L’armée russe à l’épreuve de la réforme

Après des années de silence, l'ex-Armée Rouge se remet en question.


Serait-ce le premier pas vers l'établissement d'un vrai débat? Le 30 mai dernier, Anatoli Kvachnine, le chef d'état-major de l'armée russe, a dressé un tableau peu reluisant de l'institution qu'il dirige, insistant sur la dégradation des conditions de vie des militaires. Un avis corroboré le lendemain par des chiffres du ministère de la Défense selon lesquels 168.000 officiers russes et leurs familles se trouvent actuellement sans logement. La réforme de l'armée quitte petit à petit la liste des sujets tabous. Les acteurs sociaux, comme le Comité des Mères de Soldats, l'ont bien compris qui profitent des périodes de conscription (une au printemps, une à l'automne) pour donner de la voix et devenir incontournables dans le débat. Le philosophe Ivan Korsountsev note dans Novaïa Gazeta: "La discussion sur la nécessité de réformer l'armée russe annonce un conflit social important. D'un côté, les représentants de la société exigent l'abolition de la conscription obligatoire. De l'autre, l'armée insiste pour conserver le vieil ordre. Or l'armée ne défend pas seulement l'État contre une menace extérieure, elle est aussi une institution sociale."

C'est au nom de cette responsabilité négligée que les Mères de Soldats organisent la résistance: certificats médicaux, inscriptions universitaires et souvent pots-de-vin, toutes les solutions sont bonnes pour éviter aux jeunes Russes d'aller servir sous les drapeaux. Car la litanie des risques encourus alors reste inchangée: bizutages, mauvais traitements et toujours le spectre de la Tchétchénie favorisent la montée de l'insoumission. Dans la Russie post-soviétique, ce refus peut être appréhendé comme une prise de parole individuelle au sein d'une collectivité encore pétrie de patriotisme et de culte de la chose militaire. Le service continue à symboliser l'initiation au courage, à l'autorité, à la discipline. Des valeurs qui imprègnent la société russe et qui constituent autant de remparts autour d'une institution militaire majoritairement conservatrice.

Luttes de pouvoir

Si la réforme de l'armée devient, doucement mais sûrement, l'affaire de tous, elle suit aussi les règles d'un jeu plus subtil qui se déroule derrière les murs du Kremlin entre officiers de l'état-major et cadres du ministère de la Défense. Sergueï Youchenkov, ancien chef du comité de la Défense à la Douma, insiste sur la nécessité d'instaurer un contrôle civil sur l'armée. La plupart des experts de la question militaire le rejoignent sur ce point et appellent à la transparence du budget de la défense. La nomination à la tête du ministère d'un homme étranger au sérail n'a pas suffi à donner le change. En effet, tout "civil" qu'il est, Sergueï Ivanov n'en est pas moins ancien officier du KGB. À la Douma, le débat se concentre autour de la question du service alternatif. Le projet de loi a été voté le 17 avril dernier, pourtant les critiques ne se taisent pas. Les députés libéraux, emmenés par le leader du SPS Boris Nemtsov, dénoncent le projet du gouvernement qui porte à quatre ans la durée du service alternatif, soit deux fois plus longtemps que le service normal.

Débat politique, débat social: deux discours parallèles qui ne semblent pas soucieux des mêmes enjeux. Depuis le début de la deuxième guerre en Tchétchénie, en octobre 1999, les actions d'insoumission se multiplient. Et pourtant … Un sondage montre que si 68% des personnes interrogées appuient la poursuite des opérations en Tchétchénie, elles sont 69% à refuser que leur fils soit envoyé sur le terrain. Ce qui est bon pour le peuple ne l'est pas forcément pour l'individu. Une dichotomie qui apparaît au grand jour après avoir été longtemps étouffée sous le poids de l'idéologie. Comme l'évoquait ce slogan bolchevique, "L'armée et le peuple ne font qu'un", la schizophrénie sociale soulignée par ces questions reflète celle qui agite le monde militaire. Alexander Golts, ancien journaliste à L'Étoile Rouge, le journal de l'armée, écrit dans le Russia Journal : "Les auteurs des réformes actuelles essaient de moderniser un système créé par un régime défunt. La Russie paie de la vie de ses soldats ce refus de rompre avec le passé." Le débat ne pourra aboutir sans que ne soit prise en compte l'identité même de l'armée russe. Une armée qui doit se reconstruire sur les ruines de la glorieuse armée soviétique et dans l'ombre d'un empire évanoui.

Par Emmanuel MOREAU

 

 

1 Sergueï Ivanov est nommé ministre de la Défense le 28 mars 2001. Vladimir Poutine souligne qu'il est le premier civil nommé à ce poste.
2 Avril 2000, sondage du Centre d'étude russe de l'opinion publique (VTsIOM)