L’Europe centrale regarde à nouveau son passé juif en face

Ils ont été aux environs de 12 millions de Juifs, en Europe centrale, avant la Seconde Guerre mondiale, à avoir le yiddish en partage. Ils habitaient la Pologne, l'ouest de l'Ukraine, la Lituanie et jusqu'en Roumanie. Ils vivaient dans de petites villes semi-rurales, des shtetlekh, ou de grandes villes, dont ils représentaient parfois la majorité de la population. 


Musée de TchernovtsiIls étaient si nombreux qu'il serait illusoire de penser que l'on peut dresser d'eux un portrait unique: riches ou pauvres, pieux ou athées, cherchant l'assimilation ou la singularité, progressistes ou conservateurs... Il s'est trouvé de multiples façons d'être juif, dans cette Europe centrale de l'avant-guerre.

Un monde juif

Ce qu'il faut noter, pourtant, c'est que cette époque a laissé un souvenir bien ancré. Celui d'un temps où a existé « un système complet » pour les Juifs, dans certaines villes d'Europe centrale, pour utiliser l'expression employée devant moi par un responsable de la communauté juive de Tchernovtsi, dans l'ouest de l'Ukraine. En parlant d’un « système complet », mon interlocuteur voulait évoquer l'université juive, l'hôpital, le théâtre et l'ensemble des institutions juives qui existaient alors dans cette ville, en cette période, et qui faisaient qu'un Juif pouvait être un citoyen de son pays tout en étudiant, en se soignant, en priant dans un cadre communautaire.

Bien sûr, cette époque est loin d'avoir été idéale en tous points pour ces communautés. Elle fut aussi celle de grands pogroms. Mais elle a laissé, chez les survivants, l'impression d'un temps où a pu advenir un certain accomplissement d'une société juive en Europe, intégrée et puissante.

Rétrospectivement, ce monde juif apparaît comme un creuset où bouillonnaient toutes les utopies de l'époque: celle du retour vers un État juif, avec l'essor du mouvement sioniste, ou celle d'une révolution sociale, avec la création du Bund, le parti socialiste juif. Celle, encore, portée par le yiddish, cette langue populaire que quelques intellectuels rêvaient de transformer en langue de tous les Juifs. Tout cela faisait qu'il semble toujours justifié, aujourd'hui, de parler d'un «monde juif» à propos des communautés pourtant diverses qui vivaient en Hongrie ou en Russie. A cette époque, il faut noter aussi que des personnalités juives centre-européennes, entre la fin du XIXe et la moitie du XXe siècle, ont profondément marqué ce qui fut une sorte d'âge d'or de la culture: Zweig, Kafka, Chagall, par exemple, pour ne citer qu'eux.

Des terres brûlées

Cependant, l'extermination méthodique des communautés juives d'Europe, conduite par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale, a mis un terme radical à cette période, condamnant la possibilité de voir exister en Europe un «système complet» pour les communautés juives. Les institutions qui rendaient possible cette vie communautaire ont été détruites. Des territoires entiers qui avaient été décrétés par les nazis « judenrein » (« nettoyés » de toute présence juive) sont restés des terres brûlées pour eux.

Les régimes communistes en place, en Europe centrale, jusqu'en 1989, ont aussi contribué à la disparition de ce qu’il restait des cultures juives sur place. Ils ont pratiqué une politique d'assimilation forcée, voire franchement antisémite, conduisant une partie des Juifs à l'émigration vers Israël, dés qu'ils en ont eu la possibilité.

Le retour de la vie juive

Vingt ans après la fin du communisme, cependant, une vie juive fait un retour timide en Europe centrale. Les communautés se réveillent. Elles reçoivent un soutien des Juifs américains ou de l'État d'Israël pour retrouver une activité communautaire. Des synagogues s'ouvrent. Des écoles s'installent.

Les sociétés de cette «nouvelle Europe» évoluent aussi et demandent aujourd’hui que la vérité soit faite sur leur histoire. Parmi les sujets qui reviennent dans le débat public, le sort des Juifs occupe une grande place. Les Polonais, par exemple, redécouvrent la place importante que les Juifs ont occupée dans leur histoire. Ils se prennent d'intérêt pour la musique juive, la littérature. Tous les ans, fin juin, un festival réunit à Cracovie plusieurs milliers de personnes autour de la culture juive d'Europe centrale. Et ce ne sont pas seulement des touristes étrangers. La Pologne prépare d'ailleurs l'ouverture, à Varsovie, d'un grand musée, qui va retracer 1 000 ans de présence juive en Pologne.

Il existe toujours des manifestations d'antisémitisme dans ces pays, mais la plupart des États de la région évoluent vite. Ils instaurent des jours de commémoration spécifiques de la Shoah, entreprennent de sauvegarder certains bâtiments et se penchent sur le passé.

Beaucoup d'anciennes synagogues sont devenues des cinémas. De nombreux cimetières ont disparu. Il est certain qu'il sera impossible de restaurer l'ensemble de ce patrimoine. Surtout, la langue yiddish, celle des Juifs d'Europe centrale, n'est plus une langue de communication, mais ne reste parlée que par des gens très âgés ou quelques érudits. L'étonnant, toutefois, est de voir tout de même resurgir du passé quelques traces de cette époque, que les nazis puis les communistes se sont pourtant efforcés d'effacer avec un tel acharnement. Cette persistance du fait juif en Europe centrale est un mystère qui continue d'être fascinant, en dépit de la tristesse qu'on peut ressentir parfois, à circuler dans les anciens quartiers juifs, en songeant à ce qui a été et ce qui n'est plus, ce qui ne sera jamais plus.

* Alain GUILLEMOLES est journaliste, auteur de « Sur les traces du Yiddishland », reportage (texte et photos) sur les communautés juives d'Europe centrale, édition Les Petits Matins, 2010.

Photographie : Musée de Tchernovtsi (© Alain Guillemoles).

 

 Retour en haut de page