Outre une frontière de plus de 1 300 km, la Russie et la Finlande partagent une longue tradition de migrations croisées. Résultat de cinq grandes vagues d’immigration, dont la première remonte au 17e siècle, la présence russe en Finlande tient surtout à ce que cette dernière a fait partie de l’empire russe de 1809 à 1918.
Aujourd’hui, plus de 45 000 russophones résident en Finlande, ce qui représente moins de 0,1 % de la population du pays. Si les descendants des Russes blancs sont bien assimilés dans la société finlandaise, celle-ci nourrit en revanche une certaine animosité envers les immigrés et les touristes qui affluent depuis la chute de l’URSS.
La législation finlandaise distingue les Russes issus de « l’ancienne » immigration –reconnus comme « minorité historique », au même titre que les Roms, les Tatars et les Juifs– de ceux ayant immigré après la Seconde Guerre mondiale. Parmi les immigrants arrivés depuis 1990, elle opère une autre distinction entre les « rémigrés » ingriens (considérés comme des Finlandais de souche et donc de droit) et les autres russophones, parmi lesquels 27 000 sont des citoyens russes[1].
Une minorité historique
Les contacts entre les habitants de la « Rous’ » et les tribus finno-ougriennes qui peuplaient le territoire de la Finlande actuelle remontent à l’époque des Vikings. Conquis et christianisé par la Suède à partir du 12e siècle, ce territoire lui fut disputé par la principauté de Novgorod qui aspirait aussi au contrôle de la Baltique et des colonies établies sur ses rives orientales, notamment la Finlande et l’Ingrie[2].
Au Moyen Age, les interactions russo-finlandaises étaient surtout le fait de marchands : l’isthme de Carélie et les lacs Ladoga et Onega constituaient un carrefour entre deux voies commerciales ancestrales, la « route des Varègues aux Grecs » du nord au sud et, d’est en ouest, celle du commerce de peaux, de cuir, de sel et de draps entre Arkhangelsk et l’Europe du Nord. La Finlande resta sous domination suédoise (luthérienne donc) jusqu’en 1809, mais l’est de son territoire, en particulier la Carélie, gravitait déjà dans l’orbite de Saint-Pétersbourg. Conquise par la Russie à l’issue de la guerre du Nord (1700-1721), cette région fut peuplée de serfs provenant des provinces de Iaroslavl, Toula et Orel. A cette première vague d’immigration s’ajoutèrent les trappeurs et marchands du grand Nord russe qui, après avoir sillonné les campagnes finlandaises pour y vendre leurs marchandises, s’y sédentarisaient parfois. On les appelait laukkuryssät, littéralement les « Russkofs à sacoche », même si, parmi eux, se trouvaient aussi des Caréliens de l’est, assimilés à des Russes par les autochtones car de confession orthodoxe.
La deuxième vague d’immigration date de la période dite de « l’autonomie » (1809-1917). Suite à l’entrée de la Finlande dans l’empire, des milliers de représentants de l’élite russe -marchands, fonctionnaires, militaires, enseignants et membres du clergé- furent autorisés à s’installer à Viipuri (Vyborg) et Helsingfors (Helsinki), élevée au rang de capitale du Grand Duché en 1812.
Avec le développement du chemin de fer, la Finlande devint un lieu de villégiature très prisé de l’aristocratie russe, mais aussi une terre d’asile pour la jeunesse anarchiste et socialiste russe, dont Lénine lui-même avant la Révolution d’Octobre. Celle-ci déclencha la troisième grande vague d’immigration, constituée initialement d’officiers de l’ancienne armée impériale, comme Carl Mannerheim, qui préférèrent servir la nouvelle république indépendante que la Russie bolchévique. La guerre civile amena ensuite son lot de réfugiés : durant le seul été 1918, ils furent plus de 3 000 à se presser à la nouvelle frontière[3]. Entre 1917 et 1922, la Finlande en admit près de 41 000. La moitié poursuivit son exil, mais ceux qui restèrent furent rapidement assimilés car parler finnois était le gage de leur loyauté envers leur pays d’accueil. Le nombre de « Vieux Russes » qui se déclarent descendre de cette minorité historique est donc seulement de l’ordre de 5 000 aujourd’hui.
La grande migration des vingt dernières années
La Finlande, traditionnellement un pays d’émigration, accueille depuis 20 ans un nombre croissant d’étrangers. Dès 1990, près de 5 000 ressortissants soviétiques s’y installèrent, en majorité des Finlandais d’Ingrie que le président Mauno Koivisto invita solennellement à « revenir » au pays, leur offrant une procédure simplifiée pour être naturalisés. Si, parmi ces « rapatriés » –aujourd’hui au nombre de 25 000 environ–, ceux nés en Ingrie avant la guerre parlaient encore le finnois, leurs enfants et petits-enfants en revanche avaient été russifiés. Certains ont pu suivre des cours de finnois avant d’immigrer, par le biais des congrégations luthériennes recréées dès la fin des années 1980 à Leningrad et dans ses environs avec le soutien de la Finlande et de l’Estonie, ou encore par le biais de réseaux associatifs comme le Centre Ingrien (Inkerikeskus). La majorité des familles ingriennes « rémigra » cependant sans ce bagage linguistique et eut du mal à s’intégrer, les nationaux ne les distinguant pas forcément des autres russophones arrivés en masse à une époque qui était aussi celle où la Finlande connaissait une profonde crise économique et une poussée du chômage (1991-1994).
L’analyse du profil sociologique de cette deuxième catégorie d’immigrés russophones révèle deux tendances. Tout d’abord, il s’agit d’une population plus qualifiée que la moyenne finlandaise, ce qui explique pourquoi un grand nombre de Russes et d’Estoniens a trouvé du travail dans le secteur des nouvelles technologies. Ainsi, la ville de Salo, qui héberge le plus grand site industriel Nokia de Finlande, est-elle aussi celle qui affiche le taux de russophones le plus élevé du pays (2,3 % de la population locale). Ce taux est aussi supérieur à la moyenne en Finlande orientale ainsi qu’à Helsinki, où vivent quelque 12 000 russophones.
Ensuite, près des deux tiers des immigrants sont en réalité des immigrantes. Si certaines ont obtenu un permis de séjour grâce à un contrat de travail ou pour poursuivre des études, beaucoup sont entrées en Finlande au titre du regroupement familial. De tous les schémas d’intermariages en Finlande, le cas où une Russe épouse un Finlandais est en effet le plus répandu (entre 3 000 et 4 000 mariages par an en moyenne dans les années 2000), ce qui, en raison des naturalisations (2 200 Russes naturalisés en 2008), aboutit au fil des années à une réduction statistique de la part des citoyens russes parmi les étrangers de Finlande, passée de 25 à 18 % entre 2003 et 2008. Les Russes n’en restent pas moins la première communauté étrangère du pays, suivie de près par quelque 23 000 Estoniens, dont la plupart sont en réalité des Russes ethniques qui disent rencontrer moins de discriminations à l’embauche en Finlande qu’en Estonie.
Nouveau visage du racisme
Ces discriminations sont pourtant légion, en raison de la barrière de la langue mais aussi du racisme que nourrit une partie de la société finlandaise envers les étrangers, et dont les quelque 5 000 Somaliens ayant obtenu l’asile en Finlande sont les premières victimes. Les Russes ethniques pâtissent quant à eux du ressentiment persistant à l’égard de l’envahisseur qui a amputé la Finlande de 10 % de son territoire. Depuis le début des années 1990, les médias ont réactualisé cette image d’invasion au sujet des « shop-touristes » qui assaillent les magasins des régions frontalières et d’Helsinki, avec des pics les week-ends et en période de fêtes en Russie, ou de soldes en Finlande. Touristes d’un jour et tchelnoki -ces pendulaires qui font du petit commerce de biens détaxés à travers la frontière- constituent une manne pour l’économie finlandaise mais n’en restent pas moins considérés avec défiance par les autochtones, qui leur reprochent arrogance et manque de savoir-vivre.
Il faut dire aussi que beaucoup de mythes courent sur le compte des Russes de Finlande, comme celui qui prétend que le taux de criminalité serait plus élevé que la moyenne au sein de leur communauté. En réalité, vols à la tire, infractions au code de la route, contrebande et autres trafics mafieux commis par des Russes en Finlande sont essentiellement le fait de non-résidents. Par ricochet, les russophones résidents, Ingriens compris, en subissent les conséquences: injures racistes, notamment en milieu scolaire, difficultés à trouver un logement et de ce fait ghettoïsation, dont le quartier Itäkeskus, à l’est d’Helsinki est le parangon.
Le racisme anti-russe a pris récemment un nouveau visage. En 2007, les trois quarts des ventes immobilières à des étrangers en Finlande impliquaient un acheteur russe (pour une valeur de plus de 75 millions d’euros), alors que leur part dans ces transactions n’était que de 25 % en 2003 et quasiment inexistante auparavant. La pression de cette nouvelle demande a fait grimper le prix moyen des logements dans les régions frontalières concernées et les villages dont les maisons de vacances sont les plus prisées par cette nouvelle classe de propriétaires fonciers, comme Taiplasaari et Ruokolahti. Les locaux se plaignent de ces nouveaux voisins, bruyants en été, absents en hiver et qui donc ne chauffent pas leurs habitations et ne participent pas au déneigement de leur pan de chaussée. Pour contrer cette nouvelle « colonisation », des élus locaux ont même tenté de faire voter une loi imposant des quotas de vente de terrains aux étrangers, sans succès cependant. Résidents ou non, les voisins russes semblent donc bien prêts de rester à demeure en Finlande…
[1] Tous les chiffres cités ici proviennent de l’Office finlandais des statistiques (www.stat.fi).
[2] L’Ingrie (Ingermanlandija en russe) est une région historique qui s’étend sur le pourtour du golfe de Finlande, couvrant le territoire actuel de l’oblast de Leningrad et le nord-est de l’Estonie. Les Izhoriens et les Votes, des finno-ougriens convertis à l’orthodoxie, en sont la population autochtone mais, à partir du 17e siècle, l’Ingrie s’est majoritairement peuplée de Finlandais. Comme la plupart des peuples des confins de l’URSS, les Ingriens ont été purgés et massivement déportés sous Staline.
[3] Cet épisode a été très bien documenté par le film Raja 1918 de Lauri Törhönen (2007).
* Anaïs MARIN est politologue française, actuellement chercheur au Collège des Hautes Etudes de l’Université d’Helsinki (www.helsinki.fi/collegium). Ses travaux portent sur les interactions transfrontalières aux frontières orientales de l’UE.
Vignette : Place du Sénat à Helsinki et monument à Alexandre II (Anaïs Marin)
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