Le programme Phare en Bulgarie et en Roumanie. Que dit la Cour des comptes ?

La Cour des comptes de l’Union européenne n’y va pas par quatre chemins. Après avoir audité les projets d’investissement du programme Phare en Roumanie et en Bulgarie, son rapport [1] publié le 26 juillet 2006 met les pieds dans le plat : la Commission européenne et les autorités nationales y sont publiquement épinglées.


L’adhésion à l’Union européenne de la Bulgarie et de la Roumanie, le 1er janvier 2007, confère un intérêt particulier à ce document. L’audit a porté sur des projets achevés ou en voie d’achèvement faisant partie des programmes nationaux Phare 2000, qui auraient dû être clôturés fin 2003, mais dont certains se sont poursuivis jusque fin 2005. Les montants du programme Phare pour la période 2000-2004 étaient de 511 millions d’euros pour la Bulgarie et de 1,4 milliard d’euros pour la Roumanie.

Certes, la Cour des comptes concède au point III de sa synthèse que «Les projets audités étaient généralement conformes aux objectifs globaux de Phare en matière d’investissement, à savoir faciliter l’alignement sur les règles et les normes de l’UE ou apporter une assistance dans le cadre de programmes de cohésion économique et sociale (CES). La Cour a également obtenu l’assurance que, dans leur ensemble, les projets avaient été réalisés conformément aux conditions des marchés de fournitures et de travaux.»

Cependant, dès le point IV de sa synthèse, la Cour des comptes fait observer que «Dans plus de la moitié des projets d’investissement audités, les biens n’avaient pas été affectés à l’usage qui leur était destiné, ou ne l’avaient été qu’en partie seulement. Par rapport au calendrier prévu, les réalisations et les résultats accusaient un retard considérable, allant parfois jusqu’à deux ans. Ces insuffisances étaient dues à un déficit constant des capacités administratives, mais aussi des ressources nationales. Cela montre que les autorités nationales doivent encore fournir des efforts importants afin de mener à bien les projets et d’atteindre les objectifs qui leur sont sous-jacents.»

La Cour des comptes distribue ensuite les mauvais points: la Commission est explicitement nommée, alors que les pays en passe d’adhérer sont critiqués de façon plus indirecte.

Critiques de fond

Au point VII de la synthèse, «la Cour formule des critiques concernant trois aspects particuliers de la gestion globale des projets d’investissement pratiquée par la Commission:
- cette dernière a surestimé la capacité de gestion des pouvoirs publics bulgares et roumains et a souvent fixé, en accord avec ces pays, des objectifs et des délais trop ambitieux,
- elle a négligé les principes de durabilité et de cofinancement,
- elle n’a pas tenu suffisamment compte de la valeur ajoutée et de l’effet catalyseur escomptés du concours Phare dans les activités menées par des institutions financières internationales.
»

Dans ses réponses publiées à la fin du rapport cité, la Commission reconnaît que «la mise en oeuvre des programmes Phare a souffert des insuffisances de la capacité administrative de la Roumanie et de la Bulgarie dans de nombreux secteurs, ce qui a entraîné des retards dans l’exécution de certains projets. Néanmoins, la Commission souhaite souligner que, depuis l’année de programmation 2000, la capacité administrative des autorités bulgares et roumaines s’est améliorée, bien qu’elle n’ait pas atteint le niveau souhaité, et dans le cadre du programme pluriannuel 2004-2006, une attention spécifique a été accordée à cette question.»

La nécessité d’une amélioration de la capacité administrative n’a pas échappé à la Cour des comptes. En effet, son rapport épingle les autorités roumaines et bulgares, à travers les points d’incohérences mis à jour. Il est vrai que, à la date de l’audit (printemps 2005), plus de la moitié des projets n’étaient pas exploités comme prévu.

C’est l’histoire d’un logiciel… 

Ainsi, le renforcement du ministère public en Bulgarie laisse entrevoir une modernisation insuffisante de la justice, donc de l’Etat de droit. «Ce projet visait spécifiquement la modernisation de tous les parquets aux niveaux central, régional et local. L’aide à l’investissement (valeur totale du contrat: 1,8 million d’euros) comprenait la fourniture de matériel informatique et de mise en réseau, ainsi que la mise en place d’un système unifié d’archivage des informations (SUI). Le logiciel SUI avait été fourni en 2003 mais n’était utilisé que dans l’un des huit parquets visités. Un certificat de réception finale pour le logiciel SUI n’avait pas été délivré au moment de l’audit, en mai 2005, car son fonctionnement était entaché d’un trop grand nombre d’erreurs. […] C’est pourquoi, dix-huit mois après la date cible fixée pour l’achèvement (fin 2003), le nouveau système unifié d’archivage se trouvait toujours en phase de test et ne pouvait pas encore jouer son rôle d’outil important dans la lutte contre le crime organisé et la corruption. La complexité, la faisabilité technique et la compatibilité avec les systèmes existants avaient été sous-estimées lors de la conception du projet par la Commission et les autorités bulgares» (points 20, 21 et 23).

Après avoir dénoncé l’efficacité insuffisante des pépinières de PME implantées dans des zones de déclin industriel en Bulgarie, la Cour des compte pointe du doigt les responsables: «L’absence de progrès était essentiellement due à la faible capacité de mise en œuvre des autorités nationales. C’est la faible capacité administrative qui, pour l’essentiel, explique également l’annulation d’un autre projet dans le secteur des PME» (point 28).

Une piscine «véritablement hideuse»

La Roumanie n’est pas en reste. Après avoir étudié les projets d’infrastructures locales et régionales dans ce pays, la Cour des comptes note: «Un projet était intitulé "Modernisation et développement de l’infrastructure touristique à Piatra Neamt" (valeur du marché: 2,3 millions d’euros). L’infrastructure avait été réalisée conformément au marché de travaux. L’intitulé du projet prêtait toutefois à confusion, car la zone rénovée ne comportait guère d’élément susceptible d’attirer les touristes. Les principaux éléments financés étaient constitués par un pont et une route de 3 km, tous deux situés à l’extérieur de la zone de loisirs et régulièrement utilisés par le trafic local. La zone "touristique" proprement dite est une installation de loisirs principalement utilisée (au printemps et en été) par les habitants de la région. En outre, le site comporte une piscine olympique vide et détériorée, véritablement hideuse. La zone dénommée «le Strand» (la plage) n’a donc l’air qu’à moitié rénovée et n’a pu contribuer à la création de nouveaux emplois en attirant les touristes, comme cela était prévu» (point 30).

La lecture in extenso de ce rapport conduit à deux réflexions: d’une part, les institutions communautaires -ici la Cour des comptes- sont capables de produire des documents qui font abstraction de la langue de bois. Ce qui offre au citoyen les moyens de suivre de façon documentée les grands projets européens. D’autre part, ce rapport illustre de façon limpide les limites du volontarisme communautaire. Contrairement à ce que l’on voudrait trop souvent faire croire, vouloir n’est pas toujours pouvoir. Et à trop vouloir, on réduit parfois sa puissance…

Ce rapport conduit, enfin, à s’interroger: combien d’années –voire de décennies– seront nécessaires pour que ces deux nouveaux Etats membres se dotent de capacités administratives à la hauteur des défis démocratiques et économiques que tous les pays de l’UE doivent relever?

 

* Pierre VERLUISE est auteur de Une nouvelle Europe. Comprendre une révolution géopolitique, Karthala, Paris, 2006, 307 p.
Directeur du site géopolitique http://www.diploweb.com .

 

[1] «Rapport spécial n°4/2006 relatif aux projets d’investissement dans le cadre de Phare, en Bulgarie et en Roumanie, accompagné des réponses de la Commission (2006/C 174/01)», Cour des comptes, Journal officiel de l’Union européenne, disponible à l’adresse http://www.eca.europa.eu/audit_reports/special_reports/docs/2006/rs04_06fr.pdf