Située au cœur de l’Asie centrale, la vallée du Ferghana bénéficie d’un climat propice à l’agriculture. Mais le changement climatique et la raréfaction de l’eau qui en découle suscitent des inquiétudes quant à une compétition pour les ressources naturelles, souvent réduite à des « guerres de l’eau ». Ces tensions cachent en réalité des conflits plus complexes liés à la gestion inégale des ressources et à la militarisation des frontières, nécessitant une approche nuancée pour en saisir toute la portée.
La vallée du Ferghana, surnommée le « Jardin d’Asie centrale », bénéficie de conditions climatiques favorables permettant aux communautés locales de mener une activité agricole fructueuse. Néanmoins, la vallée suscite des inquiétudes en raison de son caractère instable, voire conflictuel. Si la vallée est riche en ressources naturelles, notamment en eau, le changement climatique et la pression démographique entraînent leur raréfaction. Ce constat mène à une conclusion néo-malthusienne : une compétition accrue pour les ressources naturelles risque de se faire jour et d’exacerber les tensions. Autrefois crainte pour ses conflits interethniques et la menace islamiste, la vallée du Ferghana semble aujourd’hui constituer le terrain idéal pour de futures « guerres de l’eau ».
Caractéristiques de la vallée du Ferghana
Partagée entre l’Ouzbékistan, le Kirghizistan et le Tadjikistan, la vallée du Ferghana s’étend sur près de 300km et est considérée dans la littérature occidentale comme l’une des zones les moins stables politiquement de la région. La vallée, comme la région centrasiatique dans son ensemble, a hérité de frontières particulièrement complexes, parfois désignées comme « aberrantes »(1). Construites entre 1950 et 1980, les infrastructures hydrauliques, sont devenues sujets de discorde depuis la fin de l’URSS, car pensées à l’époque pour un système national et unique. L’internationalisation des frontières des anciennes républiques a eu des conséquences sur le mode de vie des populations locales.
Carte 1. Adaptée par l’auteure (logiciel Adobe Illustrator) sur la base de : Environment and Security. Transforming Risks into Cooperation, Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), 2005, p. 56.
De plus, le changement climatique et ses effets pèsent sur la vallée. Selon un rapport de l’OSCE de 2017, la vallée du Ferghana sera l’une des régions du monde les plus touchées par la hausse des températures. Cette perspective paraît d’autant plus alarmante que le bassin du Syr-Daria est la zone la plus peuplée de la région. L’augmentation des températures a un impact en particulier sur l’évaporation des ressources en eau, mais aussi sur la fonte des glaciers qui irriguent la vallée. Dans une région où l’agriculture irriguée est la principale source de revenus et de vie économique, ces changements environnementaux ont des effets particulièrement néfastes. Ils modifient la saisonnalité de la disponibilité en eau et le régime hydraulique, s’éloignant des besoins réels en eau des populations locales, alignés sur le calendrier agricole.
Malgré des épisodes conflictuels durant la période soviétique, le point culminant de la violence liée aux ressources naturelles a été atteint en septembre 2022 entre le Kirghizistan et le Tadjikistan. Certains auteurs attribuent cette intensification à l’absence d’un « hégémon régional » pouvant faire respecter les accords de partage des ressources naturelles transfrontalières, comme le faisait Moscou en URSS(2).
« Guerre de l'eau » ou « conflits d'usage » ?
Les « guerres de l’eau » et les « guerres climatiques » relèvent des « guerre vertes », conflits armés initiés par la compétition pour les ressources naturelles dans un contexte de diminution de leur disponibilité due aux changements globaux. Il convient toutefois d’aborder ce concept avec une grande prudence : le lien entre dégradation environnementale et déclenchement de conflits est, en effet, multifactoriel.
Indéniablement, une intensification de la pression sur les ressources naturelles joue un rôle de facteur aggravant dans les tensions. S’il est peu probable que l’eau soit un facteur capable à lui seul de déclencher une guerre, « les conflits sur l’eau dans des régions déjà affectées par des relations difficiles, en venant se superposer à des antagonismes qui rendent peu probables des négociations, viennent contribuer au risque de conflit »(3). Dans la vallée du Ferghana, il a été prouvé que les tensions sont principalement liées à l’utilisation inégale et à la gestion non viable des ressources naturelles et qu’elles sont aggravées par la militarisation des frontières(4). Généralement, les litiges entre communautés surviennent lorsque les quantités en eau fournies ne correspondent pas aux attentes réelles des utilisateurs. Ces tensions émergent de manière saisonnière, lorsque la saison de végétation débute et prend fin mais que les ressources en eau sont insuffisantes pour irriguer l’ensemble des terres agricoles. En l’occurrence, dans une vallée riche en ressources naturelles, la quantité d’eau disponible par habitant – au Kirghizistan et au Tadjikistan en particulier – est élevée comparativement à de nombreux pays européens(5). La problématique de l’avènement possible de conflits pour l’eau prend donc racine non pas dans l’aridité potentielle de la vallée, mais dans « la dynamique d’une demande en explosion face à une ressource limitée »(3).
Plus que la cause directe et unique de conflits, l’eau peut dès lors être envisagée comme « un facteur de tension supplémentaire, dans le cadre de relations déjà dégradées, qui catalyse la tentation du recours aux armes »(3). Dans un contexte où les trois pays de la vallée du Ferghana privilégient l’autonomie nationale, s’éloignant d’un système transfrontalier et commun, les gestes unilatéraux deviennent récurrents. Ils constituent un facteur aggravant dans ce cas de figure, où l’eau s’intègre dans un schéma de relations conflictuelles et viennent renforcer des tensions politiques au point de « rendre la dimension purement hydrologique accessoire, ou au moins secondaire par rapport aux enjeux politiques »(3).
Le cas du réservoir de Toktogul est particulièrement parlant. Le passage d’une gestion conjointe du complexe eau-énergie à une gestion nationale, voire nationaliste, des ressources naturelles a aggravé les relations déjà complexes entre le Kirghizistan et l’Ouzbékistan. Le facteur hydraulique est donc bien dangereux quand il s’ajoute à des conflits aigus et multidimensionnels, « fournissant aux États des instruments de pouvoir qu’ils peuvent employer dans le cadre de ces conflits ou en attisant la méfiance et l’hostilité entre États aux relations déjà dégradées »(3). Dans le cas ferghanien, c’est bien l’interdépendance complexe entre l’utilisation et la concurrence autour des ressources en eau et des infrastructures hydrauliques et les différends relatifs à la démarcation des frontières qui sont à l’origine de cette constellation complexe de tensions interétatiques.
Ces dernières années, les médias ont porté une grande attention aux éventuelles « guerres de l’eau », mais ont beaucoup moins rapporté la multiplication des conflits de proximité pour l’accès à l’eau. Un conflit d’usage se définit comme une situation d’opposition portant sur l’utilisation de sous-ensembles spatiaux. Le terme est utilisé pour saisir des situations qui sont aussi qualifiées de conflits de localisation, d’aménagement, d’environnement ou de proximité. Cette notion met en lumière la notion du « spectre de la conflictualité » qui permet d’aborder la question de la conflictualité dans la vallée à travers sa pluralité. La conflictualité ne se traduit pas uniquement par des conflits interétatiques armés mais prennent des formes diverses. Ainsi, bien que les actions militaires soient un recours assez rare entre États, les relations entre les pays partageant des bassins hydrographiques sont régulièrement affectées par divers types et degrés de différends(2).
Doit-on vraiment parler de conflictualité ?
Certaines études suggèrent d’aborder le changement climatique non pas uniquement comme menace mais aussi comme fenêtre d’opportunité. Bien qu’il ne soit pas question de minimiser les risques de conflits liés à l’eau, des cas de coopération réussie comme celle instituée en janvier 2000 dans les bassins fluviaux Chu et Talas, partagés par le Kazakhstan et le Kirghizistan, existent. Une commission permanente a été créée pour coordonner les demandes en eau pour l’irrigation dans les deux pays et, depuis 2003, des projets bilatéraux ont été financés par divers donateurs sur la base de l’amélioration des relations entre les deux parties. Ainsi, les tensions sur les questions relatives à l’eau ont depuis été sporadiques.
Carte 2. Bassin transfrontalier Chu-Talas entre le Kirghizistan et le Kazakhstan. Carte adaptée par l’auteure (logiciel Adobe Illustrator) sur la base de UNEP/DEWA/GRID-Geneva, 2011.
Ainsi, l’affirmation néo-malthusienne selon laquelle le changement climatique peut être une source importante de tensions internationales, voire de conflits interétatiques militarisés, ne semble pas s’appliquer au cas ferghanien. Les projections réalisées dans le bassin du Syr-Daria indiquent que les modifications d’écoulement fluvial induites par le changement climatique sont susceptibles de s’installer à moyen ou long terme seulement(5), allouant un délai aux pays riverains pour instaurer des cadres légaux efficaces pour la répartition de l’eau. Ainsi, un conflit interétatique militarisé ayant pour cause la raréfaction des ressources en eau en Asie centrale induite par le changement climatique, ou « guerre de l’eau », est peu probable dans les prochaines années.
Enfin, l’expression « guerre de l’eau » pour qualifier les dynamiques sociales de la vallée du Ferghana peut avoir un effet néfaste. Depuis les années 1990, la région est perçue par les auteurs occidentaux comme « au cœur d’une multitude de crises », où « les signes d’un conflit possible sont évidents »(6). Cette description renvoie à la notion de « konfliktoguennost » – ou conflictogénécité – que dénonce Reeves, faisant référence à la perception erronée de la vallée du Ferghana comme propice au conflit par un « excès apparent d'hétérogénéité » ethnique. Ainsi, aujourd’hui, le carcan néo-malthusien alarmiste continue de renforcer la perception erronée de la « konfliktoguennost » de la vallée du Ferghana.
Notes :
(1) Olivier Roy, , La Nouvelle Asie centrale ou la fabrication des nations. Ed. du Seuil, 1997, p. 326.
(2) Alessandro de Stasio, Water and Conflict in the Ferghana Valley: Historical Foundations of the Interstate Water Disputes Between Kyrgyzstan and Uzbekistan. [Mémoire de master, Université LUISS Guido Carli, Rome]. (, 2018, p. 160.
(3) Frédéric Lasserre, « Conflits hydrauliques et guerres de l'eau : un essai de modélisation », Revue internationale et stratégique, n° 66, 2007, pp. 105-118.
(4) Asel Murzakulova & Irène Mestre, « Natural Resource Management Dynamics in Border Communities of Kyrgyzstan and Tajikistan », Research Paper n° 1, University of Central Asia, 2016, p. 35.
(5) Thomas Bernauer & Tobias Siegfried, « Climate change and international water conflict in Central Asia », Journal of Peace Research, 2012, pp. 227-239.
(6) Madeleine Reeves, « Locating danger: konfliktologiia and the search for fixity in the Ferghana Valley borderlands », Central Asian Survey, 24 (1), 2005, pp. 67-81.
Vignette : Rivière transfrontalière Ak-Suu entre le Kirghizistan et le Tadjikistan (© A. Protassov, 2023).
* Anastasia Protassov est doctorante en géographie à l’Université de Lille, au sein du laboratoire TVES (ULR 4477).