Politique en Géorgie : cherchez les femmes!

Un premier coup d’œil rapide sur la situation de la femme en Géorgie permet de mesurer l’écart qui existe entre les différentes sphères d’activités : omniprésentes dans le monde professionnel, les femmes occupent massivement le bas de la pyramide, mais elles se retrouvent aussi de manière non anecdotique dans les sphères décisionnelles.


Eka TkhechelachviliToutefois, s’il n’est pas rare de rencontrer des femmes directrices d’entreprise ou managers, on peut s’étonner de leur présence moindre, voire exceptionnelle, dans le domaine politique. Ce dernier semble toujours faire partie de ces « zones réservées » où l’homme domine de manière écrasante. Pour autant, il ne se trouve pratiquement personne pour y voir le résultat d’une discrimination « genrée ».

Rapide historique

Les femmes géorgiennes ont acquis très tôt –à l’échelle européenne– le droit de vote. Dès la Première République, puis avec l’imposition du pouvoir bolchévique dès le début des années 1920, les femmes jouissent de droits électoraux et politiques relativement égaux à ceux des hommes. Les Géorgiennes, essentiellement les citadines, se sont progressivement élevées dans les domaines économiques et politiques et ont acquis des droits indiscutables. Toutefois, leur présence dans les sphères décisionnelles est restée minime. Il est ainsi difficile de nommer des femmes exemplaires, pionnières de l’histoire contemporaine dans la lutte pour la reconnaissance de leurs droits. Même dans les années 1970-1980, où un embryon de société civile contestataire se fait jour, pour notamment protéger le statut de la langue géorgienne dans la Constitution, seule une poignée de femmes militantes se détachent, sans pour autant pouvoir être étiquetées de « féministes ». Tamar Tchkhéidze est ainsi l’une des toutes premières militantes, mais certainement pas une pionnière féministe luttant pour les droits des femmes.

Depuis l’indépendance acquise en 1990, la présence des femmes dans les « fronts nationaux » est visible, leur politisation évidente, mais cantonnée à la base et jamais liée aux questions de genre. Elles accompagnent ces mouvements, voire leur donnent une tonalité « folklorique », telles ces « groupies », les « Folles de Zviad » qui suivent les déplacements du premier président, Zviad Gamsakhourdia, dans leur tente, puis célèbrent sa mort en se mettant en scène publiquement, telles des pleureuses grecques s’arrachant les cheveux et se griffant le visage. La Géorgie en situation de transition démocratique se donne à voir comme une société égalitaire, sans pour autant s’intéresser outre mesure à la question de la femme. Les femmes, comme les minorités ethniques, demeurent de ce fait un indice marquant du manque de démocratie et d’ouverture en Géorgie, et cela jusqu’à aujourd’hui[1].

La Géorgie s’est penchée, du moins symboliquement, sur la question des femmes dès 1994, en devenant membre de la « Convention pour l’élimination de toutes les formes de discriminations contre les femmes » (CEDAW[2]). Mais, sous le Président Edouard Chevardnadze, aucune application concrète n’est réalisée : il s’agissait surtout d’une stratégie de « politiquement correct », sans volonté ni budget assigné pour faire évoluer les mentalités et les droits. Pour Tamar Sabedashvili, spécialiste des droits des femmes en Géorgie pour l’United Nations Development Group, cet état de fait s’inscrit dans une logique de déclarations de bonnes intentions rarement suivies d’actes concrets[3].

En politique, les femmes géorgiennes sont très engagées mais peu représentées : souvent majoritaires à la base (travail administratif, porte-à-porte…), elles restent exceptionnelles au sommet. Leur présence se remarque toutefois dans la politique dite non conventionnelle : un « plafond de verre » les empêcherait d’accéder à la face « sérieuse » de la politique, cette face qui agit sur la société et qui donne le pouvoir, « ghetto » traditionnellement protégé par des hommes, manifestement conservateurs sur ces questions car peu enclins à partager et à se soumettre à une autorité féminine. Il s’agit, somme toute, d’un schéma classique, loin d’être propre à la Géorgie. En effet, suivant les conclusions de rapports d’ONG sur cette inégalité persistante, on retrouve en Géorgie ces obstacles invisibles à la promotion des femmes en politique que sont les modes de vote et l’absence de volonté. Comme dans d’autres pays, même démocratiques, où les femmes ont un accès limité ou exceptionnel au sommet des partis et des instances politiques, leur représentation ne peut advenir que si les mandats sont non pas uninominaux mais de liste, ou si une véritable politique incitative, voire une «discrimination positive» est imposée.

Femmes en politique depuis la révolution des roses

Le fait qu’en 2001 une première femme accède au poste de présidente du Parlement, Nino Bourdjanadze, ainsi que la chef de la majorité, Maya Nadiradze, a joué en faveur de certaines prises de décisions législatives en faveur des femmes, mais ces deux figures politiques demeurent des exceptions pour la représentativité féminine dans les hautes sphères de la vie politique. La « révolution des roses » de 2003, qui a vu Mikhéil Saakachvili prendre le pouvoir après avoir renversé son prédécesseur, a donné des espoirs à la cause des femmes, très actives dans ce processus politique. Le premier gouvernement semble le confirmer, qui présente cinq femmes ministres. En 2005, le Parlement compte même jusqu’à 17 % de femmes, un record historique.
Mais, depuis, le taux de femmes incluses dans la vie politique locale ou nationale n’a fait que décroître, progressivement et inéluctablement. A partir de 2006, la Géorgie n’a pratiquement plus de femme maire ou gamgebeli (chef d’administration locale). Au niveau local, plus les structures sont réduites (villages, bourgs), plus les femmes sont représentées (de 10 à 15 %); elles sont nettement moins présentes dans les instances décisionnelles des villes. En 2008, il n’y a que 6 % de femmes au Parlement. Il est à noter que les femmes sont comparativement moins bien représentées dans les zones où vit une population principalement constituée de minorités ethniques (Abkhazie et Ossétie du Sud mises à part)[4].

Depuis le 21 décembre 2009, le gouvernement géorgien compte de nouveau une femme, une seule, en la personne de Khatouna Kalmakhelidze, jeune ministre des Peines et de l'aide juridique, âgée de 30 ans, première femme au gouvernement depuis de nombreuses années. Le cas est suffisamment rare pour constituer une exception. Mais le discours traditionnel selon lequel les femmes « ne sont pas faites pour » ou « n’aiment pas » la politique ne tient pas : la sociologue Nana Sumbadze, de l’Institute for Policy Studies, souligne que les femmes comptent pour 51,8 % des employées de dix ministères et des représentations diplomatiques géorgiennes dans le monde en 2007, alors que leur nombre dans la sphère proprement décisionnelle chute à 27,8 %[5].

La situation des femmes en politique semble alors se trouver dans une sorte d’impasse. Officiellement, tout va pour le mieux. A en croire hommes et femmes politiques de tous bords, l’égalité est acquise de jure, et si elle n’a pas une visibilité de facto, c’est que les femmes font le choix de ne pas se lancer en politique. Selon différents sondages, hommes et femmes affirment qu’en Géorgie aucune barrière ne vient entraver les femmes désireuses d’entrer en politique ou de devenir leader politique. Tout serait alors affaire de volonté de la part de ces dames, qui craindraient un monde politique particulièrement « sale » (tel est le terme couramment utilisé)…
Paradoxalement, alors que la société est traditionnellement portée à croire les hommes plus compétents dans les domaines stratégiques et requérant de l’autorité, la part des femmes dans la vie sociale et professionnelle est relativement égalitaire. Les hautes sphères de la politique restent ainsi un monde d’hommes. Rare fait d’égalité, voire d’inégalité en faveur des femmes: le législatif, où près de la moitié des juges sont des femmes. Selon Nana Sumbadze, « Ce n’est pas un hasard si les femmes sont plus nombreuses dans les domaines où un diplôme est nécessaire, contrairement à la politique ». Ainsi, la politique n’exigeant pas de diplôme, les hommes ne disposent d’aucun filtre sélectif les mettant en compétition égale avec les femmes. Leur quasi mainmise sur les hautes fonctions politiques expliquerait les difficultés des femmes à pénétrer ce monde « réservé ».

Stratégies incitatives et imposées

Les stratégies devant favoriser la féminisation, ou plus exactement une meilleure représentativité des femmes dans les partis politiques, sont de deux natures : incitative ou contraignante. Les stratégies incitatives sont rares, seuls trois partis, tous minoritaires, en font l’expérience. Le Parti travailliste, Les Nouveaux conservateurs et « l’Industrie sauvera la Géorgie » collaborent étroitement avec des associations féministes ou des clubs de femmes qui leur sont politiquement associés. Si le but est d’attirer la gent féminine, les sphères assignées à ces associations sont révélatrices d’une mentalité traditionnelle. Ces clubs sont principalement dédiés au caritatif, domaine traditionnellement « assigné » aux femmes. Ce faisant, si le nombre de femmes dans ces partis augmente, ces dernières demeurent cantonnées aux postes de base, sans réelle perspective d’avancement. L’autre source d’incitation provient des ONG étrangères, rompues à l’exercice de la formation des femmes –et des hommes– aux questions de genre, aux droits des femmes... Dans les deux cas, les retombées sont minimes et les marges d’actions relativement limitées.

Quant à l’autre stratégie, contraignante car devant être légiférée, elle est souvent réduite à la question des quotas. Cette approche, rarement abordée en Géorgie, est toujours restée lettre morte, car rejetée sans réel débat. En effet, le consensus semble parfait. La grande majorité des politicien-ne-s, des expert-e-s comme des Géorgien-ne-s se positionnent contre : les raisons sont la défense d’un égalitarisme universel refusant toute discrimination humiliante et stigmatisante. Surtout, cette opposition est un rejet en réaction à la politique des quotas imposée sous l’URSS, politique désormais considérée comme négative, anti-démocratique, totalitaire et rétrograde.
Pour Eka Tkhechelachvili, ex-ministre des Affaires étrangères et actuellement chef du Conseil national de Sécurité, sa carrière ne s’est jamais basée sur une lutte contre les préjugés des hommes : « Je n’ai jamais eu à songer à ma condition de femme ». Comme bien d’autres consœurs et confrères, elle est radicalement opposée à toute politique de quotas : « La compétition doit être libre », affirme-t-elle. « Prétendre souffrir parce qu’on est dans un monde d’hommes est un mensonge, un prétexte pour se justifier ». Selon elle, les femmes ne sont pas, dans leur grande majorité, intéressées par la politique, c’est donc à la politique de les attirer en s’ouvrant davantage au pluralisme. Ces réponses, outre qu’elles dénotent une relative méconnaissance de la situation des femmes en politique en Géorgie, sont typiques, selon Nana Sumbadze, d’une certaine élite intellectuelle et économique « qui n’a pas eu à lutter pour s’imposer, aveugle quant aux privilèges dont elle jouit naturellement et qui restent réservés à une minorité avantagée dans son environnement familial, dans son parcours scolaire et universitaire, et dans son entourage professionnel ».

Mais face à l’insistance des ONG féministes géorgiennes et internationales et aux obligations qui incombent à la Géorgie depuis son adhésion à diverses conventions (CEDAW), conférences mondiales (Pékin, 1995) et organisations internationales (ONU), celle-ci multiplie les déclarations de bonnes intentions dans le domaine de la lutte contre la discrimination des femmes. Tout récemment, le 27 novembre 2009, le Parlement géorgien a légiféré sur la création d’un Conseil sur l’égalité des sexes, qui devrait voir prochainement le jour[6]. Gageons que ce Conseil, s’il venait effectivement à voir le jour et à bénéficier d’un réel budget et d’une réelle volonté politique, saura distinguer les deux faces de la question du genre : le problème de la représentativité des femmes et la question des droits des femmes dans la société.

Fait remarquable, les mouvements d’opposition qui luttent activement contre le Président actuel, Mikhéil Saakachvili, comptent plusieurs femmes leaders, dont l’une au moins, Nino Bourdjanadze, est considérée comme une opposante plutôt «sérieuse» du fait de son long parcours et de son expérience. Si les noms d’Eka Bessélia, de Salomé Zourabichvili, de Gougouli Maghradze sont bien connus du public, car associés aux partis d’opposition les plus médiatiques, ces femmes, militantes politiques de peu de poids malgré tout, ne sont toujours pas des pionnières du féminisme combatif en Géorgie. La question des femmes, en politique ou dans la société, est toujours d’actualité en Géorgie, pays aux fortes traditions patriarcales. Le féminisme géorgien et son imprégnation dans les hautes sphères de la société doit encore faire ses preuves pour imposer une exemplarité édifiante auprès d’une population indifférente ou hostile à tout changement dans ce domaine.

[1] G. Jorjoliani In Tamar Sabedashvili, «Gender and Democratization: the Case of Georgia 1991-2006». Heinrich Böll Stiftung, Tbilissi, février 2007. Disponible sur www.stopvaw.org/uploads/Gender_and_Democratization.pdf.
[2] Assemblée générale des Nations unies, 1979.
[3] T. Sabedashvili, Ibid, p. 20.
[4] Lela Khomeriki, «Gender Equality in Post-Soviet Georgia». IDEA, 2003, p.30.
[5] Nana Sumbadze, «Gender and Society: Georgia». Institute for Policy Studies (IPS), UNDP, Tbilissi, 2008, p. 39.
[6] Georgia Times, 27 novembre 2009.

Photo : Eka Tkhechelachvili (source : Service de presse du Conseil national de la Sécurité de Géorgie (ministère des Affaires étrangères).