-serbes la géographie de la Serbie.

Le constat est donc assez pessimiste: la Bosnie-Herzégovine se trouve dans une situation dramatique depuis des années et bon nombre d’indicateurs montrent que les choses ne vont pas s’améliorant pour la population bosnienne. Il est extrêmement difficile de se prononcer sur l’évolution future de ce pays tant les positions inconciliables entre communautés sont grandes. L’idée d’une Bosnie-Herzégovine multiethnique semblant utopique, la tâche s’annonce très compliquée pour la Communauté internationale et l’Union européenne.

[1] Depuis la signature des accords de Dayton, la Bosnie-Herzégovine se trouve sous la direction de la Communauté internationale. Une structure ad hoc, le Conseil d’exécution de la paix (Peace Implementation Council, PIC), composé d’une quarantaine de pays et d’une dizaine d’organisations internationales, a été mise en place en 1995 pour assurer la gestion du pays. Sur place, l’OHR (Office of High Representative - Bureau du Haut représentant) assure la tutelle du pays sous la direction du PIC. Depuis 2002, le Haut Représentant est aussi Représentant spécial pour l’Union européenne (RSUE). L’actuel Haut représentant est l’autrichien Valentin Inzko. En mars 2009, il a succédé au slovaque Miroslav Lajcak.
[2] Le Haut représentant a été doté en 1997 de pouvoirs de coercition envers les autorités bosniennes au nom de la Communauté internationale. Ces pouvoirs lui permettent d’intervenir au sein des entités ou de l’État.
[3] Ce qui exclut ceux qui ne se reconnaissent pas stricto sensu dans l’une des trois communautés.
[4] La Commission européenne pour la démocratie par le droit, plus connue sous le nom de Commission de Venise, est un organe issu du Conseil de l’Europe qui joue un rôle dans l’adoption de constitutions conformes aux normes du patrimoine constitutionnel européen en Europe centrale, orientale et du Sud-Est.
[5] Council of Europe.
[6] Très récemment, suite à une forte crise politique entre les différentes communautés au sein du gouvernement, et pour la première fois depuis la fin du conflit en 1995, l’éventualité d’une guerre a été évoquée.
[7] Alors que les États-Unis soutenaient l’utilisation des «pouvoirs de Bonn», Javier Solana y était opposé.
[8] Entretien réalisé en septembre 2009.
[9] Le recensement établi en 1991 fait état de 43,5 % de Bosniaques, 31,2 % de Serbes et 17,4 % de Croates. Or, selon de nombreux observateurs, ce recensement ne correspond plus à rien aujourd’hui. Il semblerait par exemple que la population croate ait diminué de moitié.
[10] Entretien réalisé en septembre 2009 avec un haut responsable de la Communauté internationale (anonymat souhaité).
[11] « Les standards avant le statut », c’est-à-dire la mise en place préalable de règles et de principes comme l’État de droit, les droits de l’homme, etc., avant l’obtention de l’indépendance.

* Romuald COUSSOT est doctorant en Science politique au GSPE (Groupe de Sociologie Politique Européenne) à l’Université de Strasbourg.
Vignette : Ancien hôtel de ville de Sarajevo, Romuald Coussot, 2007.

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