La période postsocialiste fut marquée par le départ de 1,1 à 1,3 million de ressortissants bulgares à l’étranger. L’adhésion de la Bulgarie à l’Union européenne, le 1er janvier 2007, semble avoir donné un second souffle à cette mobilité Est-Ouest. Le mouvement commence-t-il à s’inverser aujourd’hui ?
Au début de 2019, l’économiste Evgeni Kanev avançait qu’entre 2012 et 2018 près de 400 000 de ses compatriotes avaient quitté leur patrie(1), principalement pour se rendre en Europe de l’Ouest, dans des pays attractifs tels que l’Allemagne (300 000 à 400 000 Bulgares selon les estimations les plus hautes) ou le Royaume-Uni (70 000 à 250 000). Malgré ce flux migratoire persistant, force est de constater que les mobilités de retour, certes encore bien inférieures à celles des départs, apparaissent de plus en plus significatives.
Des retours toujours moins nombreux que les départs
La migration de retour concerne, pour reprendre la définition de Jean-Louis Rallu, les « personnes revenant à leur point de départ sans préjuger d'éventuelles migrations futures »(2).
Peu de données permettent d’appréhender de manière précise ces mouvements. Cependant, les rapports de l’Institut national de statistique (NSI) recensant les changements d’adresse nous donnent quelques indications : 30 570 personnes ont quitté la Bulgarie en 2016, 31 586 personnes en 2017 et 21 241 s’y sont officiellement installées en 2016, contre 25 597 individus en 2017(3).
Les départs concernent quasi exclusivement des ressortissants bulgares (slaves ou membres des minorités turque et rom). Pour les entrants, la situation s’avère légèrement différente car, à côté des expatriés qui reviennent, on trouve aussi des migrants économiques est-européens (ukrainiens, russes et balkaniques pour l’essentiel) qui viennent travailler, essentiellement dans les régions côtières. Ceci explique que l’économiste E. Kanev évalue les réinstallations d’actifs bulgares dans leur pays d’origine entre 7 et 10 000 par an seulement, un flux migratoire réel, mais des chiffres très inférieurs aux 25 à 26 000 installations recensées par le NSI, et bien moins importants que le nombre des départs.
Des conditions favorisant les retours des actifs expatriés
Alors que, pendant de nombreuses années et jusqu’à la crise bancaire de juin 2014 (29 banques nationales avaient été mises en grande difficultés après le retrait rapide de 2 milliards de levs par les épargnants), la Bulgarie est apparue comme un pays économiquement instable sur la scène internationale, sa situation s’est progressivement améliorée dans de nombreux domaines depuis son adhésion à l’Union européenne (2007). À partir de 2016, son économie s'est même totalement stabilisée et les indicateurs – notamment un taux de croissance atteignant alors 3,9 % – se sont révélés encourageants, d’autant que ce pays est l’un des moins endettés de l’UE. Plusieurs observateurs prédisent un taux de croissance du PIB proche de 4 % en 2019. Simultanément, le taux de chômage ne cesse de diminuer (6,4 % en 2017), le pays connaissant désormais une pénurie de main-d’œuvre affectant à la fois les secteurs industriel et tertiaire marchand (établissements financiers et bancaires, tourisme…), ce qui contribue à l’augmentation progressive de la rémunération du travail. Ainsi, le salaire moyen est passé de 326 levs (167 euros) en janvier 2006 à 1 012 levs (517 euros) en décembre 2017. Dans les secteurs porteurs, la rémunération moyenne est bien plus élevée : elle peut atteindre 2 600 levs (1 300 euros) dans l’informatique, 1 500 levs (770 euros) dans l’industrie mécanique. Poursuivant cette lente ascension, les salaires des actifs devraient augmenter de près de 8,4 % en 2019, selon les prévisions de l’Association du capital industriel en Bulgarie (AICB/BICA)(4).
Alors que le marché du travail bulgare devenait attractif pour les demandeurs d’emplois, certains expatriés ont été déstabilisés par l'entrée de l’extrême droite au Parlement fédéral allemand, par l'arrivée de Marine Le Pen au second tour de l’élection présidentielle en France ou par l’avènement d’un gouvernement soutenu par le Mouvement 5 étoiles et La Ligue du Nord en Italie. Ils ont parfois eu le sentiment qu’une partie croissante de l’opinion publique de ces pays leur était désormais hostile, voire menaçait leur situation. Mais ce sont surtout les 80 000 Bulgares (170 000 selon la communauté) résidant au Royaume-Uni (dont 30 000 pour la seule ville de Londres) qui ont été ébranlés par le Brexit voté le 23 juin 2016. Ce référendum a placé des dizaines de milliers d’entre eux dans l'incertitude quant à leur avenir proche dans cet état insulaire.
Dès lors, ils sont nombreux, surtout les jeunes expatriés fraichement diplômés, à avoir sérieusement envisagé un retour définitif en Bulgarie, où les conditions de vie ainsi que l’accessibilité à des emplois hautement qualifiés et correctement rémunérés s'améliorent. La situation dans leur patrie d’origine leur apparaît dorénavant meilleure que celle qu’ils ont connue avant leur départ à l’étranger.
Les différents profils d’expatriés se réinstallant en Bulgarie
Au cours des années 2010, on a observé cinq trajectoires principales d'émigration de retour(5).
Tout d'abord, des expatriés désormais âgés, retraités ou proches de l'être, rejoignent chaque année leur pays d'origine. Ils réintègrent habituellement la ville ou le village dans lequel ils résidaient avant de quitter la Bulgarie et où ils ont fait bâtir ou rénover la maison familiale, des projets de travaux qui ont parfois motivé leur départ à l'étranger.
À côté de ce flux composé d'anciens actifs, on note qu’une partie des enfants d’âge scolaire partis vivre à l’étranger dans un premier temps avec leurs parents sont ensuite rapatriés en Bulgarie en cours d’année scolaire. Ils y sont alors pris en charge par des membres de la famille (souvent les grands-parents) restés vivre en Bulgarie pendant que leurs parents, migrants économiques, travaillent et économisent au maximum leur salaire pour en faire profiter leurs proches. Les raisons de ce rapatriement sont variables : par exemple, des difficultés scolaires ou l’inadaptation de l’enfant, le manque de place dans le logement de la famille expatriée ou la volonté de maintenir une éducation en langue bulgare.
Bien sûr, une partie des actifs en provenance d'Europe occidentale retournent également, définitivement ou durablement, en Bulgarie chaque année soit après avoir amassé suffisamment d'argent pour réaliser leurs projets (travaux, investissement dans une entreprise locale, paiement des frais scolaires et universitaires de leurs enfants, etc.), soit après avoir connu l'échec dans leur expérience migratoire. Parmi ces revenants, on trouve notamment des ouvriers du bâtiment ou des travailleurs agricoles.
Profitant de la récente pénurie de main-d’œuvre en Bulgarie et, pour certains, de leur appartenance à la minorité bulgare, des ressortissants ukrainiens, macédoniens, albanais ou moldaves (titulaires ou non de passeports bulgares) se déplacent massivement chaque année dans ce pays pour y travailler, notamment dans le tourisme côtier déserté par les actifs locaux.
Enfin, depuis le milieu des années 2000, on observe un flux migratoire de retour composé à la fois d'étudiants partis se former dans l'enseignement supérieur à l'étranger (mobilités de courte ou longue durée, ERASMUS) et de jeunes actifs qualifiés très diplômés. Le principal changement remarqué est qu’à l’issue de leur cursus, les intéressés ne cherchent désormais plus systématiquement à s’installer dans le pays étranger où ils se sont formés mais, pour une partie non négligeable, ont le désir de rentrer en Bulgarie. Une étude réalisée sur 557 profils de Bulgares revenus dans leur pays d’origine entre 2007 et 2018 après avoir étudié à l’étranger montre que ces jeunes gens reviennent le plus souvent pour travailler dans des domaines bien particuliers leur garantissant un avenir professionnel relativement sûr : ainsi, à leur retour, nombre d’entre eux sont immédiatement embauchés dans les secteurs d’activité commerciale (conseil, encadrement d’entreprise) et financière (banques et cabinets d’assurances) : il représentent près de 36 % du panel pour l’ensemble de ces deux branches professionnelles. Plus de 11 % ont également trouvé un emploi d’informaticien (programmeur, développeur, ingénieur graphique, etc.) quand d’autres, moins nombreux, sont employés dans la gestion et le recrutement ou dans le secteur de la communication (respectivement 4,3 et 4,1 % du panel).
Les résultats de cette enquête ont confirmé pour partie les observations de l'association Tuk-Tam(6) et de la Fondation Identity for Bulgaria ; ces structures avaient déjà identifié que les profils dominants des élites se réinstallant en Bulgarie étaient ceux de commerciaux, informaticiens et de conseillers financiers. L’étude du CIReB donne toutefois une vision plus précise de ces parcours. Ainsi, plus de 76 % des profils étudiés ont obtenu des postes de cadres, ce qui explique la nouvelle attractivité de la Bulgarie auprès des expatriés diplômés. Ils se réinstallent principalement à Sofia, mais aussi dans une moindre mesure à Varna. La grande majorité des rentrants (83,3 %) provient du reste de l’Union européenne et principalement d’Angleterre (20,5 %), mais aussi d’Allemagne, des États-Unis (chacun des deux pays représentant plus de 12 % du panel) et dans une moindre mesure de France (près de 8 %), des Pays-Bas, d’Espagne ou d’Italie. Notons que les formations privilégiées par ces ex-expatriés sont celles des établissements les plus prestigieux (King’s College, Babson College, universités de Bonn, d’Amsterdam, de Cambridge, de Cardiff). Enfin, de manière surprenante, le panel montre un flux retour élitaire majoritairement féminin (à plus de 75 %) : l’accessibilité à des postes prestigieux et de direction (27 % du panel), donc une forme de réussite et de reconnaissance sociales, pourrait en être la cause.
La migration de retour en Bulgarie reste un phénomène d'intensité moyenne mais qui s'amplifie depuis quelques années. Le retour de « jeunes cerveaux » à la fois productifs, créatifs et hautement qualifiés apparaît actuellement comme la principale particularité de ce mouvement. Hormis l’impact du Brexit, la politique du Président américain Donald Trump, les difficultés de l’Allemagne liées à l’immigration issue du Moyen-Orient ainsi que les nouvelles orientations du gouvernement populiste italien constituent autant de facteurs inquiétants et d'instabilité aux yeux des actifs et des jeunes élites bulgares, compromettant leur avenir dans ces pays. Aussi les intéressés sont-ils susceptibles d’adapter encore leur choix de destinations d’étude et de formation, mais aussi leur comportement de migration de retour, en fonction de la conjoncture en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord.
Sources :
(1) « Da napusneš rodninata : zašto bjagame ot Bălgarija ? » (« Quitter le pays : pourquoi nous fuyons la Bulgarie ? »), Nova (chaîne de télévision bulgare), 5 février 2019.
(2) Jean-Louis Rallu, L’étude des migrations de retour : données de recensement, d’enquête et de fichiers, Institut national d’études démographiques, Paris, 2004, p.188.
(3) Population and Demographic Processes 2016, Institut national de statistique (NSI), Sofia ; Population and Demographic Processes 2017, NSI, Sofia.
(4) « Bălgari se vrăštat ot čužbina, zaštoto tam se raboti mnogo » (« Les Bulgares rentrent de l'étranger parce qu'il y a beaucoup de travail »), Mediapool, Sofia, 26 novembre 2018.
(5) Étude réalisée par l’auteur (Centre d'informations et de recherches sur les Balkans – CIReB) portant sur les curricula vitæ disponibles en ligne et consultables sur des réseaux sociaux professionnels de 557 ressortissants bulgares, retournés vivre durablement en Bulgarie entre 2007 et 2018 après s’être expatriés à l’étranger.
(6) Site de l’association Tuk-Tam.
Vignette : Aéroport de Sofia (© Stéphan Altasserre).
* Stéphan ALTASSERRE est docteur en Études slaves, spécialiste des Balkans.