L’expérience de l’Orient : le tourisme sur l’île danubienne submergée d’Ada Kaleh (1878-1918, 1ère partie)

L’île d’Ada Kaleh était le reliquat le plus occidental de l’Empire ottoman. Occupée par l’Autriche-Hongrie de 1878 à 1918, elle faisait l’objet de disputes internationales en raison de sa position géostratégique, mais elle devint par ailleurs une destination touristique très appréciée sur le Danube.


Avant que ne s’y développe le tourisme, l’île d’Ada Kaleh servait avant tout un seul et unique but depuis le début du 18ème siècle: la protection des frontières et le contrôle du Danube aux Portes de fer. Ayant perdu la guerre face à la Russie en 1877-1878, l’Empire ottoman dut reconnaître l’indépendance de la Roumanie, de la Serbie et du Monténégro et céder des portions de territoire à ces pays. Le traité de paix de San Stefano prévoyait en outre le démantèlement de la forteresse d’Ada Kaleh[1]. La Serbie désormais indépendante, Ada Kaleh se retrouva complètement séparée de l’Empire ottoman et occupée par les troupes austro-hongroises. C’est ainsi que l’île devint une région autonome, que ses habitants échappèrent à l’impôt, qu’ils ne furent plus soumis au service militaire et se virent gratifiés de divers privilèges.

Au cours des quarante années qui suivirent (1878-1918) l’île sut nourrir une culture civile, ses habitants pouvant se consacrer à l’exercice de professions civiles pour assurer leur subsistance. Avec l’ouverture de l’île, ceux-ci utilisèrent leur héritage ottoman pour gagner leur vie, à la faveur d’un tourisme florissant.

Naissance et développement du tourisme à Ada Kaleh 

Les visiteurs sur l’île d’Ada Kaleh étaient avant tout des voyageurs, mais aussi des personnes venant pour les cures thermales de «Herkulesbad» (en hongrois Herkulesfürdő, aujourd’hui en roumain Băile Herculane). Ce lieu attirait alors de nombreux curistes. Il dispensait une eau salée, riche en soufre, et naturellement chauffée à 56 degrés. Après le séjour de l’impératrice Elisabeth, des visiteurs de premier plan commencèrent à s’y rendre. Une excursion pour la petite ville de Orsova et Ada Kaleh permettait de briser la monotonie des cures : « Les nombreux visiteurs étrangers, qui en été séjournent à Herkulesbad, viennent volontiers sur l’île et ne rechignent pas à acheter qui des broderies de Stambul, qui une paire de pantoufles, qui une pipe à tabac, et bien d’autres choses encore », raconte le turcologue hongrois Ignaz Kúnos en 1907, suite à un séjour de recherche sur l’île, au cours duquel il documenta les contes d’Ada Kaleh[2].

L’île se trouvait à un emplacement crucial pour les commerces en tous genres, sur la route du Proche Orient et de l’Europe centrale, à proximité de quatre pays (Hongrie, Roumanie, Serbie et Bulgarie). C’est aussi pourquoi, après sa démilitarisation en 1885, elle se consacra au commerce et à la vente aux touristes de produits d’Orient, tout particulièrement en provenance d’Istanbul. Le turcologue Kúnos précise à cette époque que « les marchands sont lettrés, c'est-à-dire qu’ils peuvent lire et écrire et ils vendent, en plus des épices, du tabac, du café et des articles de luxe […] »[2] (figure 1).


Figure 1 : Un aperçu du bazar de l’île. Carte postale. Géza Hutterer, Orsova, 1899. Collection privée C. Ellensohn.

Le journaliste et écrivain Walter Jerrold décrit en 1911 son arrivée sur l’île en ces termes:

« les bateaux à vapeur passent le long de l’île longiligne d’Ada Kaleh, l’une des choses les plus intéressantes sur cette partie du Danube […]. L’île se situe à près de trois miles en aval d’Orsova. Pour l’atteindre, il faut prendre une longue et lourde barque à partir du bazar d’Orsova, où les Turcs vendent leur tabac, leur café, leurs friandises et d’autres choses encore. Les conducteurs de barques turcs, aidés par le courant rapide, parcourent en un trait la distance. En atteignant l’île, on se rend compte qu’on a quitté la Hongrie et la Serbie et que l’on est véritablement sur un petit morceau de Turquie, un confetti ‘détaché’ comme l’indique les vieilles cartes […]. »[3]

Essor du commerce lié au tourisme 

Dans la « zone de libre échange » d’Ada Kaleh, les visiteurs de Vienne pouvaient acheter leurs produits libres de taxe. Ils devaient toutefois s’acquitter d’un impôt douanier à leur retour en Hongrie. W.Jerrold commente à ce sujet:
« Ceux intéressés par les affaires fiscales trouveront en Ada Kaleh un exemple parfait de communauté de libre-échange. Il n’y a aucun impôt prélevé, pas même sur le tabac, et les Turcs vendent ainsi leur tabac, café, etc. dans le bazar sur le quai d’Orsova. C’est l’acheteur qui doit par la suite payer les taxes sur les produits acquis au bazar avant de quitter les lieux. »[3]

L’apparition des cartes postales et des premières lithographies d’Ada Kaleh à la fin du 19ème siècle répondit dans le même temps aux besoins des touristes. Les hommes d’affaires d’Ada Kaleh qui investirent dans leur production et leur vente en tirèrent profit, à l’instar de Hairy Hassan, Hairy & Ahmed, Risa Abdul et Mehmet Ali. Ces cartes postales nous permettent aujourd’hui de nous faire une idée relativement précise de l’apparence de l’île et des changements auxquels elle fut soumise au fil du temps, notamment en matière de tourisme (figures 2 et 3). W.Jerrold commente à ce propos :
« L’île est un ancien fort. Nous traversons par une grande porte un épais mur en brique rouge, passons sous maintes arches et arrivons finalement au bazar, qui consiste en quatre petites rues étroites avec quelques magasins turcs vendant divers produits, surtout des souvenirs. Si les visiteurs anglais ne sont pas nombreux dans cette partie du Danube, d’autres touristes semblent venir en nombre et il est évident qu’ils jouent un rôle important dans l’économie locale. »[3]


Figure 2 : Bego Mustafa fumant le narguilé en 1849, alors qu’il reçoit le révolutionnaire hongrois Lajos Kossuth, en chemin vers l’exil. Carte postale. Kiadják Müller Testvérek, Orsova, imprimée vers 1905. Collection privée de C. Ellensohn.


Figure 3 : Une famille de touristes dans le bazar de l’île. À gauche, le commerce Hussni Salih & Comp., où l’on pouvait acquérir des spécialités turques à base de tabac. Détail d’une carte postale. Géza Hutterer, Orsova, vers 1905. Collection privée C. Ellensohn.

Traduction de l'allemand : Florent Marciacq

Lien vers le texte original en allemand.

Notes :
[1] Paix de San Stefano : Préliminaire de paix, 21.03.1878, Art. III : Ada-Kale sera evacué et rasé.
[2] Ignaz Kúnos, Materialien zur Kenntnis des Rumelischen Türkisch. Türkische Volksmärchen aus Adakale, Leipzig, New York: Verlag Rudolf Haupt, 1907.
[3] Walter Jerrold, The Danube. London: Methuen & Co. Ltd, 1911.

Vignette : Détail d’une lithographie. Karl Schwidernoch, Vienne, 1898. Collection privée de C. Ellensohn.

* Christian ELLENSOHN est un ancien Attaché pour l’éducation à l’ambassade d’Autriche à Belgrade (2007-2012). Durant son séjour, il a conduit des recherches sur l’île et interviewé un grand nombre d’anciens habitants.

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