Il y a déjà bien longtemps que l’euphorie de la révolution orange de novembre-décembre 2004 s’est dissipée. De même que la grâce de ses égéries. Les rivalités politiques au sommet de l’Etat entre le Président Viktor Iouchtchenko et son Premier ministre Ioulia Timochenko n’en finissent pas de paralyser le pays et de les décrédibiliser aux yeux de l’opinion publique et de leurs partenaires internationaux.
Le premier, autrefois incarnation du changement, est en chute libre. Il apparaît aujourd’hui dans les sondages comme le dirigeant le plus impopulaire depuis 1991 et son éviction prochaine du pouvoir semble certaine. En perte de vitesse aussi, sa «meilleure ennemie» se veut néanmoins ce qui reste d’un «esprit de décembre», malchanceux et trahi par le Président. Comme perspective de ces affrontements, l’élection présidentielle du 25 octobre 2009. En admettant qu’elle parvienne à maintenir son aura jusque là, Ioulia Timochenko pourrait devenir Présidente. Mais pour quelle Ukraine?
Le pays aux multiples crises
Crise financière, crise économique, guerre du gaz, crise sociale: l’Ukraine peine à retrouver le dynamisme qui la portait il y a encore un peu plus d’un an. D’autant que ces phénomènes sont chapeautés par une crise politique qui paralyse l’administration de l’Etat à tous les niveaux. Et constater la gravité de la situation ne signifie certainement pas se résoudre à une sorte d’union sacrée. Ainsi le Président avance lui-même que le PIB a diminué de 20 à 25% dans les deux seuls premiers mois de 2009; mais sa bataille ouverte contre le Premier ministre à propos du budget 2009 bloque depuis maintenant trois mois le versement de 12 milliards de dollars de la part du FMI[1]. Cette aide sera versée au compte-goutte, probablement à partir de mai 2009. Et ce malgré les besoins pressants du pays.
Pour ajouter à la paralysie -ou pour y remédier-, une majorité écrasante de députés (401 sur 450) ont décidé le 1er avril dernier d’une élection présidentielle anticipée. La date en est fixée au 25 octobre 2009, soit trois mois avant le terme du mandat de Viktor Iouchtchenko. Pourquoi une telle initiative? Parce que l’on soupçonnait le Président de vouloir dissoudre la Rada, ce qui est illégal dans les six mois précédant la fin de son mandat. Chaque camp s’accuse d’illégalités et de manœuvres politiciennes. Pendant que chaque parti se met en ordre de bataille, les réformes essentielles sont mises de côté.
Ce scrutin sera probablement un tournant important dans la répartition des forces politiques ukrainiennes. En premier lieu, le Président lui-même devrait disparaître de l’échiquier politique: selon les derniers sondages, sa personnalité ne rassemblerait qu’entre 7 et 10% des Ukrainiens. Après quatre ans au pouvoir, son manque de légitimité populaire ne l’empêche toutefois pas de bénéficier de pouvoirs conséquents, ainsi que d’une certaine crédibilité en Occident. On voit donc plus en lui une contrainte dont il faut se débarrasser qu’une force d’entraînement, d’où le fait qu’une écrasante majorité de députés ait voté pour l’élection anticipée. A l’autre extrême du paysage politique, Viktor Ianoukovitch, son adversaire malheureux en 2004, se pose comme candidat favori. Son agenda politique et son attitude quasi-exclusivement pro-russe ne semblent pas faire peur aux électeurs cette fois-ci. Un phénomène encore plus surprenant, sans doute signe des temps de crise(s): l’ancien Président Leonid Koutchma, qui «régna» d’une main de fer de 1994 à 2004 et est soupçonné d’avoir orchestré l’assassinat politique d’un journaliste d’opposition, laisse entendre qu’il pourrait se présenter en octobre prochain. D’ailleurs, il est devenu le dirigeant le plus populaire depuis l’indépendance, avec 39% d’opinions positives[2].
Une femme de pouvoir aux contours ambigus
Dans ce contexte, Ioulia Timochenko se dresse comme dernière représentante de la révolution et talonne de près Viktor Ianoukovitch dans les sondages[3]. Malgré cela, sa popularité est ambiguë. Elle a en effet subi récemment une défaite humiliante dans son fief de Ternopil (dans l’ouest du pays) lors des élections locales. Son parti politique, le Bloc Ioulia Timochenko, n’y a en effet récolté que 8% des voix. Le parti radical nationaliste Svoboda y a, lui, gagné 35% des suffrages. Une autre donnée intéressante: 59,1% des Ukrainiens considéreraient que les activités du Premier ministre tiennent plus à des considérations d’intérêts personnels qu’au bien-être du pays. Il est vrai que l’opportunisme politique et un entourage parfois douteux sont des signes de reconnaissance du Premier ministre[4].
On lui a de manière générale collé de nombreuses étiquettes. Entrée en politique en 1996, elle est partagée jusqu’en 2004 entre fonctions dans des cabinets ministériels et opposition au régime du Président Koutchma. On l’accuse alors de détournements de fonds et de complot contre l’Etat. Après sa participation à la révolution de 2004, elle est propulsée à la tête du gouvernement. Le magazine Forbes la couronne 3e femme la plus puissante de la planète pour l’année 2005. En 2006, en revanche, elle ne figure même pas dans les 100 premières. Et pour cause. Ses désaccords avec le Président lui valent son poste en septembre 2005, qu’elle retrouvera en octobre 2007, après de nombreuses querelles publiques qui entachent l’éclat du camp orange. Dernière étiquette marquante: Ioulia Timochenko a été accusée de «trahison» au cours de la guerre russo-géorgienne de septembre 2008.
Entre rebondissements politiques, accusations de ses opposants et analyses d’observateurs étrangers, il est donc difficile de dresser les contours précis du Premier ministre. Et pourtant, elle travaille inlassablement sur son image. Au cours des dernières années, elle a cherché à incarner une combattante de la justice, une femme avant tout proche du peuple et de ses soucis quotidiens. A travers des symboles plus ou moins forts, tels que sa légendaire natte blonde ou la valorisation de valeurs nationalistes, elle est aussi parvenue à incarner une certaine conscience nationale et est devenue une icône de l’Ukraine à l’étranger.
Le gigantesque monument de la Mère Patrie domine la capitale Kiev du haut de la colline dédiée au Musée de la Grande Guerre Patriotique. Un regard étranger peut y lire une contradiction propre a l'Ukraine. Les symboles soviétiques qui recouvrent le bouclier rappellent l'histoire et les liens très étroits avec la Russie. Mais si la statue se dresse pour défendre la nation contre l'envahisseur nazi, elle est orientée non pas vers l'ouest mais bien vers l'est et la Russie.
(Photo: Sébastien Gobert).
La Présidente de la synthèse?
En passe de se hisser à la tête de l’Etat, Ioulia Timochenko se trouve aujourd’hui dans une situation particulière de redéfinition de ses choix stratégiques. Alors que l’Occident avait interprété la révolution de 2004 comme un tournant antirusse et orienté sans réserve vers l’ouest, la politique mise en place par les nouveaux dirigeants s’est en fait révélée être un subtil mélange de nationalisme moderne et d’occidentalisation modérée. C’est cette combinaison qui a garanti leur succès dans l’ouest du pays. Le Président est resté fidèle à cette ligne de conduite, en se plaçant dans une logique de confrontation directe avec la Russie et d’intégration formelle et rapide à l’OTAN et à l’UE.
Or Ioulia Timochenko s’est fortement démarquée de cette posture. Alors qu’en 2007, elle créait un scandale international en publiant un article intitulé «Contenir la Russie»[5], elle se refusa, un an et demi plus tard, à employer le terme «agression» pour qualifier les offensives russes en Géorgie. La chef du gouvernement semble déterminée à établir des liens plus étroits avec la Russie et à faciliter le compromis, comme on l’a vu au cours de la guerre du gaz de l’hiver dernier. Ce revirement n’est pas si surprenant: après tout, I.Timochenko est née dans l’est russophone de l’Ukraine, à Dnipropetrovsk, et ne parlait pas couramment l’ukrainien jusqu'à récemment. Certains interprètent de même son attitude vis-à-vis de la compagnie Gazprom comme une défense de ses propres intérêts financiers dans le secteur énergétique[6]. Enfin, cette nouvelle approche s’inscrit dans un contexte international de retour en force de la Russie et d’absence cruellement remarquée des Occidentaux. Géorgie, crise du gaz, présence militaire américaine au Tadjikistan, Moldavie ou encore Haut-Karabagh, le Kremlin s’impose comme puissance régionale de nouveau incontournable, qu’il vaut mieux avoir comme partenaire que comme adversaire. D’un autre côté, les Européens apparaissent frileux et divisés, tant sur le plan de l’adhésion à l’OTAN que sur le régime de visas pour les citoyens ukrainiens.
Ioulia Timochenko pourrait donc être la Présidente de la synthèse, dont l’Ukraine a tant besoin. Contre Viktor Ianoukovitch, qui ne privilégierait les relations qu’avec la seule Russie, la candidate saurait peut-être équilibrer les deux parties du pays et faire de sa fracture historique entre Est et Ouest un atout de poids dans son positionnement régional. Reste que les compromis du Premier ministre apparaissent comme autant de compromissions à sa base électorale, ce qui explique en grande partie sa défaite cuisante à Ternopil. La question ici est de savoir si la synthèse est tout simplement possible.
«Jeanne d’Arc» de la Révolution ou «Reine» d’Ukraine?
Quelle Présidente serait Ioulia Timochenko? Son passé controversé mêle oligarchie, corruption, opposition démocratique ou encore tentations populistes. Cette «Eva Peron» d’Ukraine, que l’on dit «proche du peuple mais dans un manteau de fourrure», multiplie les contradictions et les effets d’annonce. Au plus fort de la crise des finances publiques ukrainiennes, elle a ainsi décidé en mars dernier de réduire les salaires de l’ensemble des ministres de 50%[7]; mais chacun sait que l’essentiel de leurs revenus ne dépend pas de ce salaire officiel et que seule une politique anticorruption stricte permettrait de limiter les abus. En considérant son passé, on estime en Ukraine que le Premier ministre serait la plus à même de lutter contre la corruption, à supposer qu’elle le veuille. Son programme économique tient en quelques mesures phares quant à la lutte contre la crise, mais est dénoncé comme vide de substance sur le long terme.
Une des tâches qui incombera au prochain Président sera de faire passer une réforme constitutionnelle nécessaire à l’équilibre des pouvoirs. Cette réforme est réclamée par beaucoup depuis quelques années déjà, et comprendrait une limitation stricte des prérogatives présidentielles. Reste à savoir si la candidate, une fois à la tête de l’Etat, accepterait de son propre chef de limiter ses pouvoirs…
Ioulia Timochenko apparaît donc comme la dernière égérie de la révolution orange et le seul moyen de ne pas revenir à l’«ancien régime» et à un alignement strict sur Moscou. Ainsi formulé, le bilan de la révolution apparaît tristement sombre. Néanmoins, le chemin qu’a parcouru l’Ukraine depuis 2004 l’a sortie de la léthargie de l’époque Koutchma et a ouvert le débat public. Si le déroulement de la prochaine élection présidentielle se révèle juste et transparent, «l’esprit de décembre» aura au moins remporté cette victoire!
[1] Les députés de la Verkhovna Rada, menés par la chef du gouvernement, ont voté le 26 décembre 2008 un budget 2009 prévoyant 3% de déficit budgétaire, ce qui entre en contradiction avec les conditions posées par le FMI pour l’octroi du prêt. Son montant total est de 16,5 milliards de dollars(4,5 milliards ont déjà été versés).
[2] Sondage GfK Ukraine, réalisé en mars 2009 auprès de 1.200 personnes.
[3] Leurs cotes de popularité respectives oscillent entre 20% et 25%.
[4] Son ancien associé en affaires et Premier ministre ukrainien (de mai 1996 à juillet 1997), Pavlo Lazarenko, a été condamné en 2000 aux Etats-Unis pour blanchiment d’argent, corruption et fraude portant sur plusieurs milliards de dollars.
[5] «Containing Russia» est paru dans l’édition de mai-juin 2007 de la revue Foreign Affairs. Il a été démontré par la suite que des parties significatives de l’article avaient été simplement reformulées à partir d’un article de Henri Kissinger.
[6] Ioulia Timochenko fut présidente des Systèmes énergétiques unis d’Ukraine de 1995 à 1997. Elle restructura énergiquement l’entreprise, qui devint dès 1996 le premier importateur de gaz naturel russe. Ioulia Timochenko et plusieurs de ses proches furent poursuivis en justice pour fraude et blanchiment d’argent.
[7] Après réduction, le salaire des ministres se montera à 11.000 hryvnias par mois (soit 1.325 dollars).
* Sébastien GOBERT est étudiant en Master II à l’IEP de Strasbourg, mention Politiques européennes, parcours franco-polonais.
Photo vignette : www.kmu.gov.ua