La polémique autour de l’affirmation selon laquelle les Russes ont une passion incontrôlable pour l’alcool s’articule traditionnellement autour de deux axes: d’un côté il y a des statistiques sur la consommation d’alcool, et de l’autre les témoignages de contemporains et de voyageurs étrangers qui ne coïncident pas forcément avec ces statistiques. Alors que ces dernières montrent une consommation par personne et par an assez basse, en revanche les textes des voyageurs ont décrit des scènes d’ivrogneries massive.
Le deuxième axe mène vers la spécificité de la conscience nationale et vers les formes culturelles de sa manifestation. Chaque peuple suscite des associations avec certaines qualités et vertus. Une auto-identification requiert des preuves fortes et manifestes de l’originalité d’un peuple par rapport aux autres. En ce sens, un penchant pour l’alcool pourrait également être considéré comme un trait spécifique d’un peuple. Les œuvres littéraires nous offrent des témoignages prouvant que tous les peuples européens subissent la tentation de l’alcool. Pourtant, chacun cherche à se réhabiliter tout en jugeant les autres. J.-L. Flandrin, dans son article «Boissons et manières de boire en Europe du 16e au 18e siècle»[1] affirme que dans l’imaginaire de cette époque, c’étaient les peuples du Nord qui buvaient le plus. Les Allemands, les Polonais, les Russes, voire les Anglais passaient pour des ivrognes. Au contraire les Italiens, les Français dans une certaine mesure, et surtout les Espagnols étaient réputés pour leur sobriété. Tous les voyageurs français qui avaient parcouru l’Espagne au 17e siècle étaient frappés par la sobriété espagnole. Inversement, des voyageurs français en Allemagne étaient surpris du nombre d’ivrognes qu’ils rencontraient. Pour ce qui concerne les Anglais, aucun des voyageurs français ne les a dits particulièrement enclins à s’enivrer, mais ils remarquaient souvent le temps qu’ils passaient à la taverne.
«Tu ne bois pas, tu ne m’honores pas»
A en juger par les descriptions des voyageurs étrangers, parmi les peuples européens, ce sont les Russes qui étaient particulièrement enclins à boire. Aux yeux des étrangers, l’ivrognerie est, depuis la nuit des temps, une caractéristique essentielle de ce peuple. Déjà, au début du 17e siècle, Petr Petrej de Erlezunda, l’ambassadeur du roi suédois écrivait: «(…) celui qui ne boit pas sans retenue, n’a pas sa place parmi les Russes. Cela explique l’existence d’un proverbe au sujet de ceux qui ne mangent, ni ne boivent lors d’un festin: «tu ne manges pas, tu ne bois pas, tu ne m’honores pas», et ils sont très mécontents de ceux qui ne boivent pas autant qu’ils voudraient. Au contraire, si la personne boit selon leurs désirs, ils sont bienveillants avec elle et elle devient leur meilleur ami». Aux yeux d’un Européen civilisé et instruit, l’alcool était l’unique distraction, ou plutôt une façon de s’abandonner pour certains, «car les couches inférieures dans ce pays n’ont pas ce moteur vivifiant et stimulant qu’est l’amour propre, elles n’ont pas envie de s’élever et de s’enrichir afin de multiplier leurs plaisirs, alors rien ne pourrait être plus monotone que leur vie […], plus limité que leurs besoins et plus ancré que leurs habitudes».
En 1839, Astolphe de Custine écrivait: « Le plus grand plaisir de ce peuple, c’est l’ivresse, autrement dit, l’oubli. Pauvres gens! Il leur faut rêver pour être heureux»[2] Autrement dit, depuis la nuit des temps, les observateurs étrangers pensent que boire fait partie de la nature des Russes, et que l’alcool est leur seul plaisir.
«Au fond du verre, tu trouveras le bonheur»
En fait, l’idée que les Russes aiment la vodka outre mesure fut adoptée et s’ancra dans la conscience des Russes eux-mêmes. L’ivrognerie était perçue en Russie à la fois comme un péché et comme une forme spécifique de vertu arguant philosophiquement et esthétiquement des particularités du caractère russe reconnues vers le milieu du 19e siècle: grandeur d’âme, bonté et immense nostalgie d’un idéal. Fiodor Dostoïevski écrivit même: «En Russie, les pires ivrognes sont les meilleur s des gens, et réciproquement»[3].
La consommation d’alcool au sein d’une société peut avoir des explications plus profondes que la simple idée de «l’oubli et du besoin de rêver». En tant que phénomène culturel et social, la consommation d’alcool peut être perçue et jugée différemment en fonction des traditions de chaque société. Il n’est donc pas étonnant de voir, à côté des proverbes russes condamnant l’ivrognerie («Boire n’apporte pas de bonheur», «L’ivrognerie n’amène rien de bon», «Qui boit, perd la tête», etc.), qu’il existe toute une série de proverbes prônant une idéologie opposée. L’alcool y est synonyme de plaisir et de vie. D’après beaucoup de proverbes russes, boire «cul sec» garantirait la prospérité et la longue vie: «Bois cul sec, et au fond du verre tu trouveras le bonheur», «Buvons une coupe pleine pour que notre vie soit longue», etc.
En règle générale, il était obligatoire dans la tradition russe de boire son verre en entier. Lors du repas de baptême, l’hôte servait «un verre plein de vodka pour que la maison soit pleine, autrement dit, prospère». On observe un lien lexical entre la plénitude d’un verre et celle, symbolique, de la maison: d’où l’expression russe «La maison est une coupe pleine». Après avoir bu la vodka, chacun devait faire rouler son verre sur la table – «pour ne pas laisser le mal dans le verre» (les restes de l’alcool étaient considérés comme un «mal», signe d’«hostilité»). Il était interdit de ne pas finir son verre ou son assiette, autrement on laissait le «mal» aux hôtes.
La coutume de «boire à la santé» est également importante dans la culture russe de table (et pas seulement russe). Cette coutume viendrait de la mythologie. Il est probable que le rituel du toast porté «à la santé de…» provienne du toast à la santé d’un dieu. Il faut souligner que l’on boit toujours à la santé de quelqu’un d’autre, jamais à la sienne. En principe, le besoin de partager les boissons alcoolisées s’explique de la même façon que celui de partager la nourriture et d’offrir un repas à ses hôtes. A la base de ces traditions, on retrouve l’idée selon laquelle la nourriture et les boissons proviennent des dieux, ce qui signifie qu’elles appartiennent à tout le monde. Dans ce contexte, le témoignage de Petr Petrej de Erlezunda sur le festin russe correspond entièrement à la tradition russe de consommation d’alcool.
Les documents de la fin du 19e siècle offrent un témoignage significatif du fait que la tradition de boire d’une façon excessive lors des fêtes n’a pas perdu son sens. Si, d’un point de vue chrétien, la fête supposait la visite de l’église et la prière, l’idéal populaire de la fête reposait dans le déchaînement de joie et les excès de nourriture et de boisson.
«Boire dans chaque taverne pendant douze jours»
En règle générale, la tradition russe revêt la consommation d’alcool d’habits d’héroïsme. Dans les chants épiques, la vaillance d’un héros était mesurée par sa capacité à boire plus que les autres en consommant des quantités impressionnantes d’alcool. De même, le héros d’un conte ne demande rien en contrepartie d’une couronne qu’on lui demandait d’aller chercher: «Je n’ai pas besoin d’argent, mais laisse-moi boire dans chaque taverne pendant douze jours». En ce sens, ce n’est pas par hasard que chez les paysans au 19e siècle, la capacité de boire beaucoup était considérée comme une sorte de qualité, surtout pour les jeunes hommes. En pratique, les paysans ne jugeaient pas l’ivrognerie: «Un moujik ivre est désapprouvé uniquement par les membres de sa propre famille, et encore seulement quand il boit en dépensant son propre argent et pendant les heures du travail. Au contraire, la femme porte un regard attendri sur son mari qui s’était soûlé chez les autres pendant son temps libre». Ainsi, tout paysan buvant souvent de la vodka était considéré comme étant «heureux et aisé, parce que boire suppose la présence d’argent dans les poches». Afin de faire montre de ses revenus, les paysans aisés avaient toujours de la vodka chez eux et n’hésitaient pas à inviter leurs voisins. Autrement dit, la possibilité de boire était associée à l’aisance et à la prospérité.
La capacité de boire beaucoup pour prouver sa force et son endurance physique, inviter ses amis à prendre un verre pour montrer son hospitalité, son aisance et sa prospérité, finir son verre pour ne pas «laisser le bonheur», etc. sont, en réalité, des traditions séculaires que les Russes suivent jusqu’à aujourd’hui, souvent sans connaître même leur origine. Mais la tradition la plus stable en Russie reste la consommation d’alcool lors des fêtes. Depuis des siècles, l’alcool est un attribut indispensable de chaque table russe le jour festif.
Les Russes boivent-ils moins ou plus aujourd’hui? La réponse à cette question intéresse surtout les statisticiens, les médecins, les partisans de la sobriété. En revanche, la question pourquoi boivent-ils, trouve sa réponse dans les traditions qui se perpétuent et qui perdurent, certes souvent modifiées, mais toujours vivantes.
On peut longtemps discourir sur les traditions et les raisons de la consommation d’alcool. Au fond, quand on traite d’un sujet tel que la consommation d’alcool, il est nécessaire de prendre en considération le fait que les modes de consommation des boissons alcoolisées sont extrêmement stables et peuvent perdurer même dans les cas où la population, suite à des changements naturels et économiques, passe à une boisson différente, comme cela fut le cas en Russie avec l’introduction de la vodka. Le problème de la consommation des boissons alcoolisées est très complexe et ne peut accepter une seule interprétation. Il n’y a pas que la tradition qui définit l’attitude envers de l’alcool. Faisant incontestablement partie de la culture d’une époque, la consommation d’alcool peut être perçue, en fonction des avis prédominants dans la société, aussi bien comme un phénomène anti-culturel, que comme un phénomène social acceptable.
[1] Flandrin J-L., «Boissons et manières de boire en Europe du 16e au 18e siècle», in Imaginaire du vin, Marseille, 1983, p. 309-311.
[2] Astolphe de Custine, La Russie en 1839, vol. 3, Paris, 1843, p. 351.
[3] Fiodor Dostoïevski, Les frères Karamazov, Paris, Gallimard, 1952, p. 223.
* Polina TRAVERT est maître de langues (Paris IV – Sorbonne)
Photo : Eric Le Bourhis